La parole qui me porte et autres poèmes de Paul Valet, volume tout récemment paru dans la collection Poésie / Gallimard à l’initiative de Sophie Nauleau qui en signe la préface, sauve avec bonheur de l’oubli quatre de ses recueils édités dans les années 1960. Après la réédition d’autres textes du poète dans l’ouvrage Que pourrais-je vous donner de plus grand que mon gouffre ? sorti chez Le Dilettante en janvier dernier, Paul Valet réapparaît ainsi en ce premier semestre de l’année 2020 sur les tables – momentanément inaccessibles – de nos librairies.
« Je vous donne ma parole / Imprenable », avertit mystérieusement le poète. Sans prétendre nous emparer de son œuvre, tentons alors au moins d’ouvrir quelques pistes pour s’y frayer un chemin.
Enseigner les lacunes
Médecin généraliste se consacrant à l’homéopathie dès les années 1950, Paul Valet, pseudonyme de Georges Schwarz, est un poète et peintre français, à l’œuvre méconnue et au parcours étonnant. Né en Pologne en 1905, il connaît les révolutions de 1917 à Moscou avant d’émigrer avec sa famille en France où il passera le reste de sa vie jusqu’à sa mort en 1987. Pour qui découvre sa poésie, ce qui frappe est la densité des nombreux distiques, clos sur eux-mêmes, qui composent la plupart de ses textes. Dans les années 1960, l’écriture de celui que Cioran surnomma « l’ermite de Vitry » se caractérise en effet par des aphorismes aussi denses qu’implacables.
En poète, il nous propose notamment des maximes fondées sur des paradoxes, restreints à l’essentiel. « Pour devenir épave / Il faut persévérer », « Un cercle vicieux / Est un cercle parfait », « Le libre choix / Méconnaît son arbitre », « Être lucide / C’est perdre connaissance », « Être libre / C’est perdre l’équilibre »… Sa poésie, qui rejoint parfois certaines notes de René Char, cherche ainsi à remettre en question les fausses évidences suggérées par les associations ordinaires du langage et à explorer les creux et les interstices de la Raison. « Être pauvre en leçons / Enseigner les lacunes » écrit-il ainsi au seuil du recueil Lacunes. Ou encore, dans Table rase : « La Vérité entamée / Pourrit vite ». Et de revendiquer son droit à la contradiction.
Le paradoxe ainsi réduit a minima se fait alors pointe : non seulement percée incisive qui met la pensée en branle, mais aussi, comme l’ont révélé les discrètes réactions du public lors de la lecture de poèmes par François Marthouret au théâtre des Déchargeurs à Paris le 2 mars dernier, trait d’esprit qui fait s’esquisser des sourires. Il ne faudrait pourtant pas s’y tromper. Loin de vouloir briller par le bel esprit, Paul Valet travaille cette économie de mots au nom d’un plus haut dessein. Il cherche, avec obstination, à atteindre une parole essentielle, comme le révèlent ces images : « Désherber le poème / Sans toucher aux racines », « Raboter les poèmes / Jusqu’à l’os ».
Le regard dilaté
Loin de vouloir briller par le bel esprit, Paul Valet travaille cette économie de mots au nom d’un plus haut dessein.
Pour parvenir à cette langue poétique, le poète évoque un état particulier où il n’est plus tout à fait lui-même : « Sur mon étrange auto-route / Les états seconds doublent tous les autres ». Se faisant l’héritier de Rimbaud, il présente aussi implicitement ses aphorismes comme autant de visions dans son poème intitulé « Le voyant ». Mais son regard est singulier : « Le fond de mes yeux / Est toujours en vacances ».
Motif récurrent de son œuvre, ce regard nimbé de vide renvoie alors tout autant à l’inspiration poétique de celui qui écrivait par temps d’insomnie (« Ce soir à l’aube / Par les yeux dilatés / Je m’échappe immobile / Comme un point de mire ») qu’à une forme d’au-delà (« Dès que je perds mon regard / Le large me le renvoie », « À l’embouchure d’une vie / Les yeux retournent au large », « Que pourrai-je contre les yeux / D’un parfait revenant ? »).
Nourri, lavé, soigné par les morts
La poésie procède en effet chez Valet d’un entretien muet avec les morts. Dans le poème « Ce soir à l’aube », la strophe finale aux accents hugoliens présente leur apparition au moment où le poète écrit, au petit jour : « À l’heure sans couleur / Quand les ombres s’épanchent / Les morts vont boire / À la source ». Le titre même de ce poème, en écho au célèbre « Demain, dès l’aube… » de Victor Hugo adressé à la fille disparue, Léopoldine, suggère que Valet noue en poésie un dialogue avec les morts.
Malgré la diversité de leurs visages, ces morts qui l’inspirent sont alors omniprésents. Parfois sereins et bienveillants, comme dans le texte qui ouvre le recueil Table rase : « Je suis habité par les morts : nourri, lavé, soigné par les morts. Les morts à moi sont heureux et placides. Leurs ombres s’écoulent lentement dans ma durée creuse et me bercent de leurs molles rengaines. J’aime écouter en dormant leurs appels sourds-muets. ». Ou bien morts d’épouvante : « La sablière de ma mémoire / Cache des enterrés vivants / Qui hurlent à la mort ».
Mais qui sont-ils, ces morts qui hantent le poète ? Et pourquoi l’ont-ils élu demeure de leur au-delà ? Paul Valet, qui s’intimait de « sortir de sa peau » en poésie tout en considérant la vie du poète comme une « doublure déchirée de son œuvre », affirmait d’un même mouvement le lien inhérent qui existe entre la vie et l’œuvre du poète, et l’écart irrémédiable qui les sépare néanmoins. Il rejetait ainsi ouvertement les éléments biographiques comme piètres intercesseurs de sa poésie et craignait de la voir réduite à l’expression d’un je situé et non universel. Ses poèmes, en revanche, nous livrent de précieux éléments et c’est vers eux qu’il nous faut d’abord nous tourner pour comprendre qui sont ces morts qui l’habitent.
Des siècles d’échos pour un mot rescapé
Dans le poème « Le retourné », l’omniprésence des morts est évoquée par Valet comme le résultat d’un événement à valeur de rupture radicale, séparant nettement un avant d’un après, et à l’origine d’une incommensurable solitude : « Encore hier / J’étais fort / Aussi fort que vous // J’escaladais vos nuages / Aux rampes d’escalier / Je débouchais dans vos villes / Aux crampes écarlates // D’échec en échec / Ma route était sûre // Aujourd’hui / Je me laisse envahir / Par les morts // De puissants chars des morts / Ont déferlé sur mes chemins / Dévasté mes terrains / Renversé mes remparts / Labouré mes limites / Ravagé mes lumières // Encore hier / J’étais rose / Aussi rose que vous // Me voici noir / Comme une terre / Retournée ». La mention des chars, des remparts et des limites, évoque à mi-mots, en même temps que le désastre personnel, la Seconde Guerre mondiale, aussi présente dans cet autre poème, sous la forme d’une fleur calcinée qui n’en poursuit pas moins sa hideuse croissance : « Mon siècle a brûlé son propre faîte / Et sa fleur calcinée monte en graine » (« Mon siècle »). Quoique partagé, l’événement consacre une rupture entre la personne du poète, marquée par la catastrophe, et ses contemporains et lecteurs à venir, englobés dans un « vous » antagoniste.
La poésie de Valet – empreinte de tant de dévastations, défaites et naufrages – revêt une dimension existentielle, dans laquelle l’austère simplicité des aphorismes prend une nouvelle signification
Valet évoque en effet de manière singulière le désastre fondamental qui l’habite, écrivant notamment dans « Le rescapé » : « J’arrive de si loin / Que ma présence me pèse ». Ou dans cet autre poème : « Je reviens à moi / Savoir d’où je viens // Il faut des siècles d’écho / Pour un mot rescapé ». Si lui-même n’a pas connu les camps d’extermination, étant chef des Forces françaises de I’intérieur dans le maquis en Haute-Loire pendant la guerre, et s’il est le premier à préciser que le mot « rescapé » doit être compris dans son acception générale, ces vers évoquent malgré tout cet indicible de la guerre qui a touché en particulier les parents et la sœur du poète, morts à Auschwitz. Et Paul Valet a beau atténuer dans les années 1960 les références précises aux événements historiques, ce traumatisme tant personnel que collectif, et qui dépasse la seule Seconde Guerre, irrigue nombre de ses textes : « Je suis habité par mille siècles / Et nous étouffons dans mon corps », « J’ai si longtemps dormi dans la fosse commune », « Les lieux communs / Sont des lieux qui me hantent ».
Endiguer la débâcle
La poésie de Valet – empreinte de tant de dévastations, défaites et naufrages – revêt alors une dimension existentielle, dans laquelle l’austère simplicité des aphorismes prend une nouvelle signification. Elle témoigne en effet de l’impérieuse nécessité d’une poésie suffisamment dense pour se maintenir à flots. « Un mot en trop saborde le navire » écrit ainsi le poète, à qui il faut « […] dresser / Un solide barrage de paroles / Pour endiguer [sa] débâcle ». Et les distiques se révèlent être autant un choix rigoureux qu’une incapacité à rejoindre un lyrisme débordant : « J’ai le souffle trop court / Pour escalader les nuages ».
La parole poétique, celle-là même qui porte le poète, devient alors tout à la fois salutaire et désespérée. « J’espère contre l’espoir » écrit ainsi Paul Valet. Poète du tragique, il a certaines fulgurances pour évoquer le destin (« Le destin / Ce chiendent triomphant ») et ne cesse, à l’image de Sisyphe, d’écrire des poèmes conçus comme autant d’échafaudages provisoires, avant de trouver des points de chute pour en faire table rase.
Valet de l’Eternel malade
La très haute idée de la parole poétique que nous propose ainsi Paul Valet se rapproche finalement d’une quête mystique. « Je suis le Valet / De l’Eternel malade // À cheval entre deux guerres / Je demande le chemin » écrit-il dans son poème intitulé « Dans les ténèbres ». Le médecin-poète s’y présente, déboussolé, au chevet de Dieu, avec cette expression très belle où l’Eternel devient éternellement malade, grâce à l’oscillation possible du mot, entre substantif et adjectif. La parole poétique prend ainsi soin de la déréliction du monde, sans en pouvoir mais.
La poésie du paradoxe si caractéristique de Paul Valet rejoint alors le langage de la foi. Après avoir cité Pascal en exergue d’une section de Table rase (« Dieu est un Dieu caché »), il réécrit en effet le célèbre aphorisme de ce dernier, en reprenant son sens originel : « Dieu a ses raisons / Que la raison abhorre ». La poésie, allant à l’encontre des modes de connaissance rationnels, devient sœur de la religion.
Ainsi, même si Paul Valet rejette la possibilité d’une parole véritablement prophétique, à un moment où les prophètes sont « en sable » et Dieu aussi caché que le noyau d’une « pierre d’aigle », cette « parole qui [le] porte » a bien une dimension oraculaire. Et d’aussi loin qu’elle nous vienne, des siècles passés et des plus grands désastres, sa voix porte toujours.
Marie Calmettes