Texte étrange d’un jeune poète, Hans Limon, Poéticide est un recueil paradoxal, construit à à la fois comme une déclaration de guerre à la poésie et comme un hommage irrévérencieux. Parodies et calembours deviennent alors autant d’armes pour interroger le langage et sa faillite.
Au début de la fouille, les sécateurs coupent les racines et entament la terre qu’on va observer à travers le tamis, filtre qui n’est censé retenir que l’essence : processus de distillation à la recherche d’une matérialité perdue de la poésie. Mais comment donner un sens quand on se rend compte que la terre se métamorphose en particules de plus en plus fines et que finalement tout passe à travers la grille de maillage ? Que le peu de particules solides qui restent à la fin n’ont d’autres essence que celle dérivée de leur phénoménalité, que l’herméneute, l’archéologue, le critique ou le poète croient lire et comprendre? Ce sont les questions auxquelles le Poéticide de Hans Limon tente de répondre.
Le texte allude à plusieurs estampes temporelles. Le premier moment est le moment fondateur du mythe de la poésie, autrement dit l’acte poétique existentiel. Le deuxième moment survient avec l’interprétation (infinie) du critique littéraire. La critique se nourrit du temps qui érode le nom et le corps du poète. Le troisième moment est celui du poéticide, ouverture vers une liberté retrouvée du langage: d’un côté, assassinat de la poésie ; d’un autre côté, assassinat de la critique. Ce n’est que dans cet intervalle ou ouverture dans le langage que la poésie peut renaître. Le dernier moment est donc aussi celui de la naissance du poème.
Le critique et la métaphore
La poésie n’a d’autre réalité que la singularité interne, affective, des noms qui convoquent un monde sans prétendre dire une vérité autre que celle de l’absence, qui empêchent tout habiter ultime du monde, et qui pourtant l’appellent. Le critique littéraire qui lit Pessoa s’assied à son bureau et commence à écrire: « Ricardo Reis l’épicurien… » ; « Alberto Caeiro le païen… » ; « Alvaro de Campos le moderniste… » ; « Bernardo Soares le bureaucrate… » (p.23). Plus on le nomme, plus Pessoa devient transparent, il n’est nulle part à trouver si ce n’est que sur les traces que laisse un poème. Le critique récuse toutefois cette réalité, et quand il ne la récuse pas, un reste de mauvaise foi demeure quand il nomme l’absence. C’est la raison pour laquelle le poéticide vise dans un premier temps sa mise à mort. Pour que la poésie puisse vivre à nouveau, il faut tuer le critique, ce faussaire.
Assassiner les poètes et la critique est envisagé comme condition essentielle afin qu’une nouvelle poésie puisse renaître
Mais après tout, peu importe que tout est parti à travers la grille de maillage. Ce qui importe c’est que la grille de maillage existe, sens initial qui ouvre et permet la compréhension de l’éphémère qui se temporalise sur la feuille blanche, l’éphémère sédimenté par ses propres ruines. Or cette sédimentation, le début de tout poéticide, a un auteur : le critique littéraire. On peut le tuer autant que l’on veut, la littérature n’existe pas sans sa voix. Sans le tamis qui sert autant le critique que l’archéologue, le présent qui a appelé le poème ne demeurerait pas au fil de l’histoire littéraire. Qu’on veuille assassiner le critique autant qu’on le veut, il historialise le poème et donne consistance aux métaphores. C’est cela qui fait qu’il y a « des métaphores qui sont plus réelles que les gens qu’on voit marcher dans la rue. » (p.23). Le poème les créé, le critique les garde, les renforce et leur donne consistance temporelle.
Que se passerait-il si le critique était chassé de sa place ? Une fois le geste accompli, on regarde, déconcerté: le poète est en train de naître. On se trouve dans la « Maison natale de Shakespeare à Stratford-upon-Avon. Année interminable. Dans la pièce où naquit William. » (p.23) Ou n’importe où ailleurs, tant que l’on croit voir la nudité de la poésie. Mais la poésie n’est jamais nue et son origine s’échappe en permanence.
L’auteur du poéticide prend donc une nouvelle résolution : c’était un leurre, ce n’est pas le critique qu’il fallait abattre, mais les poètes eux-mêmes. Pessoa recule d’un pas: « La seule réalité, ce sont les sensations » ; « Le monde n’est qu’une projection de notre esprit, et ce n’est qu’à cette condition qu’il nous semble parfois familier, ou du moins habitable » (p.23) ; « Je suis seulement le lieu où l’on pense et ressent. Rien d’autre » (p.38). Le vieil homme, responsable du poéticide, prononce tout de même sa mise à mort: « LE VIEIL HOMME. –– Petit Fernando ! Tu t’es répandu dans les volumes et les consciences, comme un poison, je veux dire, tu pourrais te répandre et marmonner comme personne le désenchantement du monde, ce désenchantement auquel l’art et seulement l’art peut remédier, dans sa dispendieuse irréalité, pousser tes branches et devenir l’un des penseurs les plus prolifiques du vingtième siècle. C’est pourquoi tu dois disparaître. » (p.24) Assassiner les poètes et la critique est envisagé comme condition essentielle afin qu’une nouvelle poésie puisse renaître : « Les poètes nous ont menti. Pire : ils nous ont subtilisé le monde et l’existence que nous étions destinés à y mener parmi les autres espèces. Assassiner les poètes, c’est rendre aux hommes la vision nette et pure, dégagée des schémas déformants, des prismes flous du symbolisme, du romantisme et de tous ces courants délétères qui ont prétendu lever le voile de l’apparence ». (p.13) Mais le monde, tel que le vieil homme le nomme, n’existe pas sans les poètes, tout comme assassiner l’histoire littéraire équivaut à assassiner la possibilité de la parole poétique.
Ruptures du discours ou l’exaltation du Vide
L’espace d’un instant, on a l’image de ce à quoi le double assassinat pourrait ressembler s’il était authentique: « il y a les poètes minimalistes-impuissants, ceux qui ne peuvent ni ne savent écrire davantage que trois mots par vers ou phrase ou séquence. » (p.30) Une partie de la poésie contemporaine s’oublie en tant que poésie. Elle n’a plus de mots parce qu’elle pousse sur le vide d’un monde désenchanté, où les morts ne signifient rien de plus que des noms épinglés dans les herbiers de la critique, elle-même tout aussi impuissante.
Cette impuissance vient surtout des maladies du langage que le XXème siècle a vu naître: « SHAKESPEARE. –– That thou consum’st thyself in single life ?/ LE VIEIL HOMME. –– D’une pierre neuf coups. J’étais venu contaminer Roméo, et me voilà promu SS à Birkenau. Magie de la concentration… » (p.49). La mémoire que porte le langage en ses structures hyalines transcende la mémoire singulière de celui qui parle, écrit ou écoute, elle la transcende parce qu’il y a quelqu’un qui parle, écrit ou écoute. Le passé, fût-il ignoré, oublié, inconnu, renié, couvert de la promesse d’un nouveau départ (faux départ), encombre le langage de ses ruptures silencieuses. Tangage ininterrompu entre la matière du présent qui appelle et convoque la nomination et les rehauts de la sublimation temporelle, durée où s’inscrivent les exhalations historiques. Ce langage est extenué, épuisé par un siècle dont les réverbérations se propagent encore à travers les mouvements concentriques de la parole qui a témoigné, consigné, archivé, rendue visible et mise à nu l’humanité. Ce langage est devenu impossible, car la Représentation, qui est surtout mémoire, est devenue impossible. C’est en ces termes qu’envisageait Levinas la modernité dans Noms propres : « Le temps ne transmet plus son sens dans la simultanéité des phrases. Les propositions n’arrivent plus à mettre ensemble les choses. Les “signifiants” jouent sans signifiés à un “jeu de signes” sans significations ni enjeux. Comme si l’anamnèse platonicienne qui maintenait pendant des siècles l’unité de la Représentation, se faisait amnésie et comme si le désordre ne s’assemblait pas forcément en un autre ordre. […] ; cadavres de mots enflés d’étymologies et privés de logos portés par le ressac des textes ‒ voilà la modernité dans la rupture douloureuse du discours »[1]. Alors ces poètes impuissants, cacochymes, muets, ne sont peut-être à comprendre qu’en regardant de plus près ce qui nie le poème, ce qui paralyse toute tentative, même frêle, de lyrisme. Pour la contemporanéité, mieux vaut l’ étalage des mots remâchés à l’infini de sa propre perplexité qu’oser dire que le monde a besoin à nouveau des métaphores.
Les poètes « minimalistes-impuissants » s’emploient à détacher leurs artères une par une, pour mieux voir ce qu’il y a à l’intérieur du langage,
Les poètes « minimalistes-impuissants » s’emploient à détacher leurs artères une par une, pour mieux voir ce qu’il y a à l’intérieur du langage, ils s’emploient à couper les mots en tranches de plus en plus fines pour qu’à la fin ils puissent dire : le Vide est la vérité ! Le geste est inutile, car les voix sont si silencieuses que personne ne peut les entendre. Mais il y a aussi de ceux qui osent réenchanter un monde dont le langage est exténué par les secousses historiques et par les prosopopées commémoratives débilitantes. Car parmi « ceux qui ne peuvent ni ne savent écrire davantage que trois mots par vers ou phrase ou séquence » se trouvent aussi ces poètes qui ont repris la négation d’un langage qui se refuse pour montrer que cette impuissance est créatrice. Ils ont pris les trois mots restants pour en faire une horreur du vide, exacerbant le vide lui-même en reprenant la négation pour l’exposer comme condensation du monde et nécessité du style, comme secret d’un jardin qui pousse sur les ruines.
Si l’exaltation du Vide est néfaste, les commémorations interminables le sont en égale mesure, car l’en-soi d’un passé poétique idéal n’est que mirage et mauvaise foi. Pour que la poésie puisse renaître, il faut qu’elle renaisse de ses propres cendres. Il faut commencer par se dire que « la poésie n’existe pas » pour qu’elle puisse, à nouveau, être une possibilité. Le poéticide tend vers le verbe et le concept ayant retrouvé une consistance intérieure, qui est celle du monde réel et du présent. En cessant de voir dans « l’ombre des nuages du soir » les « rougeâtres pétales d’une fleur… du mal » (p.39), il s’agit de retrouver une simplicité perdue, une nudité du langage: « tant de métaphores, de rimes, d’enjambements, de critiques et de lambeaux de proses qui ne se mêleront jamais aux arômes du haschich, du stupre, du parterre et de l’éjaculation précoce. » (p.39). Il faut donc savoir répondre à un présent dépourvu des métaphores pour que la métaphore soit à nouveau possible : « Tuer tous les poètes, purifier le monde est peut-être la chose la plus poétique qu’un homme ait jamais osé entreprendre, après tout. En croyant tuer la poésie, le poéticide lui donne un second souffle. » (p. 63)
Le vieil homme n’appelle la mort que pour ses vertus rituelles. Il n’y a qu’un plaisir bachique dans ces mises à mort successives. Pour l’auteur du poéticide, vieil homme qui devient un jeune homme vers la fin du Poéticide, il s’agit de retrouver la poésie dans le réel de l’événement qui procède de la durée. L’événement loge l’accès à l’idéal, sur les territoires acides et corrosifs d’un monde qu’il ne faut pas refuser pour s’emmurer dans un Moi parfaitement maîtrisable, donc illusoire et cadavérique. Si l’auteur du poéticide renie Rilke, c’est parce qu’il se constellait autour d’un Moi ultime niant l’événement : « Mais si l’on plonge au plus profond de soi, plus besoin de poésie, Rainer, rien que le vivant rendu à sa plus pure et simple expression, le « oui » sacré des enfants, les viscères, le tremblement du bitume sous les semelles entrechoquées, la rotondité des sphères, le froissement des fesses d’une jolie jeune femme en pleine rue, en plein mois de juillet, en plein soleil. » (p.54) La rotondité des sphères se suffit toujours à elle-même et il n’y a pas un seul homme qui puisse s’y insérer sans mourir ‒ mais Rilke ne le disait pas lui-même ? Quant aux fesses de la jolie jeune femme ou du joli jeune homme, le poème commence là où l’arc bute sur une irrévérence de la matière réfractée, fût-elle baignée par le plein soleil. La courbe loge à la fois l’événement et le point de départ du mythe androgynal, promesse de l’unité retrouvée du langage.
La poésie n’existe pas
Le langage est donc aussi amour et inversement, l’amour n’est rien d’autre que langage. Pour la poésie contemporaine, l’amour c’est 50 cm de côté, donc 2500 cm2 ou 25 dm2, un quart de m2 (pour en savoir plus sur le cercueil de Rimbaud j’invite à consulter les Improvisations sur Rimbaud par Michel Butor). Chez l’auteur du poéticide, l’amour a l’apparence d’une succube dénaturée. Le postulat de départ est que tout comme la poésie, l’amour n’existe pas:
« Mon succube je succombe/ je plie sous l’hécatombe/ je chancelle je titube/ j’ai les pieds dans la tombe/ ma catin ma sale garce/ j’ai englouti ta farce/ ma putasse ma putain/ j’ai bu ton barratin.
Stryge Lamie Goule Harpie/ monstrueuse haridelle/ enroulée d’un serpent/ sensuel et cruel/ est-ce que tu reviendras/ dans mon somme éternel/ chevaucher mon corps froid/ me dévorer la moelle/ est-ce que tu m’envelopperas/ de tes deux larges ailes/ pour tromper le Trépas/ conserver ton fidèle. » (p. 41)
Historiquement, l’amour est pathos ou « cristallisation », selon le mot envisagé par Stendhal. Dans De l’amour (1822), Stendhal décrivait ainsi l’opération de l’esprit par laquelle on retrouve la perfection de l’Idée à travers l’objet aimé : « Aux mines de sel de Saltzbourg, on jette, dans les profondeurs abandonnées de la mine, un rameau d’arbre effeuillé par l’hiver ; deux ou trois mois après, on le retire couvert de cristallisations brillantes : les plus petites branches, celles qui ne sont pas plus grosses que la patte d’une mésange, sont garnies d’une infinité de diamants, mobiles et éblouissants ; on ne peut plus reconnaître le rameau primitif. » Mais pour la contemporanéité, la cristallisation est obscène. Dans les Fragments d’un discours amoureux, c’est ainsi que Barthes définit l’« obscène »: « Discréditée par l’opinion moderne, la sentimentalité de l’amour doit être assumée par le sujet amoureux comme une transgression forte, qui le laisse seul et exposé ; par un renversement de valeurs, c’est donc cette sentimentalité qui fait aujourd’hui l’obscène de l’amour ». Il s’agirait selon lui d’un « renversement historique : ce n’est plus le sexuel qui est indécent, c’est le sentimental ». En d’autres mots, l’obscénité amoureuse est « aussi grande que lorsque, chez Sade, le pape sodomise un dindon ». Pour le sujet postmoderne, le pathos de l’amour ‒ et le pathos en général ‒ est devenu trivial.
Le Poéticide privilégie pour le moment les références aux sécrétions corporelles. Dans ces circonstances, l’on peut mieux comprendre l’appel à la figure de la succube, mythe moitié maltraité, moitié adulé ‒ mais qui reste pourtant, dans l’économie du texte, le seul à garder une certaine consistance et à ne pas être réellement contesté. Cette succube, appelons-la Lilith. Femme chtonienne, démone sumérienne, jumelle des empuses grecques et des lamies latines, femme d’avant Eve ‒ Eve n’est que sa version pervertie ‒, véritable première femme, elle est à elle seule le genre humain d’avant la Loi[2]. Lilith est la peur archaïque de l’homme envers la femme; la grandeur de la menace perçue directement proportionnelle avec l’intensité du désir. Mais la Lilith de l’auteur du poéticide, tout en gardant son apparence d’origine, est un étrange objet immobile: « Poitrine offerte/ et bouche ouverte/ accueillant recueillant/ avec passion/ et dévotion/ le malsain sacrement/ de la blanche ablution/ de l’âpre libation. » (p. 44-45). On remplace la cristallisation stendhalienne par les blanches ablutions. Quelques têtes de poètes minimalistes se lèvent au fond de la salle, puis se rendorment aussitôt.
La femme, muse ou figure satanique, élevée sur les cimes ou offerte aux flammes de l’enfer, a, depuis toujours, servi le mythe de la poésie
La femme, muse ou figure satanique, élevée sur les cimes ou offerte aux flammes de l’enfer, a, depuis toujours, servi le mythe de la poésie. Le mythe de la femme a besoin d’être détruit. Quand l’auteur du Poéticide écrit que « L’amour n’a rien de poétique. La poésie n’a rien de poétique. La poésie n’existe pas » (p.49), il a raison. Mais il a oublié de préciser que la femme n’existe pas, que l’homme n’existe pas, qu’ils sont à reconstruire, une fois que le processus de décomposition mythique arrivera à sa fin ultime. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’on pourra les reconstruire sur les ruines blanches d’une métaphore exsangue.
Tous les poèmes du Poéticide, sauf pour le dernier, sont raturés. Les poèmes raturés, la rature comme substance du poéticide, ne sont qu’une étape nécessaire pour pouvoir trouver, au bout du blanc gratté « jusqu’à ce que le blanc vire au noir » (p. 82), l’hospitalité du langage. Le seul poème préservé de la rature, le dernier, se termine par : « puisqu’en tous points semblable au mort-né sous son drap, / LA POÉSIE N’EXISTE PAS. » (p. 90) C’est-à-dire que pour que la poésie soit encore possible, elle doit ressembler à un mort-né, symbole de la liberté. Mais il ne suffit pas de savoir détruire. Le monde demande à être cristallisé. Remétaphorisé ‒ et non pas remystifié. Si la mémoire est entièrement blanche, cela signifie qu’on a perdu la vue. La poésie existe quand elle s’ouvre aux vieilles métaphores pour mieux les nier et pour mieux appréhender le sens propre, quand elle retrouve le présent dans la multiplicité des figures.
Elies Miron
[1] Emmanuel Levinas, Noms propres, Paris, Fata Morgana,1976, p. 10
[2] voir le Dictionnaire des mythes féminins, dir. Pierre Brunel, Editions du Rocher, 2002