Patrick Varetz ou la densité du bonheur

Patrick Varetz vu par Luc Laly
Patrick Varetz vu par Luc Laly

Zone Critique vous convie à la lecture d’un véritable « conte à dormir debout » imaginé par l’écrivain Patrick Varetz : Petite vie. Ce second roman d’une trilogie fait suite à Bas monde. Le troisième roman est déjà rédigé et devrait paraître prochainement. Ainsi se refermera « le cercle du temps » qui emprisonne l’écrivain — qui tente d’« épuiser une forme de colère » – dans un ressouvenir hyperbolique déconseillé aux âmes sensibles dépourvues d’humour.

Patrick Varetz — Petite vie — P.O.L — Mai 2015
Patrick Varetz — Petite vie — P.O.L — Mai 2015

Ce conte spirituel nous est raconté par un être connaissant — une voix – qui revisite les événements du passé sous la forme d’un garçonnet (10 ans) prénommé Pascal. Nous avions déjà assisté à un premier “voyage” de cet être connaissant lorsque nous avions lu Bas monde, le précédent roman de Patrick Varetz. Nous pensions à l’époque (avril 2012) que nous avions échappé au pire en laissant Pascal — alors nourrisson, dans les bras d’Arlette — « le nez dans le chemisier de [son] ange gardien », même si nous étions prévenus et que nous savions pertinemment que ce Bas monde était « un cauchemar inachevé ». À l’intérieur du crâne étréci de Pascal, alors nourrisson, le “voyageur” nous apprenait que « c’est en étudiant de près l’horlogerie de [son] petit univers [qu’il] conforte, ignorant des règles, [son] hasardeux système de défense ». Nous avions pensé immédiatement à Marin mon cœur d’Eugène Savitzkaya que nous relisons ici : « depuis qu’il y est apparu, Marin réorganise le monde » car « Marin s’intéresse aux minuscules particules qui constituent le monde ».

Indétectable
Nous explorons cet indétectable univers que Patrick Varetz nous fait littéralement sentir depuis l’intérieur du crâne de Pascal devenu un garçonnet dans Petite vie. L’auteur prend le parti de « travailler sur l’intime pour toucher les gens dans ce qu’ils ont de plus intime ». Nous sommes continuellement émus sous l’effet hypnotique, cadencé de la langue varetzienne et de sa « subjectivité totale ». Nous devenons au fil (d’acier, tendu) de la lecture en parfaite empathie avec les sujets de cette expérience vitale : Petite vie. Nous ressentons sans jamais juger. Nous sommes attentifs envers chacun des membres de cette aberrante famille comme nous le serions au-dessus d’une paillasse, l’œil rivé au microscope, en train d’observer un captivant monstre biologique fabriqué par une société sans scrupules.

Nous allons observer avec une immense curiosité comment fabrique-t-on un écrivain ?

Comment fabrique-t-on un écrivain ?
Au cours de notre lecture de Bas monde et de Petite vie, nous allons observer avec une immense curiosité comment fabrique-t-on un écrivain ? En mettant le cap au pire dès la conception, en décidant que Pascal serait le produit d’un viol en réunion, puis en le jetant vivant et prématurément dans le monde après que Daniel, le père, « ce salaud », « sans lèvres et sans vocabulaire », dont il serait l’enfant illégitime, eût roué de coups la future parturiente, Violette, la mère, « la putain, la pochetée », puis en enfermant le trio dans un « deux-pièces de trente mètres carrés », puis dans une « maison idéale », puis en choisissant pour berceau « un vulgaire carton à chaussures », puis un « lit-cage », puis un lit si vaste que les orteils du futur écrivain n’en atteindront jamais l’extrémité, puis en confiant la destinée commune du trio à un « médecin sarcastique », le docteur Caudron, et « son infirmière brutale », Léonie, la grand-mère de Pascal et la mère indigne de Daniel, puis en laissant entrer à l’intérieur du foyer « le brouhaha du monde » qui leur parviendrait avec « la logorrhée de la radio », puis celle de « l’énorme téléviseur », puis en laissant les sujets adultes de l’expérience faire usage immodérément d’alcool, de benzodiazépines, de Gauloises, puis en administrant de la cortisone à haute dose à Daniel, puis en entretenant « une chaleur de fournaise » dans le foyer, puis en programmant les sujets de l’expérience pour que leurs esprits fussent mobilisés par une « lubie obsessionnelle de survivre », puis en les astreignant au bonheur, puis en faisant prendre conscience de sa propre finitude à l’enfant — déjà poète — en l’obligeant à être le témoin de scènes sexuelles vécues par les parents et de bagarres conjugales, puis en douant le petit poète de sensualisme, puis en le mettant en contact avec d’autres enfants qui exploreraient comme lui l’animalité en eux.

Il fascinera ses lecteurs en leur confiant le secret de la naissance d’une vocation d’écrivain : la sienne.

Qu’est-ce que le bonheur ? 
« Qu’est-ce que le bonheur ? » Que faire des fragments de soi et de ceux des autres quand « les miroirs se brisent » ? Patrick Varetz répond à l’injonction paternelle : « Qu’est-ce que tu attends ? Écris ! » en réalisant que « la question du bonheur, à ce point cruciale, ne saurait s’expédier en un seul paragraphe », et en décidant de consacrer toute son œuvre à cette troublante question. L’auteur ramassera les fragments de soi et des autres, ses proches parents, comme le fait Violette dans Petite vie, quand Pascal provoque la chute d’une porte d’armoire dont le miroir se brise. Il rassemblera les « éclats de nuit » qui traversent son passé pour parvenir à réunir ce qui était désuni et recomposer ainsi un passé possible et tenable. Le Verbe triomphera. Il fascinera ses lecteurs en leur confiant le secret de la naissance d’une vocation d’écrivain : la sienne. Le poète, « fataliste précoce », qui avoue : « j’ai une propension, quand j’imagine, à imaginer le pire, toujours le pire ». Une imagination qui permettra au petit garçon transparent qu’il crut être et au petit garçon agité qu’il fut de « s’opacifier » en quelque sorte, de légitimer sa présence dans ce monde — voué au bonheur — auquel il croyait ne pas appartenir et où il fut jeté ainsi que ses parents.

Patrick Varetz — Bas monde — P.O.L — Avril 2012
Patrick Varetz — Bas monde — P.O.L — Avril 2012

Après avoir assisté à la valse-hésitation du garçonnet Pascal entre le désir de « contrarier la fatalité » et celui de se « laisser absorber par la médiocrité (jusqu’à disparaître) », nous sommes enchantés que Pascal ait décidé « de persévérer dans l’exercice périlleux de la lucidité ». Ainsi, nous ne ressortirons pas indemnes du « pays mental » de Patrick Varetz, de ces odes à la douleur d’aimer que sont Petite vie et Bas monde. Lecteurs, nous comprenons que nous engendrons le désordre car « les mots, (…), possèdent ce pouvoir d’agiter les ténèbres ». Nous pouvons nous confier à nous-mêmes : « les livres m’ont enseigné le goût et le bonheur du ravage » (Bohumil Hrabal, Une trop bruyante solitude).

 

  • Petite vie de Patrick Varetz, P.O.L, 192 pages, 16 €, mai 2015
  • Bas monde de Patrick Varetz P.O.L, 192 pages, 14 €, avril 2012
  • Vidéo de la rencontre avec Patrick Varetz en compagnie du critique littéraire Fabrice Thumerel, autour du livre Petite vie publié chez P.O.L. Le 13/05/2015 à la librairie « Le Bateau Livre ».
  • Rencontre avec Patrick Varetz et le maître de cérémonie Thierry Guichard autour du livre Bas monde publié chez P.O.L. Le 07/08/2013 au café-librairie « La Part de l’Ange ».
  • Film de Nicholas Ray : Derrière le miroir, collection Grands Classiques, Carlotta.

Estelle Ogier


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