Après avoir cheminé aux côtés de Jacques Chardonne, Panaït Israti ou encore Joseph Delteil, notre rubrique « Peut-on encore lire » vous emmène sur les traces du romancier Paul Gadenne, auteur entre autres de La plage de Scheveningen et des Hauts-Quartiers. Juan Asensio, critique littéraire et créateur du blog Stalker, prête sa plume à Zone Critique pour vous faire découvrir un de ces écrivains de cœur, ébloui par la grâce et injustement oublié.
« Commenter, chose irrémédiablement vulgaire ».
Paul Gadenne, Le Rescapé[1]
Aujourd’hui, si le cadavre de la littérature, que certains s’obstinent à vouloir disséquer ou même à tenter de ressusciter au moyen de quelques décharges électriques de très faible intensité, n’en finit pas de pourrir, c’est très certainement parce que, comme autant d’autistes, les écrivains ont cru bon de limiter leur attention aux destinées minuscules de leurs organes les moins nobles, jamais rassasiés qu’ils paraissent être de nous conter les mièvres odyssées d’Ulysse devenu acteur pornographique, voire agile morpion. La littérature crève, allons plus loin : l’art crève de ne plus regarder le grand large, plus précisément la mystérieuse et tremblante ligne qui sépare la terre du ciel et qui parfois, à la brune, ne nous permet même plus de distinguer cette terre du ciel, la première bue par les ténèbres tombantes, le second confondu avec l’horizon immense et froid, sans plus aucune limite. L’art crève d’une maladie similaire à celle qui ronge la conception que nos contemporains se font de l’éducation, devenu apprentissage plat et sans imagination de techniques (donc, stricto sensu, une pornographie) visant à nous insérer dans le règne de la quantité dénoncé par René Guénon et tant d’autres annonciateurs de catastrophe. Il faudrait apprendre, aux élèves comme aux professeurs, aux écrivains comme aux artistes de tout poil, et, bien sûr, aux critiques littéraires s’il en reste, à relever la tête, c’est-à-dire, comme le disaient jadis bellement les marins, à porter leur main en visière : mais, contrairement à ce que pensait Rimbaud, il n’y a plus guère de mains qui tiennent une plume, ni même d’yeux qui se décollent de leur écran de tablette tactile. Il faudrait, aussi, que nous réapprenions les vertus du silence seul capable de fonder un dialogue réel qui ne soit plus plate communication, bavardage, reportage universel selon le mot de Mallarmé. Il nous semble ainsi, après tant d’autres, que la très débattue crise du monde moderne est d’abord une crise du langage.
La nécessité d’une parole
Nous crevons donc mais nous crevons doucement, ce qui fera dire aux intellectuels les plus optimistes que le meilleur, une nouvelle fois, est pour demain et même, ne nous refusons aucun plaisir fût-il maigre, aujourd’hui. De quoi s’agit-il ? D’une littérature qui s’échapperait enfin d’un bocal où tous les agités se pressent de s’enfermer et de l’enfermer, ou, pour reprendre notre exemple, d’un enseignement qui retrouverait le goût et le respect de notre propre langue, riche d’une profondeur miraculeuse et pourtant bafouée. Nous crevons parce que l’art n’a plus de réelle présence, cette aura dont la fuite (vers quel ailleurs ou plutôt : vers quel arrière-monde frelaté ?) hors de notre univers aseptisé et reproductible à l’infini comme une toile de Warhol, horrifiait Walter Benjamin. Nous crevons parce que notre langue, javélisée des millions de fois dans l’essoreuse médiatique, n’est plus qu’un vulgaire chiffon que rougiraient d’utiliser de facétieux macaques pour échanger quelque information strictement utilitaire, langue que certaines de nos gloires littéraires dilapident pourtant sans vergogne en affichant leur postérieur versicolore avec autant de fierté que d’impudiques mandrills, langue encore que seuls quelques solitaires comme Paul Gadenne se sont obstinés à défendre contre les innombrables attaques menées par la Communication ayant étendu son règne à toutes les sphères, qu’elles soient littéraires, artistiques, intellectuelles, médiatiques ou enfin politiques.
« La crise du monde moderne est d’abord une crise du langage »
Tout entiers soumis aux lois régissant l’achat et la vente de n’importe quelle marchandise, la littérature et l’art ne font trop souvent plus que macérer dans un bidet mille fois sédimenté car l’une et l’autre, désormais, sont, littéralement, décentrés, ne sont plus préoccupés par ce « besoin métaphysique » évoqué par Paul Gadenne lorsqu’il écrit : « Le besoin métaphysique, besoin primitif, enraciné dans l’homme, impossible à extirper… Quelle que soit la passion avec laquelle je désire le bien de mes semblables, et même le mien parfois, j’éprouve une incapacité profonde à borner mes regards à l’horizon humain ; et plus qu’une incapacité, une répugnance ». Cette répugnance pourtant, aujourd’hui inversée et retournée contre l’exigence même de Gadenne, qui savait parfaitement combien l’effort et la difficulté nous rebutent, est devenue mépris, ce mépris dégoût, ce dégoût indifférence, et cette indifférence… Le dernier stade de l’abaissement sera tout proche lorsque, enfin débarrassés de toute contrainte aliénante, nous serons devenus comme ces poids dont parlait Carlo Michelstaedter : alors, incapables d’être persuadés d’autre chose que de notre chute sans fin, nous n’en finirons plus de tomber dans l’insignifiance. Une vraie parole, qui sera aussi persuasion comme l’écrivit cet auteur qui se suicida à vingt-trois ans après avoir écrit la dernière ligne de son mémoire, c’est-à-dire une parole qui ne sera pas seulement voile de fumée mais promesse de l’action, action tout entière et non plus écume d’action, action avortée, honteuse, bref, bavardage. Une vraie parole : voilà ce que nous sommes plus que jamais en droit – et en devoir – d’exiger, fût-ce contre les désirs rabougris de nos littérateurs. Une vraie parole, car c’est elle et elle seule qui commande nos devoirs alors que notre volonté s’amollit à force de baigner dans le sirop douceâtre de droits innombrables et creux.
Un professeur de fraternité
Paul Gadenne, poète, romancier et essayiste fut, aussi, professeur, exerçant ce qu’on appelle avec raison le plus beau et le plus noble des métiers, aujourd’hui l’un des plus salis par la démagogie de la co-construction pédagogique. Paul Gadenne fut professeur, et ce malgré la tuberculose qui l’emporta à 49 ans, l’obligeant, on s’en doute, à écourter ses années d’enseignement de façon drastique. L’époque actuelle étant au spectacle, Paul Gadenne peut à bon droit être considéré comme une espèce d’intermittent, non pas de l’effort et de l’écriture, qui étaient sa chair même et son esprit, le « ciel des fixes » qu’il contemplait constamment, mais de la fulgurance d’une renommée bien capricieuse à l’égard de son œuvre, voire parfaitement marâtre avec elle. Nous pouvons hélas affirmer, comme Henry de Montherlant l’écrivait de Barrès, et avec bien plus de rapidité que celle qui excentrait hors de notre cercle de références communes l’auteur des Déracinés, que Paul Gadenne s’éloigne. Il est vrai que, dans une société du paraître à outrance, un tel écrivain, d’une discrétion inadmissible, n’a certainement aucune place, lui dont l’œuvre est pur effacement, icône plutôt qu’idole. Professeur mais avant tout immense écrivain, Paul Gadenne reste ainsi un inconnu dans l’esprit même de celles et ceux qui jamais ne s’aviseront de parler à leurs élèves d’une œuvre admirable, préférant leur servir les habituelles carnes persillées de Voltaire, Zola ou Sartre (lorsqu’il ne s’agit pas de Prévert). L’écrivain fut professeur, au sens le plus noble de ce terme qui est à mes yeux indissociable de la notion méprisée de responsabilité, mot creux, mot frelaté, partout employé à la place d’un autre, admirable celui-ci : fraternité, qui est un mot à vrai dire lui aussi bien sali par le mercantilisme universel. Paul Gadenne comme Dostoïevski crut en effet toujours bon de rappeler que nous étions tous responsables des actes des autres, responsables donc coupables des atrocités commises par nos frères déclarés ou renégats, c’est-à-dire devenus, comme Caïn, nos ennemis les plus intimes. La fraternité qu’évoque Paul Gadenne n’est certes pas celle, utopique donc meurtrière, du communisme, encore moins le corporatisme de telle ou telle profession mais celle, spirituelle et éminemment chrétienne, qui unit tous les pécheurs, qu’importe qu’ils aient jeté des innocents sous la dent des lions de Rome, ou bien qu’ils aient transformé en savon plusieurs millions d’hommes, de femmes et d’enfants ou que, expéditivement et en toute bonne conscience, ils aient abattu d’une balle dans la tête les immondes collaborateurs déclarés, comme Hersent, traîtres. « Permettez-moi de vous dire que s’il y a une moitié de l’humanité qui rançonne l’autre, je me suis toujours honoré d’être dans la seconde moitié »[2], déclare le romancier qui, image poétique ou pas, nous donne l’éclairage le plus saisissant sur sa condition. Un tel cri de douleur qui déchire bien évidemment le masque de l’hypocrisie rejoint l’admirable volonté de pauvreté jetée par Simone Weil, autre dévorée vivante, à la face des puissants. Humble Paul Gadenne et même, à la nuance péjorative et ironique près, pauvre Paul Gadenne.
Humble Paul Gadenne et même, à la nuance péjorative et ironique près, pauvre Paul Gadenne.
Coupable parce qu’il est innocent, nous ne pouvons nous étonner que le génie romanesque de Gadenne, avec une remarquable constance, ait cherché à peindre le mystère de la damnation, cette culpabilité absolue, irrévocable. Ainsi Hersent, derrière lequel se cache un portrait de Robert Brasillach que Gadenne connut en khâgne, Hersent le traître à la patrie qui sera exécuté comme il se doit après la Libération, devient, sous de multiples métamorphoses, le personnage unique des romans de l’écrivain qui ne s’est jamais lassé d’assumer la garde du frère maudit, de laver la faute et d’accompagner l’errance mauvaise de Caïn, ce premier meurtrier, ce coupable par excellence, à la fois père et frère jumeau d’Hersent le caïnite, marqué d’une marque au front qui le fera exclure de toutes les communautés humaines. Sans doute le romancier, dont l’intelligence et la lucidité étaient extrêmes, a-t-il parfaitement compris qu’il ne pouvait strictement rien faire d’autre que d’accompagner son réprouvé prisonnier de l’hermétisme démoniaque, c’est-à-dire tenter quelque peu d’amoindrir sa peine, d’une parole, d’une écriture, d’une geste grandiose qui en disent tout à la fois l’horreur, le malheur et la damnation, comme le tenta William Faulkner dans le splendide Absalon, Absalon ! retraçant l’ascension et la décadence de son démiurge sudiste et personnage diabolique, Thomas Sutpen, qu’il s’agissait d’écouter bien plus que d’abandonner, de condamner peut-être, non sans avoir essayé d’en comprendre la volonté prométhéenne, comme telle vouée à l’échec cuisant.
Une sombre ferveur
C’est pourtant cette geste héroïque et noire, c’est pourtant cette parole qui ne se lasse pas de répéter la même histoire sous mille formes différentes, moins puissantes que le signe que Dieu a tracé sur le front du réprouvé, qui seront seules capables d’empêcher que le vagabond fratricide ne soit exécuté par vous et moi, l’anonyme de la foule, ce bourreau en puissance comme le savait Poe, quelque honnête passant sans doute n’ayant rien à se reprocher, qui croisera la triste figure du Maudit et se fera un devoir citoyen de le dénoncer aux autorités compétentes. Si donc la littérature, comme l’écrit Paul Gadenne dans un des textes d’À propos du roman, s’écrit et doit s’écrire devant le Bourreau, si l’acte véritable de créer, aujourd’hui plus que jamais, nous confronte à une solitude sans pareille, si notre voix doit accepter de subir le meurtre ordonné par les docteurs en pureté (l’expression est de Barbey d’Aurevilly), alors l’écrivain véritable, s’il ne peut décidément empêcher l’exécution, s’il ne peut rien faire – quelle que soit la procrastination toute borgésienne par laquelle il gagnera, pour son personnage, quelques heures de vie miraculeuse, avant que la balle ne s’enfonce dans le crâne du condamné –, n’en finira jamais d’être quitte, et est même celui qui n’en finira jamais de plaider l’innocence du puni, fût-il le premier criminel de l’humanité, le salopard le plus insigne de l’histoire.
« Pour le romancier, toute séparation est une pierre d’achoppement, c’est-à-dire un scandale, dont aucun pansement ne pourra cicatriser la plaie béante, qu’aucune consolation ne pourra apaiser ni même, a fortiori, guérir. »
Loin des édulcorations pour midinettes que nous sert le clergé catholique contemporain, Paul Gadenne sait que la culpabilité comme l’innocence traversent les âges, que le Dieu vengeur et impitoyable n’est pas uniquement le rêve de vieux Juifs à la nuque raide, obsédés par la punition de leurs ennemis jusqu’à la soixante-dix-septième génération : le romancier écrit d’ailleurs dans l’un de ses carnets que seul ce Dieu de l’Ancien Testament a quelque valeur à ses yeux. Il sait aussi qu’en évoquant dans Le Vent noir la sombre destinée de son personnage, Luc, il va retrouver la figure du maudit. L’enfermement dans le mauvais rêve est total, la mise en abyme parfaitement réussie puisque Luc lui-même, en parlant du livre qu’il a toutes les peines du monde à terminer, cette histoire décrivant ce qui va lui arriver, évoque la destinée de son personnage à sa compagne qui déjà, imperceptiblement, doucement, irrémédiablement, commence à s’éloigner de lui :
« Il interprète sa rupture, son échec, comme une condamnation. Il a été condamné, et le reste. C’est un condamné à vie, pour lequel il n’y a pas de rémission. Il tremble sous cet arrêt qui le sépare du monde, de lui-même : il a perdu son unité […] il est dans l’univers comme une espèce de rebut… … »[3].
Toute rupture est une condamnation. Hello, dans un raccourci prodigieux disait que la « mort, l’indifférence et la séparation sont trois mots synonymes synonymes »[4]. Il est vrai que, comme Paul Gadenne, encore plus que lui, Ernest Hello n’est plus lu. Bien sûr, une telle préoccupation, nourrie de livre en livre, s’ancre terriblement dans la vie même de Gadenne, qui jamais n’estima que la rupture entre deux êtres qui un jour se sont aimés pouvait devenir une vétille sentimentale sur laquelle une pitoyable littérature verserait ses grosses larmes purement rhétoriques. Au contraire, pour le romancier, toute séparation est une pierre d’achoppement, c’est-à-dire un scandale, dont aucun pansement ne pourra cicatriser la plaie béante, qu’aucune consolation ne pourra apaiser ni même, a fortiori, guérir.
La permanence du désespoir
Paul Gadenne, plusieurs fois, a perdu celles qui furent ses compagnes. Jamais cependant il n’a semblé souffrir davantage qu’après l’échec de sa relation avec Simone Crapart, de laquelle il s’est séparé définitivement en 1938 et qui, sans exagération aucune, l’a hanté pour le reste de ses jours. Dans l’un de ses carnets les plus remarquables, dont la rédaction a suivi la séparation douloureuse avec cette jeune femme, Paul Gadenne parle d’une « Permanence de désespoir »[5], état qui, notons-le, est inconciliable avec l’expérience humaine, puisqu’il est, au propre, la plus rigoureuse définition de la damnation : le désespéré, s’il ne peut guérir de son désespoir, fait au moins ce qu’il faut pour mettre un terme à son supplice dévorant. Quant au désespéré qui ne se tue pas, sans doute la part de lâcheté est-elle inséparable de la certitude qu’un jour une réponse sera apportée, fût-elle la plus surprenante de toutes lorsqu’il s’agit du miracle accepté d’une nouvelle rencontre, d’une reprise, mouvement de don et d’abandon, de gain et de perte qui hanta Sören Kierkegaard après sa rupture avec Régine Olsen. Il va de soi que Paul Gadenne a médité longuement le Danois génial, voyant peut-être dans son histoire la matrice de la sienne.
Cet état de désespoir permanent, réellement infernal, Paul Gadenne l’a contemplé en tout cas, ausculté longuement puis décrit avec une impitoyable lucidité dans chacun de ses romans, l’ensemble de son œuvre pouvant être assurément lu comme l’entrée dans un royaume figé par le sortilège mauvais et la folle tentative d’en rompre le charme. La rupture est un échec : elle est bel et bien l’Échec suprême, en d’autres mots la condamnation d’un être par un autre. Après avoir commis un meurtre, Luc pénétrera pour ne jamais en sortir dans ce royaume de fer. Il entrera comme Judas dans une nuit éternelle, lui qui n’a pourtant trahi personne, certainement pas celle qui l’a quitté sans une parole d’explication ni même de réconfort. Pour Luc qui, comme Macbeth, en s’enfonçant dans la nuit et le sang ne peut plus, désormais, revenir en arrière ni au grand jour, le meurtre sera une véritable libération. Mais ne nous trompons pas sur les intentions de Paul Gadenne qui désespérément cherche pour son maudit ce qu’il cherchera pour chacun des délaissés qu’il a peints : « Un être avec qui l’accord eût été complet, dont la présence eût été la compréhension même. Où était cet être ? Où était l’être qui eût été son allié depuis toujours, avec qui la communication, la communion, eussent été parfaites ?… ».
« L’ensemble de son œuvre pouvant être assurément lu comme l’entrée dans un royaume figé par le sortilège mauvais et la folle tentative d’en rompre le charme. »
Guillaume Arnoult, le personnage principal de la Plage de Scheveningen (1952), entrera lui aussi, le temps d’une nuit mystérieusement élargie, dans ce lieu où les paroles, en se figeant, acquièrent l’éclat métallique de l’irrévocable, ce poison du diable selon Léon Bloy. Séparé une nouvelle fois de celle qu’il a aimée naguère, en la quittant après cette nuit augurale sur le rivage du monde en guerre, Guillaume trouvera-t-il du moins, sans doute pour ne point pouvoir s’y reposer, la réelle et lumineuse présence d’une halte qui, sans rien expliquer du mystère de la séparation, affirmera qu’une pureté miraculeuse peut être reconquise par le réprouvé ? Paul Gadenne, tout comme Kierkegaard qu’il a lu avec passion, a donné un nom à cette reconquête : la Reprise, ne craignant pas d’affirmer qu’elle seule permet au passé de ne point perpétuellement contaminer le présent, en ouvrant celui-ci à l’éternité. Je ne puis affirmer avec certitude que le romancier est parvenu au stade religieux de la reprise ou bien au contraire, comme l’un des pseudonymes de Kierkegaard, Constantin Constantius, s’il a pu faire sien ce constat d’échec : « La reprise est aussi trop transcendante pour moi. Je peux bien faire le tour de moi-même ; mais je ne peux pas sortir de moi pour m’élever au-dessus de moi-même ; quant au point d’Archimède, je ne puis le découvrir »[6]. Mon sentiment est cependant que, sans doute, Paul Gadenne, tout comme Kierkegaard d’ailleurs, a compris que la Reprise était impossible, qu’elle était comme ce château inaccessible qui alimente la rêverie du personnage de L’Avenue (1949) ou la ville de Carcassonne dans un beau conte mélancolique de Lord Dunsany. Échec ? Non, car il faut attendre l’ouverture de la porte, la promesse de libération et le signe de Dieu, comme Gadenne l’apprit de sa lecture de Kafka, sans même que nous soyons assurés de ce signe, de cette promesse et de cette attente qui dès lors sembleront vides, inutiles et cruelles puisque c’est l’attente qui, toute entière, est religieuse, bien davantage que le moment purement hypothétique sinon strictement impossible où la porte s’ouvrira, où le gardien intraitable en barrant l’accès s’effacera pour laisser passer celui qui jamais n’aura désespéré.
Ébloui par la nuit
Oui, en dépit même de son mariage avec celle, Yvonne Parison, qui allait lui demeurer d’une fidélité rayonnante (par exemple en déchiffrant patiemment les milliers de pages inédites que laissa l’écrivain après sa mort), Paul Gadenne n’a peut-être jamais songé, n’a sûrement jamais pensé, une seule seconde, à ne plus questionner l’intolérable. Ainsi comprenons-nous les limites d’un recours à ce que nous savons de la propre vie de l’auteur : l’explication biographique ou, bien pire, le salamalec psychologique sont presque toujours d’une confondante naïveté, qui embastillent d’une chape de plomb la bouillonnante liberté humaine, qui l’embabouinent des grimaces les plus ridicules. Ce n’est donc pas parce que le romancier a souffert d’être séparé à jamais de celles qu’il a aimées qu’il s’est mis à écrire des romans de reconquête amoureuse autant que spirituelle, appellations pour quatrièmes de couverture rédigées par une quelconque midinette universitaire. Dire cela serait se condamner volontairement à la plus ignoble bêtise ou, ce qui est un peu identique, au pyschologisme. C’est au contraire parce que Paul Gadenne a été dévoré par une véritable faim religieuse qu’il n’a eu de cesse de quêter le moment où l’amour se transformait en mépris et la joie en rage puis en indifférence, cet instant mystérieux, incommensurable mais fugace, cet équilibre précaire d’un Bien fragile qui n’a pas encore basculé dans le Mal, puis a essayé de remonter la pente en somme, a tenté d’inverser le cours inéluctable qui nous emporte depuis l’instant fatal de la Chute. C’est donc au contraire parce qu’il a su lire dans les œuvres d’un Conrad, d’un Faulkner et, bien sûr, d’un Kafka, une interrogation pressante de notre condition d’hommes creux débarrassés de Dieu que l’anecdote la plus insignifiante, par exemple l’échouage sur une plage d’un cétacé, a pu résonner de bouleversantes questions, et être soulevée jusqu’à la dimension d’une apocalypse, autrement dit d’une révélation. Ainsi, comme nous le voyons dans la courte nouvelle intitulée Baleine (1948), sans doute l’un des chefs-d’œuvre pratiquement inconnus de la littérature française, le cadavre immense de l’animal biblique venu mourir sur une plage ne peut être occulté. À vrai dire, il est même exposé aux yeux de tous, comme celui d’Abel, car depuis la nuit des temps il pue sous le nez des belles comme la charogne baudelairienne, il empeste de son odeur la terre entière, mais nul ne semble le voir, et la puanteur, ma foi, nous finissons tous par nous y habituer lorsque nous ne vivons plus que dans un monde o la mort seule semble rôder, cherchant qui dévorer. Nous devons nous résigner à flairer cette puanteur, vieille de plusieurs millénaires comme nous devons ne pas craindre d’écouter le grondement des armes qui déchirent le ciel, au loin, d’explosions de chaleur, puisque c’est finalement la même chose, qui porte le nom de corruption. Mieux, nous ne devons pas craindre de contempler longuement l’étrange vie de l’animal mort qui, dans le bouillonnement même de la décomposition, deviendra le gage et la promesse des moissons futures : les « eaux du déluge se retirant, nous marchions sur cette vase étrange où la mort est grouillante, où se lèvera » pourtant, au-delà des blêmes éclaboussures du pourrissement et contre toute assurance empirique, le « blé des pharaons ».
Paul Gadenne a été dévoré par une véritable faim religieuse qu’il n’a eu de cesse de quêter le moment où l’amour se transformait en mépris et la joie en rage puis en indifférence, cet instant mystérieux, incommensurable mais fugace, cet équilibre précaire d’un Bien fragile qui n’a pas encore basculé dans le Mal
Nous poser, comme je l’ai fait à propos du mariage de Paul Gadenne, la question de la grâce (le mariage comme Reprise véritable) que le romancier refusa peut-être, secrètement, au plus intime de sa conscience et de son cœur, c’est coupablement empiéter sur ce que nous pourrions appeler le domaine réservé propre à tout créateur, c’est tenter d’émousser cette « fine pointe », comme Maître Eckhart l’appelait, unissant l’homme à Dieu, Paul Gadenne à celui qu’il n’a jamais cessé de questionner. C’est vouloir, en un mot, percer le mystère du romancier, la voie oblique, la petite voie qui le mena à Dieu, moins que cela même, à l’éblouissement infini devant le seuil, qu’il ne s’agit même pas ou même plus de prétendre franchir. De toute façon, avec Paul Gadenne, les amateurs de publicité seront toujours frustrés puisque l’humilité de sa démarche spirituelle, l’extrême pudeur avec laquelle il parle de Dieu est ainsi la chose la plus parfaitement éloignée de l’apostolat publicitaire d’un Claudel. Peut-être est-ce même, je ne crains pas de le dire, la chance réservée à ces auteurs cachés, secrets qui, comme Ernesto Sábato, n’ont pas cru bon de sonner le buccin de l’Apocalypse chaque fois qu’ils pénétraient dans une église, si tant est qu’ils aient été coutumiers de semblables pèlerinages et de leur automatique évocation écrite. Cette voie oblique, cette voie que nous pourrions qualifier du terme, réservé aux écrits mystiques, d’apophatique, c’est-à-dire négative, n’est jamais mieux illustrée, à mon sens, que dans le dernier roman de Paul Gadenne, posthume, Les Hauts-quartiers (1973), immense fable du dépouillement spirituel, de la pauvreté en Christ, qu’une étude pourrait sans doute très utilement comparer, une fois de plus, aux écrits de Simone Weil : « Taudis et Spiritualité » notera d’ailleurs le romancier le 16 décembre 1954 à propos de ce roman.
Dans L’Avenue, nous pouvions comprendre l’histoire du sculpteur Antoine Bourgoin tentant de mener à la perfection sa statue, Ève, et essayant de scruter le mystère de la Construction, sur la signification de laquelle les habitants d’une petite ville du Sud-Ouest de la France ne parvenaient pas à se mettre d’accord, comme une méditation sur le sens de l’Art, qui ne peut être, pour Gadenne, qu’un moyen de quêter Dieu, en redonnant à la beauté sa pleine consistance terrestre, charnelle. Le même parcours en creux, comme une lumière trop vive qui, en frappant la pellicule, aurait noirci toute image, pouvait se lire dans La Rue profonde, dont l’écriture fut presque rigoureusement contemporaine de celle de L’Avenue. Si Paul Gadenne est ainsi un quasi-inconnu aux yeux de nos critiques, c’est sans doute parce qu’il effaça consciencieusement toute trace trop évidente, trop éclatante, toute publicité qui ne pouvait que le corrompre. Plus profondément, c’est parce qu’il fut, à l’instar d’un Bernanos qui aurait été dépouillé de son génie de l’invective, un écrivain de l’inquiétude et que celle-ci ne nous importe plus, ne nous aiguillonne plus comme une fièvre dont il faudrait à tout prix augmenter la température.
Vivre est une affaire sordide et répugnante si chacun de nos jours n’est pas redoublé par la toile de l’écriture.
Vivre, donc, ne sert à rien, vivre n’est rien de plus que l’aventure commune de pourceaux dont l’unique but est de se bâfrer sans jamais lever la gueule vers le ciel, à la différence des chiens de Lautréamont qui, au moins, étaient épris d’infini. Vivre est une affaire sordide et répugnante si chacun de nos jours n’est pas redoublé par la toile de l’écriture, si le bavardage n’est pas porté par le contre-point de la littérature et si celle-ci, de toutes ses forces et de ses maigres prestiges, ne tente pas de contempler l’unique Visage qu’il importe de contempler, ne tente pas de parler la seule langue qu’il importe de parler. Oui, nous crevons de n’être pas portés par une littérature qui nous élève au lieu de nous rabaisser, qui nous plonge dans la tourbe du bavardage et de la parole salie, qui empoisonne notre sang avec les mauvais rêves d’Ailleurs de pacotille.
Épilogue
C’est ainsi que l’écriture de Paul Gadenne se double à nos yeux d’une vertu éminemment pratique, qui l’incarne un peu plus profondément et lui confère une force et une portée bien éloignées du bruit faux et de la fureur passagères de nos lettres superficielles et cliquetantes. Car, face à l’émouvante simplicité de l’œuvre de Paul Gadenne, face à son humilité qui se tend, ne cesse de se tendre vers son Créateur, que les pompeuses explorations des contrées mythiques auxquelles se livre Julien Gracq (né en 1910, Gadenne étant né trois années plus tôt), jamais avare de déployer les prestiges d’un romantisme allemand mâtiné de roman de gare, nous paraissent vaines et, une fois de plus, condamnées, à la différence du portrait de Poe, à ne jamais s’incarner, à ne jamais sortir de leur cadre pour changer le cours d’une vie. Julien Gracq, présenté comme le plus grand écrivain français vivant par toute une faune castrée de bavards, n’a très probablement jamais eu un mot pour l’œuvre de Paul Gadenne, pourtant son exact contemporain alors que, plus certainement que Jean-René Huguenin, l’auteur du Vent noir eût mérité le titre d’écrivain de l’inquiétude.
Car, après tout, pour moquer une sentence de l’auteur du Château d’Argol, si la littérature n’est rien de plus qu’un repaire enchanté de créatures timidement diaboliques ou pâlement lumineuses, à quoi cela sert-il d’écrire ? Et, si L’Énéide, dont les racines s’enfoncent très profondément dans un humus qu’il nous est parfaitement impossible à présent de sonder, n’est pourtant rien de plus qu’un somptueux chant cependant bien incapable d’alléger la souffrance des hommes, pourquoi alors, comme le pensa Hermann Broch, ne pas se résoudre à en brûler le manuscrit inutile ?
C’est donc l’humilité et la profonde vérité de l’œuvre de Paul Gadenne qui font qu’elle accompagnera toujours l’homme dans sa quête harassante, parce qu’elle ne le trompe pas et ne tend pas devant ses yeux une toile de foire l’empêchant de fixer l’horreur. L’œuvre de Paul Gadenne ne ment pas, ne tend pas un miroir séducteur devant nos yeux qui ne cessent de quêter des visages là où nos écrivains ne leur offrent que quelques masques qui se fendillent d’ailleurs de tous côtés, et révèlent le visage aussi hideux que commun de l’imbécile au sens que Bernanos donnait à cette insulte. C’est aussi cette même humilité et cette même vérité qui font que, jamais, nous ne pourrons reprocher aux romans de Paul Gadenne leur coupable esthétisme, en un mot, leur indifférence à ce qui appartient au règne si fragile de l’homme. C’est la souffrance même du romancier, personnelle avant que d’être écrite, qui a incarné son œuvre dans la chair humble et misérable soumise à la douleur de la maladie, à la séparation, à la mort, à la pourriture mais aussi, dans le même mouvement pascalien qui est le sceau de notre grandeur invisible, mouvement qu’il fut donné au génie de Gadenne d’évoquer sans relâche, à la gloire.
Cet abaissement est pourtant élévation, cet effacement est pourtant présence pleine, cette petitesse est pourtant force, réelle force, seule force capable de faire face à la brutalité de notre âge. Cette humilité qui ne s’est jamais payée de mots est celle qui à jamais rendra la balle du bourreau impuissante face à notre irrésistible volonté.
Juan Asensio
Juan Asensio est essayiste et critique littéraire. Il a publié plusieurs ouvrages et études sur la figuration du démoniaque dans la littérature. Il a créé en mars 2004 le blog Stalker – Dissection du cadavre de la littérature (http://www.juanasensio.com/).
Bibliographie
- La Rupture : Carnets, 1937 – 1940, Rézé, Séquences, 1999
- Siloé, Gallimard, 1941 ; rééd. Seuil, 1974.
- Le Vent noir, Gallimard, 1947 ; rééd. Seuil, 1983.
- La Rue profonde, Gallimard, 1948 ; rééd. Le Dilettante, 1995.
- L’Avenue, Gallimard, 1949.
- La Plage de Scheveningen, Gallimard, 1952 .
- L’Invitation chez les Stirl, Gallimard, 1955 ; rééd. dans la coll. « Folio », 1982.
- Les Hauts-Quartiers, Seuil, 1973; rééd. Seuil, coll. « Points Romans », 1991.
[1] Le Rescapé. Carnet (novembre 1949 – mars 1951, Rézé, Séquences, 1993), p. 75.
[2] La Rupture, Carnets, 1937-1940 (édition établie, présentée et annotée par Delphine Dupic, avant-propos de Didier Sarrou, Rézé, Séquences, 1999), p. 48.
[3] Le Vent noir (Seuil, 1983), p. 100.
[4] Ernest Hello, L’homme. La vie. La science. L’art (Librairie académique Didier, Perrin et Cie, Libraires-éditeurs, 1894), p. 254.
[5] La Rupture, op. cit., p. 183.
[6] La Reprise (Flammarion, coll. GF, 1990), p. 130.
Pour des soucis de lisibilité, la rédaction de Zone Critique a fait le choix de ne pas publier l’intégralité de l’apparat critique de cet article.