Avec cette fable protéiforme, rocambolesque et joueuse, sacrée Prix de la mise en scène à la dernière Berlinale, le réalisateur Nelson Carlo de Los Santos Arias raconte le destin du premier – et dernier – hippopotame à avoir touché les rives colombiennes.
Barbotant avec bonheur au sein de sa communauté namibienne, rien ne destinait Pepe le pachyderme à devenir une icône en Colombie… Jusqu’au jour où Pablo Escobar décide de faire venir trois hippopotames pour les besoins de son Hacienda Nápoles, son zoo personnel : la pauvre créature s’échappe alors et connaît l’exil et la solitude dans les eaux verdâtres de l’Amazone, avant d’être froidement abattue en 2009.
Prenant cette anecdote comme point de départ, Nelson Carlo de Los Santos Arias déploie autour une galerie de miniatures qui, d’un geste, encapsulent une myriade de scènes et personnages colombiens. À travers la mise en scène de pêcheurs qui craignent d’être dévorés par la bête ou de drôles de livreurs d’hippopotames – sorte de Laurel et Hardy hispaniques – , il donne des teintes gaguesques à son récit.
Une scène illustre avec perfection l’ambition du cinéaste. Dans un bus touristique, une horde de vacanciers allemands boit les paroles de leur guide occidental. Ce dernier traduit avec une légèreté mâtinée de mépris les propos d’un habitant qui raconte avec fascination la force et la puissance de ces créatures quasi royales que sont les hippopotames. Dans l’espace entre le propos et sa traduction se niche une incompréhension profonde – voire une condescendance – entre le Nord colonial et le Sud colonisé. Travaillant contre cette vision européano-centrée, le réalisateur dominicain tente de libérer l’imaginaire commun des principes occidentaux, afin d’imaginer un récit premier : non pas celui du guide, non pas celui de l’habitant, mais celui de la bête elle-même. Écoutez ce chant triste d’hippopotame ! Ce n’est pas celui d’un cygne, mais presque.
Le film déploie autour de l’anecdote d’un hippopotame une galerie de miniatures qui, d’un geste, encapsulent une myriade de scènes et personnages colombiens.
Pour ce faire, il modèle une matière protéiforme et associe grammaire cartoonesque, épisodes comico-dramatiques et images quasi documentaires, sur un mode expressionniste. Néanmoins, signée Camilo Soratti et Roman Lechapelier, la photographie n’a pas la seule vocation illustrative du documentaire animalier et tend parfois au sublime quand, par exemple, Pepe nage dans les eaux de l’Amazone au clair de lune en soupirant ou que sa dépouille s’étale dans l’herbe verte après qu’il a été assassiné.
Ainsi, le triste Pepe, involontaire monstre du Loch Ness, devient la métaphore des esclaves que l’on a déplacés contre leur gré de l’Afrique à l’Amérique du Sud et plus globalement d’un Sud maltraité par les caprices du Nord.
Des vertus de l’hippopotame gaze
Dans un noir et blanc épuré, la caméra sonde la carcasse de la bête : il s’agit de se glisser littéralement dans la peau de l’animal jusqu’à entendre sa voix intérieure. Par le biais d’un soliloque qui n’est pas sans rappeler celle du roi béninois de Mati Diop (Dahomey, 2024), l’hippopotame fait le récit erratique de sa propre vie. Par le truchement de cette narration qui passe aisément de l’afrikaan à l’espagnol, le réalisateur fait dévier des images proches du documentaire animalier pour en faire un récit fantastique, qui confine parfois au conte. Dans ce contexte géographique, Pepe renoue avec la tradition du réalisme magique, marque de fabrique d’une certaine littérature sud-américaine.
Le triste Pepe, involontaire monstre du Loch Ness, devient la métaphore des esclaves déplacés et d’un Sud maltraité par les caprices du Nord.
Mise en périphérie du récit, l’espèce humaine devient celle que l’on observe sous le prisme du documentaire animalier, ce qui n’est pas sans nous rappeler le travail de Jerzy Skolimowski (Eo, 2022). En témoigne une scène où des jeunes femmes défilent pour le concours de beauté de la région : les visages des concurrentes, censées être les plus belles de leur genre, apparaissent dans toute leur étrangeté. Même exotisme pour ces touristes allemands en Afrique qui, armés de leur appareil photo comme d’un gros œil, ressemblent à de drôles de cyclopes.
Le principe de décentrement opère finalement dans le sujet du film lui-même : malgré l’ombre planante et envoûtante de Pablo Escobar, la vraie star du film, c’est Pepe.
- Pepe, Nelson Carlo de Los Santos Arias. En salle le 01/01/2025.
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