Dans son premier roman Peinture fraîche, l’anglaise Chloë Ashby livre avec acuité et humour le portrait d’une jeune femme qui trouve dans l’art un refuge salutaire face à sa crise existentielle.
Avant même que le texte ne commence, c’est par une image que le livre de Chloë Ashby s’ouvre : une reproduction du tableau d’Édouard Manet, Un bar aux Folies Bergère, avec sa serveuse Suzon et son expression aussi troublante que troublée, comme un air d’être perdue dans ses pensées. Pourtant, ce roman ne se déroule pas à Paris en 1882, mais bien aujourd’hui à Londres, dans le tumulte contemporain, celui-là même que la jeune narratrice, Eve, peine à vouloir affronter un matin en s’extrayant difficilement de son lit. Il faut dire que la journée n’annonce rien de bon pour elle, puisqu’elle se fera mettre à la porte du restaurant chic où elle travaille alors qu’elle a frappé un riche client lui ayant caressé la cuisse. Ce n’est alors que le début des difficultés pour ne pas perdre pied. Heureusement, Eve a un rituel : chaque mercredi, elle va à la galerie Courtauld retrouver le tableau de Manet et cette Suzon avec qui a elle a développé comme une familiarité, trouvant auprès d’elle un réconfort après la mort de son amie Grace, dont c’était le tableau préféré. Alors qu’elle doit quitter le musée, elle tombe sur une annonce recherchant un modèle vivant pour des cours de dessin. Intriguée, elle décide de candidater et se retrouve rapidement à poser nue sur une estrade devant une assemblée d’artistes amateurs.
L’heure de la pose
Après s’être tant questionnée face à la Suzon de Manet, Eve devient à son tour le sujet de dessins, endossant le rôle de modèle : « Il est décidément étrange que tous ces individus sacrifient deux heures de leur mardi soir pour venir me dessiner. Me dessiner, moi ! », remarque-t-elle. Être modèle n’est toutefois pas simple, et demande une certaine ingéniosité des postures impudiques et une capacité à tenir la pose durant de longues minutes, autant de paramètres auxquels Eve va progressivement s’habituer, trouvant dans l’exercice une manière de se redécouvrir à travers l’introspection pour tenter d’oublier la pénibilité physique des longues poses. Pourtant, lorsqu’elle observe certains dessins, c’est l’image que perçoivent les apprentis artistes et la manière dont il la traduise qui la frappe : « J’examine rapidement les feuilles les plus proches de moi. Je me reconnais dans certains dessins – cheveux trop fins, coudes décharnés, colonne pleine de bosses, hanches curieusement robustes, et ce que papa appelait mes ‘‘doigts de pianiste’’ – mais aucun ne représente mon visage. » Par ses séances de pose, Eve fait finalement face à elle-même. Tandis qu’elle livre son corps au regard, ses pensées et sentiments semblent bien plus difficiles à découvrir et représenter.
Par ses séances de pose, Eve fait finalement face à elle-même. Tandis qu’elle livre son corps au regard, ses pensées et sentiments semblent bien plus difficiles à découvrir et représenter.
Qui regarde qui ?
Ce rapport au modèle parcourt la narration du roman de Chloë Ashby, elle-même critique d’art pour plusieurs journaux et revues britanniques. Les rapports sont renversés, donnant à voir ce que le modèle regarde, ce qui pour Suzon, comme pour Eve, provoque cet air songeur. L’idée du modèle est aussi envisagée par Eve selon sa définition de référence, de type, comme une manière pour elle de se déterminer par rapport aux autres, dans une recherche de modèle à imiter ou non. Ceux-ci sont principalement féminins, révélant l’absence de deux femmes importantes pour elle : sa mère qui a quitté le foyer familial, la laissant alors enfant seule avec son père, mais aussi son amie Grace dont elle doit affronter le deuil qui resurgit en permanence. La narratrice montre une grande précision dans la manière de croquer les différentes femmes qu’elle côtoie, à l’exemple de Nina, la patronne du bar où elle travaille : « Nina est le genre de fille que j’envie et qui en même temps me terrifie. Avec son corps menu, elle respire la confiance en soi par tous les pores. Ses yeux noisette sont abrités par de longs cils enduits d’une épaisse couche de mascara et ses lèvres sont peintes d’une pimpante couleur pêche qui met en valeur sa peau d’ivoire. »
Le sens du détail
Ce sens du détail fait d’elle une peintre des mots, les utilisant par petites touches dans sa représentation du monde qui l’entoure. En cela la référence à Manet et à sa peinture de la vie parisienne n’est pas anodine, même si la fougue de la narratrice compose des tableaux encore plus vifs, crus et empreints d’une ironie piquante, dont elle ne se départ jamais, rattrapée toutefois par une certaine mélancolie. La contemplation apparaît tel un remède pour reprendre sa respiration dans sa fuite en avant et épouser la complexité de l’être. Dans son rapport aux autres autant qu’à elle-même, Eve trouve peu à peu le moyen de surmonter les épreuves, même les plus atroces, et de se reconstruire en explorant les diverses composantes des sentiments, qui chacune donne une teinte particulière à ce roman, permettant alors d’à nouveau pouvoir se voir en peinture…
- Chloë Ashby, Peinture fraîche, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, La Table ronde, 2023
Crédit photo : Chloë Ashby / © photo Sophie Davidson