Personne : qui est là ?

Après Le Paradoxe de Georges, Yann Frisch (cie L’Absente) rouvre les portes de son camion-théâtre, structure mobile qui se déploie en scène et gradins conçue pour proposer une « expérience du merveilleux intime et exceptionnelle ». On y découvre Personne, fantastique conte métaphysique à l’humour absurde, où magie et jeu masqué s’agencent pour examiner la quête de soi. Yann Frisch raconte l’individu et le monde entier avec une intelligence déroutante et bouleversante.  

Au seuil

Les images magiques dépassent le seuil de ce presque-savoir : elles sont absolument impossibles, et donc profondément bouleversantes.

Dans la magie, il y a des illusions qui surprennent, amusent et émeuvent, tout en créant un lien avec notre rationalité : on sait qu’un objet ne peut pas léviter ou disparaître, on sait donc également qu’une somme d’éléments est déployée pour l’y aider. Des fils, des trappes, des mécanismes, des tours de main… On ne sait pas tout à fait comment (et heureusement), mais c’est le fait de presque le savoir qui nous étourdit et nous plaît. Chez Yann Frisch, les images magiques dépassent le seuil de ce presque-savoir : elles sont absolument impossibles, et donc profondément bouleversantes. On a beau retourner le souvenir dans tous les sens, aucune réponse rationnelle ne résiste à ce que propose ce magicien qui détourne si facilement le réel, sans laisser de trace de son passage.

L’impossible se dresse et s’impose comme le réel.

Une porte en bois se dresse au milieu du plateau, cloisonnant des espaces imaginaires. Yann Frisch lui tourne autour, révélant son inutilité séparatrice et se jouant surtout de nos projections sur elle : lorsque l’on ouvre une porte, on disparaît derrière elle en la refermant. Ici, c’est impossible, puisque l’on voit distinctement et de très près les deux côtés de cette porte posée au milieu du vide. Et pourtant, il disparaît : il entre d’un côté, mais ne reparaît pas de l’autre. Il se volatilise et nous laisse bouche bée, perdu·es dans une irrationalité rare et saisissante. Dans le monde de Yann Frisch, les illusions sont toutes de cet ordre : l’impossible se dresse et s’impose comme le réel, nous laissant chamboulé·es.

Douter d’être

Le comédien se grime et se transforme en quelques secondes, donnant à voir et à croire des personnages aux présences totales.

© Christophe Raynaud de Lage

Être « personne », c’est à la fois le fait d’être et de ne pas être (et telle est la question), c’est le concept impossible qui réunit la présence et l’absence. Un terrain de jeu formidable pour Yann Frisch qui explore cette dichotomie à travers la magie bien sûr, mais également à travers le masque. Le comédien se grime et se transforme en quelques secondes, donnant à voir et à croire des personnages aux présences totales. Ces masques, réalisés par Carole Allemand et Laurent Huet, assistés de Kazuhito Kimura, sont d’un réalisme impressionnant et très inquiétant, tant ils métamorphosent celui qui les porte. Et pour ne rien arranger concernant nos certitudes déjà bien bousculées, Yann Frisch est un comédien de grand talent : il devient ces personnages entièrement, par le corps, la démarche, la voix, le tempérament… Des personnages puissants et souvent très drôles, aussi multiples que les souvenirs personnels que Yann Frisch emprunte pour ouvrir l’imaginaire.

Nous doutons de tout, même de nous-mêmes et de notre réalité, mais toujours dans le rire et l’émotion.

Dans ce camion-théâtre où la proximité, inévitable, est justement recherchée, nous sommes partie prenante de cette réflexion ouverte par l’artiste. Il se livre à la première personne (s’il en est), nous conduisant à travers ce labyrinthe de réflexions tant philosophiques qu’artistiques, tant personnelles qu’universelles. Il s’adresse à nous et questionne littéralement notre empathie et nos projections, attentif à ce que ses propres certitudes soient toujours confrontées à la réception d’un public. Il manipule peut-être aussi légèrement nos choix en nous donnant l’illusion de l’inverse, comme tout magicien, mais avec une honnêteté déconcertante. Dans ce spectacle nous doutons de tout, même de nous-mêmes et de notre réalité (puisqu’au fond nous pourrions tout aussi bien être les personnages du rêve d’un enfant), mais toujours dans le rire et l’émotion.

Dans ce jeu de piste vers « personne », nous sommes embarqué·es et conquis·es, accueillant le doute et embrassant les incertitudes, magiquement accompagné·es par cet humble et réjouissant maître de cérémonie.

  • Personne, un spectacle de et avec Yann Frisch (cie L’Absente), jusqu’au 27 mai à La Villette (programmation hors les murs du Monfort Théâtre).

Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage


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