Paraît aujourd’hui le nouveau livre de Patrick Autréaux aux éditions Verdier, La Sainte de la famille, un récit autobiographique mais qui ne se perd pas dans la confession, texte qui ouvre un nouveau cycle sobrement baptisé « Constat », et promet par le retour à soi l’exploration toujours neuve d’un univers familier.
De ce « Constat », titre du nouveau cycle, on trouvera une explication dans l’article consacré à Ferdinando Camon dans la dernière livraison d’Europe (janvier 2023). Si Patrick Autréaux s’appuie sur sa lecture du texte La Maladie humaine – un titre mi-autréalien mi-durassien – c’est pour mieux en montrer, comme à son habitude, comment la rencontre d’une œuvre a permis l’ouverture d’un monde en soi, non pas dans l’accaparement égotiste dont nos contemporains ont l’usage facile mais plutôt en signifiant de quelle manière l’altérité fait s’effondrer en nous un mur qui éclaire des espaces nouveaux, augure la rencontre d’une altérité jusqu’alors inconnue ou invisibilisée. Comment elle s’institue « lisière ».
Le témoin contre l’épiphanie
Si le propos ici n’est pas le bel article paru dans Europe, il nous permet pourtant de comprendre ce talent du biais propre à Autréaux, car ce n’est pas autrement que s’ouvre ce nouveau volume qui s’empare de cette petite sainte pour mieux parler de ces espaces inattendus. La sainte de la famille n’est autre que Thérèse, Martin ou de Lisieux, bref Sainte Thérèse. Il l’évoquait brièvement dans son précédent texte paru aux éditions du Chemin de Fer – L’Instant du toujours – mais a déjà travaillé sur cette figure importante de la mystique pour l’anthologie des écrits de la jeune femme, choisis et présentés par lui, en 2008, aux éditions du Seuil. Ici, elle se fait presque amie imaginaire de l’enfant du récit. Sainte Thérèse, figure importante de la famille de l’auteur en ce qu’il l’aura croisée à plusieurs reprises dans les traditions et les discussions familiales, Thérèse donc en filigrane, comme pour remonter le fil de l’histoire, car si Camon a ouvert des territoires autres, Thérèse aussi. Jeune, déjà, l’enfant lui parlait comme l’on parle à nos animaux, à un Dieu auquel on ne sait pas que l’on ne croit pas ; car elle appartient à la mythologie familiale, elle se fait réceptacle d’une parole qui cherche une oreille, une écoute, un témoin : « Nous avons autant besoin de témoins que de sauveurs », écrit Patrick Autréaux, qui n’ignore pas combien la parole est une arme versatile. De ces témoins donc il faut dire le pouvoir qu’ils ont d’accueillir, combien ils jouent quelque chose de l’abandon qui appelle en nous. Aussi, ce n’est pas un récit éploré de l’enfance que livre ici l’auteur mais plutôt l’histoire de coïncidences, de ces moments étonnants de nos vies où émerge un sentiment singulier dont se faire le témoin : Thérèse aura perdu sa mère au même âge que l’auteur sa grand-mère, et si cela ne révolutionne pas son histoire – car le texte ne cherche pas la révélation – , au moins la mythologie familiale et donc personnelle s’éclaire-t-elle d’une coïncidence nouvelle qui vient dire quelque chose de la construction de soi : « Enveloppant la morte qui se cachait dans les buissons et les fleurs, esquissant une auréole au-dessus de l’ombre, une sainte y planait elle aussi. Elle m’a accompagné tout au long de mon enfance – et même bien avant que je naisse. Je ne prononce pas son nom sans craindre les sarcasmes. Ou des haussements de sourcils. Je dis sainte au sens que lui donnent les catholiques ; mais je la décanonise, imitant d’autres avant moi, pour la tutoyer comme quelqu’un de la famille. »
Si Autréaux remonte le fil thérésien dans le labyrinthe de la mémoire pour mieux, comme il l’affirme lui-même, « réinterroge[r] ainsi un parcours social, ses obstacles et ses détours » c’est aussi pour questionner son propre rapport à l’écriture, l’écriture comme un « non-lieu ».
Car si La Sainte de la famille est un récit de l’enfance, en ce qu’il ouvre, dans ce premier volume du cycle, cette période par le truchement d’une figure tutélaire, il est surtout l’exploration d’une enfance de la pensée et de l’écriture, un récit qui porte en lui des ramifications inattendues pour revenir aux textes précédents, lesquels certes ne forment pas un passage obligé à la compréhension du nouvel ouvrage mais s’éclairent comme d’autres possibilités pour le lecteur. Dans ce texte si sensible Autréaux remonte le fil thérésien dans le labyrinthe de la mémoire pour mieux, comme il l’affirme lui-même, « réinterroge[r] ainsi un parcours social, ses obstacles et ses détours » c’est aussi pour questionner son propre rapport à l’écriture, l’écriture comme un « non-lieu ». « Ce livre ne sera peut-être jusqu’au bout que la recherche de détails en poussière, que je répugne à inventer et dont j’assemble les traces. Moins une histoire de famille ou celle d’un secret, que ce qui filtre rarement du passé et appartient parfois à la littérature : ces émotions enfouies, souffrances et questions sans réponse, ce délaissement où l’on se croit et que personne ne vient apaiser, l’extinction anonyme de notre très intime, ce si humain qui disparaît plus vite que les chairs. »
Le constat et l’outre-soi
En effet, aucune enquête familiale, pas de motifs cachés ou de vindictes hargneuses, mais bien le constat d’une réalité qui fut et sa compréhension progressive sous le regard averti du lecteur. Si le texte déploie une tentative de démasquer ce n’est pas pour révéler un quelconque mystère donc mais pour considérer l’autre face de la pièce, l’envers de l’histoire : « Comment savoir ce qui se trame dans l’ordinaire des choses, dans leur apparente banalité ? » Porter témoignage de la réalité des présences qui se nouent dans la rencontre de l’histoire. Ce qui en nous répond à un geste systémique, non pas d’une réponse qui serait purement celle de la psychanalyse – et pour cause ! – mais qui puise bien au-delà et cherche dans le rapport au monde et à l’histoire, histoire de l’outre-soi, la compréhension du présent, pour mieux s’affranchir de la contrainte du lieu – entendu comme situation – et explorer les « non-lieux », comme autant de lieux à-venir.
En ce sens, l’écriture s’aventure vers un inconnu sensible, et replace alors l’auteur dans la positon du témoin. Car si élucider c’est sauver, si enquêter c’est résoudre, Autréaux cherche à comprendre, lire et lier : témoin plus que sauveur, dit-on, car on ne sauve pas de l’histoire qui a eu lieu, on conjugue en se déchargeant du sens trouvé, et c’est bien de cela qu’aura été témoin Thérèse dans l’enfance, à qui il s’adresse parfois : « Je ne sais rien de toi, je ne sais pas que Dieu naît dans la perte. Et qu’il y a un moment où il faut s’appauvrir. S’appauvrir pour se concentrer, sans étouffer ce qui pulse encore. Devenir volcan sans éclater, mais en laissant passer la chaleur, les sources, les vapeurs, parfois la lumière des sommets. Découvrir en soi cette présence dans le paysage, inoubliable présence doublée d’une sorte d’absence. »
Et sans doute est-ce précisément parce qu’elle n’aura pas toujours trouvé en Dieu une réponse et un sens, une élucidation et un sauvetage, que Thérèse est une figure qui parle tant à l’auteur, lui qui cherche au gré de l’écriture à arrimer ces voix de la « volière intérieure », de cette vie autre, vie première, qui s’agite au dedans même de nos corps silencieux : « Savoir que personne ne recueillera ce qui est sans témoin me tord le ventre. »
Le constat qui débute ici est celui de ce qu’aura été l’histoire mais aussi l’écriture, l’expérience même du geste qui s’ouvre dans la scène de l’écriture, au seuil – lisière – de soi-même et de la parole à-venir, vers ce « trou que personne ne soupçonne. Pas même moi. J’ignore que j’ai oublié. » Et devant la faille, à la lisière donc, l’écrivain se fait témoin, et tend le fil à qui voudra s’y abandonner, car La Sainte de la famille est un texte plein de promesses où la parole surgit dans sa recherche de l’abandon, déchargée du drame et ouverture sur sa propre coïncidence avec le monde.
Crédit photo : (c) Marianne Dauphin