Enfin vient de paraître le premier roman de Pierre Cormary, aux éditions Unicité. 382 pages de burlesque émouvant, de tendresse fantasque et de dialogues qui flirtent avec le délire et le désespoir en surimpression. Sans oublier, bien sûr, la magnifique préface d’Amélie Nothomb, qui écrit « Être fasciné est un art. Pierre Cormary a le talent de le rendre contagieux ».
Le grand sujet d’Aurora Cornu ce n’est pas l’amour, c’est comment rendre la vie vivable. Parce qu’il faut bien le savoir, la vie est de droite. Et donc invivable. Pas de cette droite somptueuse, pleine de panache et d’aristocratie damnée. Non, elle est de la mauvaise droite, cette conne de vie. De la bourgeoisie laborieuse. De cette droite de la volonté. La vie où tu dois devenir un homme, mon fils. La vie où si tu ne marches pas, tu crèves. Si tu veux, tu peux. Elle est darwinienne, la vie. La ligne y est toujours le chemin le plus court entre deux points. Voilà sa tragédie ! On ne courbe pas avec la vie. Aucun raccourci intérieur.
Même aisée, elle est laide. Crever de faim est atroce. Mais une fois qu’on ne crève pas de faim, que fait-on ? Il faut être terriblement bourgeois dans l’anti-bourgeoisie pour réduire l’atrocité de la vie a des soucis matériels, pour ne pas voir que tout est souillé et que la grâce fuit de toute part.
Et le plus grotesque ? Quand des bourgeois au grand cœur s’imaginent pouvoir rendre la vie de gauche. Comme si on pouvait réparer la vie. Comme si tout n’obéissait pas à la pesanteur du monde. Donc ils la trafiquent, ils mentent, se racontent des histoires. Alors que tout est foutu depuis le départ. On ne peut traverser l’existence qu’en naufragé. En se vengeant de la vie et surtout, en vengeant les rêves contre la vie. Œuvrer à ce que la courbe triomphe de la droite. En suicidé ou en artiste, c’est la seule voie tenable.
« Un jour mon âme a trouvé une citadelle »*
Et Pierre Cormary là-dedans, évidemment, c’est Don Quichotte. Don Quichotte pas complètement fou, qui écrirait un livre. Au début du récit, bien sûr, il ne sait pas comment faire pour que la réalité prenne la tournure de ses songes. Gardien de musée, seul cadre fixe dans cette vie sans ligne droite, il se suicide sans se suicider, se noie autant dans l’excès que dans l’insignifiance. Mène une vie de petit fonctionnaire, un peu bourgeoise quand même par éducation et héritage, qui boit, se goinfre, se hait de se goinfrer, lit intensément, bataille sur internet, fantasme mille fois par jour, délire sur tous les sujets, se branle mollement, entretien avec soin ses ratages amoureux et une sexualité proche du néant.
Entre la vie et le rêve, Pierre Cormary a choisi le rêve.
Parce qu’entre la vie et le rêve, Pierre Cormary a choisi le rêve. Oui, c’est ça au début l’histoire de ce livre : le récit d’un grand garçon de quarante ans qui se hait de ne pas arriver à vivre, parce qu’il ne peut se résoudre à cette défaite du rêve contre la vie. Et c’est dans cette nuit de l’être, qu’enfin lui vient Aurora. C’est-à-dire l’écriture. C’est-à-dire l’existence qui a en elle quelque chose de rêvé. C’est-à-dire son salut.
Parce qu’Aurora Cornu, ce fut d’abord pour Pierre Cormary un coup de foudre cinématographique. Une actrice mystérieuse aperçue au détour d’un film de Rohmer. Une créature au carrefour entre la réalité et la fiction. Comme toutes les actrices, une sorte de vampire qui suce chez les hommes le sang du réel et qu’aussitôt Pierre Cormary aime de ne pas être réelle. Tout en cherchant à se la rendre réelle. À se la rendre réelle, au début, pour mieux la rêver.
Il apprend qu’elle est Roumaine, poète, réalisatrice. Il lit et visionne tout ce qu’il peut à son sujet. Harcèle ses amis de sa 152e toquade. Lit et visionne à nouveau. Harcèle à nouveau ses amis. Puis, par coup du sort, quelqu’un, sur le blog du narrateur (son royaume sur l’internet), affirme la connaître. Lui propose même de la contacter. Est-ce vrai ? Peut-être bien que oui, peut-être bien que non. Mais cela réveille chez Pierre Cormary un nouveau désir. Un désir qu’il peut s’accorder parce qu’encore lointain : celui de la connaître en chair et en os.
Si bien qu’il la recherche. Enquête. Désespère de la trouver. Lui écrit quand même, non seulement par le biais de ce mystérieux messager, mais aussi aux quelques adresses qu’il est parvenu à dénicher. Une lettre de désespéré. De perdu par avance. Puis il attend. Rode. Se mord les doigts. Se mortifie. Se dit qu’il est con… Qu’il n’aurait pas dû… Reprend son cinéma psychique habituel dès que la vie risque vaguement de prendre corps.
Aurora Cornu, accoucheuse de l’âme.
Le roman Aurora Cornu, c’est ainsi l’histoire d’un Orphée obèse du vingt-et unième siècle, geek, no life, qui tourne en rond entre Marvel et Wagner.
Et c’est là soudain, que comme dans un film de Rohmer, le miracle a lieu. Parce qu’Aurora Cornu lui répond de l’autre côté la vie. Elle accepte de le rencontrer. Par chance, elle habite encore Paris. Ils se retrouvent dans un café. Et le coup de foudre de cinéma devient dès cette première rencontre un envoûtement mutuel. Dès ce moment-là, ils ne se quittent plus. Ecument brasseries et restaurants toutes les semaines. Se reconnaissent de la même race spirituelle, celle des écrivains. Avec entre eux, d’emblée, cette exigence folle et pacte faustien, jamais prononcé, mais intensément éprouvé: je veux bien vivre la vie, mais à cette condition qu’elle porte en elle quelque chose de l’infini du rêve.
Le roman Aurora Cornu, c’est ainsi l’histoire d’un Orphée obèse du vingt-et unième siècle, geek, no life, qui tourne en rond entre Marvel et Wagner. Orphée sans lyre et sans œuvre mais qui aimerait bien quand même s’accomplir, et qui descend dans l’enfer paradisiaque du virtuel pour sauver de l’oubli son Eurydice de cinéma. Sauf qu’en remontant des enfers, en la tirant vers la réalité, c’est un Orphée assez sage pour comprendre qu’on ne discute pas un miracle et que si la grâce s’offre à nous, il ne faut pas chercher à en résoudre les mystères. Un Orphée surtout qui est ainsi sauvé par son Eurydice de son propre enfer intérieur. Accouché une seconde fois à la vie par son rêve féminin.
Voilà l’histoire d’Aurora Cornu, l’un des plus beaux romans d’amour de ces dernières années. Avec ce je-ne-sais-quoi de terriblement attachant qui fait que même quand il m’emmerde avec ses longueurs, comme par exemple avec cette trop longue analyse filmique, au début du livre (les cinéphiles, race maudite capable de se toucher dix heures autour du travelling de la 71e minute d’un film indo-coréen de 1954 complètement oublié et oubliable, y trouveront leur compte), à la fin, je crois que tout est fabuleux chez Pierre Cormary, même l’ennui. Et peut-être même que ce livre n’aurait pas dû être autrement parce que son amour insensé pour Aurora Cornu, imaginaire, à la dérive, est là, dans cette structure folle.
Il faut donc absolument lire ce récit d’une rencontre entre deux êtres de fuite, qui finissent par traverser l’écart du temps pour se trouver. Ce miracle de deux êtres qui parviennent à se sauver l’un l’autre. Se sauver d’être vivants.
- Pierre Cormary, Aurora Cornu, éditions Unicité, 2022.
* extrait du poème La déesse au sourcil blanc d’Aurora Cornu