Paul Lynch

Paul Lynch : le chaos du monde des hommes

Traduit par Marina Boraso et lauréat du Booker Prize 2023, Le chant du prophète fait de la fin de la démocratie irlandaise une réalité, relatant avec une poésie infinie et douloureusement âpre le destin d’une famille prise dans les rets de l’Apocalypse – mais le chant du prophète n’évoque-t-il pas plutôt l’apocalypse individuelle, celle d’une vie, plutôt que celle du monde ? 

Paul Lynch, Le chant du prophète

Paul Lynch raconte la bascule d’un État de droit à un État totalitaire et l’histoire d’une famille ballottée par le cours inexorable des choses. Eilish et Larry ont quatre enfants, deux adolescents, un garçon sur le point de le devenir et un bébé. Mark, l’aîné, est frondeur, farouche, agité par l’instinct masculin qui habite chacun des hommes de ce livre à l’exception du père. Tous couvent quelque chose de dangereux, prêts à tout pour prouver qu’ils sont forts, d’un côté ou de l’autre du pouvoir. Bailey, le cadet de treize ans, montre lui aussi des envies d’indépendance, se dresse face à sa mère, la conspue alors qu’elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour protéger ce qui reste de leur foyer. Même chez Ben, le bébé, se devine à terme une certaine malice, un besoin de frapper, de faire du mal alors qu’il n’en est pas encore capable. 

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Comme dans son roman précédent, Au-delà de la mer, Paul Lynch se livre à une réflexion sur la nature humaine : après l’avoir examinée seule face aux éléments, minuscule sur l’immensité marine, il s’intéresse cette fois à la société, à l’effet de groupe, à un pays qui tombe. 

Larry est responsable syndical et dès les premières pages, ses activités interpellent la nouvelle police mise en place, le GNSB. Puis c’est l’arrestation. La disparition, l’effacement. Comme tant d’autres, Larry se volatilise, introuvable si ce n’est dans les pensées, les souvenirs et le cœur de ses proches. 

« Pourquoi j’éprouve ça s’il n’est pas mort, pourquoi est-ce que je le sens tout le temps dans ma poitrine, même quand je dors, c’est toujours là quand je me réveille en pleine nuit, j’ai l’impression que quelque chose est en train de mourir à l’intérieur de moi, voilà ce que ça fait, et j’ai peur que cette chose qui meurt soit la partie de papa que je garde dans mon cœur […] »

Contre le voile des exactions et des répressions dont on ne parle pas, une armée rebelle se crée, diffuse et finalement presque aussi perverse que les suppôts du régime. Tout le monde est suspect. La vérité n’est plus ce qu’elle était – mouvante, elle est reformulée encore et encore, à l’envi, comme dans les dystopies de George Orwell.

« […] le [parti] s’efforce de transformer ce que toi et moi appelons la réalité, ils entretiennent la confusion, et si l’on prétend qu’une chose en est une autre et qu’on le répète assez longtemps, eh bien elle finit par le devenir, et il suffit de le répéter indéfiniment pour que les gens l’acceptent comment une vérité – rien de bien neuf là-dedans, je sais, sauf que cette fois ça se produit dans ta propre vie, pas dans un bouquin. »

Mère, femme, résistante ordinaire

C’est sur Eilish que repose la narration du Chant du prophète, ses ressentis nourrissant chaque phrase du récit écrit à la troisième personne du singulier. Les dialogues s’intercalent, viennent rompre la fluidité des phrases ou plutôt l’accentuer, intégrés à la narration sans signes avant-coureurs, symboles du chaos qui s’annonce, des pensées qui s’entrechoquent, du triomphe de l’incertitude. Envers et contre tout, contre tous, elle lutte, tâche de pallier les pénuries, la terreur de ses enfants, la dépression de Molly, sa fille, l’indomptabilité de ses fils, essaye d’ignorer la mise au ban, de surmonter la défiance, les barrages, les coupures de courant, la maladie de son père. Elle ne veut pas partir, il n’est pas question d’abandonner son mari qui reviendra peut-être, son aîné qui se dissout peu à peu dans l’anarchie – et pourtant, « […] l’Histoire est le registre silencieux de tous ceux qui n’ont pas su partir à temps. »

C’est donc un portrait de femme d’une grande finesse, mère-courage, épouse épuisée, que dessine Paul Lynch de sa langue à fleur de peau, de ses phrases longues, qui jaillissent de la page. Paragraphe après paragraphe, elles font naître des images et des sensations qui ne quittent plus le lecteur – odeur de poudre, asphalte fissurée, marche blanche, corps meurtris, torturés, morts. 

Poésie du chaos 

Les sentiments qui traversent Eilish, aussi flottants qu’indéfectibles, aussi immémoriaux qu’éphémères, acquièrent de la matière, deviennent tangibles grâce aux métaphores que crée l’auteur – ainsi également des concepts et des objets de l’esprit qui pour beaucoup se transforment en autre chose de concret. 

« Une ruée d’explosions, chaque déflagration faisant voler en éclats le silence de la nuit, quelque chose s’enroule autour de son cœur et se resserre. Elle baisse les yeux, sa brosse à dents dans l’évier, l’espoir qui lui est tombé des mains, comme l’eau au creux des paumes d’un insensé qui voudrait parcourir un immense territoire […] »

“De même, la nature répond à l’humanité, les règnes s’entrelaçant tandis que les arbres se font presque humains, que les humains se font presque bêtes.”

De même, la nature répond à l’humanité, les règnes s’entrelaçant tandis que les arbres se font presque humains, que les humains se font presque bêtes. Elle devient le symbole de ce qui était et n’est plus, du monde qui continue sa course quoiqu’il advienne, du temps qui coule et qui fuit, avec ou sans nous. 

« […] croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre, le chant du prophète dit toujours la même chose, un chant identique répété de siècle en siècle, le tranchant de l’épée, le monde dévoré par les flammes, le soleil qui sombre en plein midi, la furie d’un quelconque Dieu s’incarnant dans la bouche du prophète qui s’emporte contre l’iniquité à abattre, ce n’est pas la fin du monde que chante le prophète mais le sort de certains d’entre nous, autrefois, aujourd’hui ou dans les temps à venir […] »

Paul Lynch invite le chaos en Europe, en Irlande, en Occident, évoquant la guerre en Ukraine, et toutes les autres menaces qui couvent au sein du Vieux Continent. Il assimile aussi les Européens à ces migrants qui viennent d’ailleurs, rappelant que l’ordre tient à peu de chose, que l’équilibre pourrait bien être renversé et le reflet s’inverser. 

  • Paul Lynch, Le Chant du prophète, traduit par Marina Boraso, Albin Michel, 2025. 

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