Pasolini : Pétrole, roman impossible 

« Pétrole », dernier projet romanesque de Pier Paolo Pasolini, est ressorti en décembre 2022 dans une traduction augmentée, dirigée par René de Ceccatty (collection L’imaginaire, Gallimard). Le pétrole, mythe silencieux de la modernité, irrigue le livre de sa texture et trace progressivement un point d’interrogation massif posé devant la promesse d’un roman d’enquête.

Pétrole de Pasolini

Pétrole nest pas vraiment un roman, ce nest dailleurs pas grand chose didentifiable. Si lon sen tient aux limites bienséantes de la littérature, cet amas de feuilles dont la seule organisation tient en des Notes numérotées accompagnées de titres obscurs, est un beau bordel. 

 Dernier projet littéraire connu de Pier Paolo Pasolini, assassiné le 2 novembre 1975 alors qu’il en poursuivait la rédaction fragmentaire, Pétrole se revendique « poème », posant un autre mystère dans les innombrables interrogations qui entourent déjà le livre. La mort de l’intellectuel italien pourrait, finalement, régler l’affaire et permettre de classer Pétrole au rang de simple brouillon…

Anni di piombo

 Pétrole s’annonce comme une large enquête romanesque autour de la mort dEnrico Mattei, patron de la puissante compagnie pétrolifère italienne ENI assassiné en 1962 dans des circonstances troubles, dix ans avant les premières ébauches du roman. Mais un problème se pose tout de suite : une partie supposée essentielle du livre, la Note 21 intitulée « Éclairs sur l’ENI », censée dévoiler les raisons de la mort de Mattei et les mains sales de son successeur Eugénio Cefis, n’a jamais été retrouvée, ce qui a suffi à aviver les spéculations sur les raisons de l’assassinat de Pasolini.

 Nous sommes en 1972 quand l’écrivain et cinéaste italien revient par ce projet à la fiction romanesque, alors qu’il se consacre activement à ses films. LItalie connaît alors ses « anni di piombo », rythmées par des attentats qui ont finalement discrédité la gauche italienne au profit du pouvoir démocrate chrétien en place. Au centre de ce marasme (que Pasolini a largement analysé dans ses chroniques journalistiques regroupées dans les Écrits corsaires), s’annonce un monde nouveau où la vie militante et la confrontation dialectique s’évacuent à mesure que monte une réalité fuyante et diffractée — celle d’un monde spectaculaire et sa classe moyenne triomphante.

Revenons rapidement à ce chapitre perdu qui a concentré toutes les conjectures : avait-il   seulement été écrit ? Et surtout, devait-il véritablement prendre une place centrale dans le livre ? Il semble que cette dernière question ait échappé à nombre de commentateurs fascinés par cette causalité qui fait de Pétrole un livre maudit, mais occulte une réalité première : Pétrole est un projet esthétique et non un pamphlet.
S’il est vrai qu’une partie de la vie de Pasolini et de la société italienne de son époque nous sont indiquées dans Pétrole, rien ne les rassemble dans une enquête linéaire qui mènerait vers des preuves posées dans un théâtre d’actions. Au fil de la lecture, le désordre de la narration ne se dissipe pas vers la clarté et apparaît finalement être le destin du livre, sa véritable enquête, où la recherche d’une nouvelle forme littéraire, idéale et impossible, surpasse toute motivation factuelle. Pasolini sinterroge en effet, et depuis les années 60, sur la mise en récit même de son temps, un temps coupable de couper l’individu de sa mémoire profonde et du trésor de ses mythes : la transmission d’une parole poétique. Dans ce monde explosé mais pourtant uniformisé dans sa langue, Pétrole se veut être lexpérience in situ d’une recherche acharnée touchant l’essence de la littérature, ce qu’elle peut encore dire face à une époque d’uniformisation culturelle où le langage lui-même devient un instrument pacifié et purement conventionnel. 

Les deux Carlo 

 Un corps est étendu sur la terrasse dun appartement du quartier romain de Parioli, sous un ciel serein et mythique : cest le corps du jeune Carlo, un petit bourgeois. Ainsi commence le roman. Est-il mort ? Aucun indice n’est laissé, mais entrent en piste deux divinités, Thétis et Polis, qui se penchent sur Carlo pour ramasser tranquillement ce qui leur est dû. Le démon Thétis, qui désigne « la réalité physique et son blason », récupère ce que contient le corps de Carlo, sa chair, quand Polis l’ange — du côté des affaires de la cité, de la vie collective — soctroie son enveloppe corporelle, sa surface sociale. De cette opération symbolique vont aller deux Carlo dissociés, lun vers une ambitieuse carrière dingénieur à lENI, lautre senfonçant dans la plus flagrante débauche sexuelle, la baise, avec une dévotion presque sainte. La mémoire de la brève unité de Carlo laissera une entaille définitive sur toute la surface du livre, placé sous le signe de cette scission.

« Ce poème est le poème de lobsession de lidentité, et en même temps, de son broyage ».

 Pétrole clame une identité déchue, d’où sera composé tout le texte. Un acte sacrificiel, de la main de l’auteur, a eu lieu sur la personne de Carlo, formant un trou dans la possibilité même du roman. Et c’est dans cette faille que Pétrole glisse, aspirant toute la narration. Ici, pas de cadre global, pas d’histoire, pas de temporalité non plus malgré de longues scènes descriptives où la vie politique et sociale des années 60 s’envisage furtivement. Dans cette atmosphère en bien des points semblable à la texture moisie des Possédés de Dostoievski, les personnages qui entourent les deux Carlo, famille, intellectuels, politiciens ou prolétaires, semblent bloqués dans une fixité malade.

Pour ne rien arranger, Pasolini intervient dans son roman, par des confessions prenant directement à témoin le lecteur, et écrasant toute perspective de continuité. Ces intrusions devaient-elles d’ailleurs survivre dans une version ultérieure de Pétrole ? La question a été largement occultée par l’inachèvement concret du livre, mais la possibilité d’un roman volontairement explosé, où l’auteur eût préservé les égarements du récit comme ses intrusions inquiètes, s’envisage clairement. De nombreux indices indiquent même qu’il s’agit là d’un projet esthétique véritable, rejetant tout développement progressif du livre au profit d’une structure grouillante, échappant à son auteur comme au lecteur. 

Polyphonie

À l’image de Vie et opinions de Tristram Shandy, roman de Laurence Sterne fondateur de la modernité littéraire et cité discrètement dans Pétrole, Pasolini intègre la digression comme une arme expressive. C’est en effet sur le modèle du roman transgressif, tortueux, réflexif, que Pasolini avance dans ce qu’il nomme donc poème, référence à la Divine Comédie de Dante où la quête d’une langue et d’une expressivité nouvelle s’avéraient déjà centrale.

C’est ainsi que d’innombrables sous-récits intègrent le roman, dans un agrégat de références aux auteurs classiques et modernes, aux récits populaires charriant une myriade d’acteurs éphémères et sans rôle déterminé. Cette polyphonie tenue dans la succession de mythes, de contes, de fables ou d’exemplum, est un véritable chant foisonnant autour du monde figé où vont les deux Carlo. Pétrole trouve son rythme dans cette accumulation chaotique, et s’installe dans un temps irrésolu qui mêle l’actualité et des récits allégoriques.

« Le mythe est un produit de lhistoire humaine, mais étant devenu un mythe il est également devenu un absolu, et il nest plus caractéristique de telle ou telle période historique, il appartient plutôt, pourrions-nous dire, à toute lhistoire. Peut-être me suis-je trompé en affirmant que le mythe est anhistorique, il est métahistorique », (Pier Paolo Pasolini, Pasolini su Pasolini, Conversazioni con Jon Halliday. Traduction de René de Ceccatty)

Projet métahistorique, Pétrole renouvelle un thème né d’abord dans la filmographie de Pasolini : le surgissement intempestif du temps sacré dans le temps historique et actuel, obsession dont le cinéaste a trouvé son motif esthétique et politique dans le peuple italien.

Projet métahistorique, Pétrole renouvelle un thème né d’abord dans la filmographie de Pasolini : le surgissement intempestif du temps sacré dans le temps historique et actuel, obsession dont le cinéaste a trouvé son motif esthétique et politique dans le peuple italien. Un peuple devenu précipitamment petit-bourgeois au moment du boom économique… Malgré lui, malgré la vérité ancestrale des corps, ajoute Pasolini. Cette contradiction, co-présence de plusieurs temps dans un même corps, se rejoue dans Pétrole à travers Carlo dissocié, mais également dans la forme littéraire elle-même, explosée et polyphonique. S’envisage ici un travail de révélation de l’anachronisme fondamental posé dans la société italienne, et la persistance d’un réel physique, intemporel, dans l’arrogance du présent.

Dans Pétrole, ce foisonnement esthétique se déroule donc jusqu’à étouffer le maigre récit linéaire, empêchant d’envisager une histoire documentaire qui s’enfermerait pour cela dans l’époque unidimensionnelle qu’elle souhaite décrire. Ces récits périphériques mais souverains sur la narration témoignent d’un autre rapport au monde, d’un véritable jeu de miroirs posé contre la littérature réaliste et héritée du XIXème siècle, bref contre une littérature passive et prise au piège d’un nouveau monde culturel conformiste qui impose son propre récit.

L’issue impossible 

« Tout ce qui, dans ce roman, est romanesque, l’est en tant qu’évocation du roman. Si je donnais corps à ce qui n’est que potentiel, à savoir si j’inventais l’écriture nécessaire pour faire de cette histoire un objet, une machine narrative qui fonctionne toute seule dans l’imagination du lecteur, je devrais forcément accepter ce caractère conventionnel qui est, au fond, un jeu. Je n’ai plus envie de jouer ; c’est pourquoi je me suis contenté de raconter comme j’ai raconté. »
Lettre de Pasolini à Moravia à propos de Pétrole.

Projet volontairement contradictoire, à l’image de l’œuvre et de la pensée de Pasolini, Pétrole déploie en effet une énergie violente dans le rejet des conventions narratives et sociales (qui ont au fond la même substance, la même morale), sans jamais abandonner pour autant l’idée d’une forme nouvelle depuis laquelle s’exprimer. Et ce chantier éprouvant, entrepris durant les trois années qui précédent la mort de Pasolini, trace l’histoire d’une impossibilité à trouver une issue comme si rien, finalement, ne pouvait rassembler le projet de l’écrivain dans une forme définitive. La riche part biographique que Pétrole dévoile sur Pasolini comme sur la société qui l’entoure, est bien ici : éclatée et irréconciliable, à l’image de ce roman multiple et finalement orphelin. Pétrole est l’histoire de cette impossibilité qui s’incarne. Il est, pour cette raison, un véritable acte de foi dans la littérature.

  • Pétrole, Pier Paolo Pasolini, Gallimard, 1995, édition revue et augmentée en 2022

Crédit photo : Pétrole de Pasolini © Gideo Bachmann, Archives Cinemazero, 1972


Publié

dans

,

par

Étiquettes :