A l’occasion de la parution de La Sainte de la famille aux éditions Verdier et de L’instant du toujours aux éditions du Chemin de fer, Patrick Autréaux revient sur son rapport à l’écriture dans un entretien en deux temps, qui met en lumière des constances au sein de ses oeuvres et interroge la position de l’écrivain.
Rodolphe Perez : Est paru au mois de novembre aux éditions du Chemin de Fer L’Instant du toujours, et janvier ouvre un nouveau cycle, dont la première partie, La Sainte de la famille, vient de paraître aux éditions Verdier. Si on reviendra plus précisément sur chacun de ces textes, pourriez-vous nous indiquer d’emblée comment ils communiquent entre eux, tout en étant des textes absolument différents, qui précisément ne se télescopent pas ?
Patrick Autréaux : Cinq années et une crise intérieure séparent l’écriture de ces deux livres. Inspiré par une relecture du court essai de Simone Weil, L’amour de Dieu et le malheur, L’Instant du toujours est composé de deux textes, fictionnel et autobiographique, qui esquissent le portrait du malheur amoureux. La Sainte de la famille est lui issu de la reprise d’un manuscrit inabouti sur Thérèse de Lisieux et la perte de la foi. En voulant le réécrire, j’ai rouvert une veine autobiographique et familiale : il s’agissait d’explorer un trou dans mon enfance – la mort d’une grand-mère et ses conséquences sur une famille. En commençant ce qui devait être un unique récit, peu à peu d’autres veines se sont découvertes et j’ai entrevu que je pouvais rassembler, en un projet plus vaste, nombre de pistes ébauchées dans mes précédents livres. C’est ainsi que j’ai esquissé le plan d’un ensemble que je définirais comme un Constat – sous-titre de La Sainte de la famille. Constat qui débute avec la perte précoce d’un être aimé et un deuil familial. C’est donc sur ces mots : « amour » et « malheur de perdre » que se lient et rejoignent ces livres si différents. Évidemment ils s’inscrivent dans mon travail antérieur. Depuis que j’écris, j’ai l’impression d’explorer, un peu malgré moi, un trou : ce qui reste après l’effondrement – que ce soit provoqué par l’annonce d’une maladie, un deuil familial ou amoureux, une perte d’illusion.
Rodolphe Perez : Cette question de la mort, ou du deuil qui serait comme un trou à combler, est fréquente dans votre travail. La figure de la grand-mère, que vient équilibrer sans doute la présence paternelle du grand-père, était déjà présente dans Se Survivre. Mais de manière plus générale persistent des figures de mères, voire de mères impossibles, comme dans L’Instant du toujours. Et Thérèse elle-même, dans La Sainte de la famille, est une enfant, presque comme une amie imaginaire du narrateur, en tout cas réceptacle de cette parole intérieure de l’enfance. On sent, dans ce dernier texte, celui qui paraît chez Verdier et qui ouvre ce nouveau cycle, qu’il pose en effet une série de constats sur l’histoire, sur la transmission, sur la maternité aussi. L’écriture, à laquelle vous venez par l’épreuve de la maladie, est-elle justement la tentative et l’impossibilité de combler ce trou au ventre tout en jouant une transmission ? Écrire, chez vous, serait comme reconstituer des familles.
Patrick Autréaux : Je pense depuis longtemps qu’écrire a rapport pour moi aux morts. Mais je ne parlerais pas de trou à combler. L’écriture ne comble rien, elle fait béer plus encore, elle ne console ni n’explique, elle ne sauve ni ne soigne, elle cerne et est à la fois une « inguérissure. » C’est ce néologisme que j’emploie vers la fin de La Sainte de la famille. Une blessure qui ne peut se guérir. On a développé toute sorte de métaphores pour caractériser le soin par l’art, notamment celle à la mode et séduisante du kintsugi – l’écriture comme réparation à l’or fin. J’inclinerais plutôt pour une écriture qui permet de marcher en suspension au-dessus du trou sans prétendre le combler, ni l’apprivoiser, mais en gardant conscience de sa présence, peut-être de son énigme. Un trou est plus qu’une absence, et autre que la mort. C’est un lieu de transition ou de rebond. Un lieu où le langage défaille mais par où vient un air violent, parfois régénérant. Ce qui m’attire, ce sont les expériences où l’on éprouve non le silence mais l’extinction temporaire du langage. Maladie, sexe ou effondrement d’une foi. Vertigineux chaque fois, cela bouscule notre attachement aux structures sociales, rebat les cartes des appartenances. Alors la famille ? Je ne suis pas sûr que je parlerais de famille reconstituée par l’écriture, mais plus classiquement d’espace commun de jeu. Écrire et lire pour inventer des amis ! Écrire pour entrevoir ce lieu fragile et arbitraire que délimitent des lignes qu’on trace au sol. L’écriture a eu un sens mouvant au fil de mes livres (écriture du moi malade, dette envers des œuvres qui m’ont tenu la tête hors de l’eau, question du soin, écriture du corps exultant), mais elle tend pour moi à réinventer un espace comme l’esquissent les enfants : « On dirait que ça c’est la maison. »
Rodolphe Perez : En effet on sent cette écriture qui « permane et varie » pour reprendre une expression de Barthes, et ce dernier texte, La Sainte de la famille, croise l’ensemble des thématiques de l’oeuvre construite et en construction, ce pour quoi finalement le sous-titre va si bien à l’ouverture de ce nouveau cycle, en ce qu’il affirme les liens entre la plupart des lignes directrices que vous explorez depuis le début de l’écriture.
Patrick Autréaux : Depuis Quand la parole attend la nuit, paru en 2019, je ressens l’urgence d’intégrer (au sens mathématique) toutes ces lignes : écrire est un besoin complexe, vivant. C’est en revenant à ce trou initial (peuplé fantasmatiquement par la « mère » disparue et, pour me guider vers elle, cette Thérèse dont je me suis fait une guide imaginaire), que j’ai compris pouvoir recommencer, réécrire mais autrement : intégrer. Assez vite ce projet, Constat, s’est déployé autour de figures féminines et maternelles, mère grand-mère sainte, et d’autres apparaissent dans les livres qui suivront. Vous avez raison de remarquer que, traversant cette urgence intime, le souci d’une transmission s’est fait jour. Peut-être, parce que j’arrive à l’âge qu’avait mon grand-père quand je suis né, serait-il temps que je devienne ce qu’il a été : un homme qui a avalé la morte et la portait, un père maternant. Même si, pour moi, transmettre c’est d’abord éprouver le désir de voir naître l’autre à soi et l’aider à se désentraver. Le « naître par l’esprit » de l’évangile de Jean. Jacques Maître, sociologue du catholicisme français de la fin du XIX, a remarqué ce moment dans le courant de la mystique rhénane, à la fin du Moyen âge, où Dieu se maternise. Thérèse de Lisieux est, selon Maître, héritière de cette lignée. Dans les écrits de ces mystiques, Dieu est père-mère, un Dieu qui enfante. Toutefois, il n’est ni un archaïque féminin ni un masculin patriarcal, mais autre. Un autre qui ne me semble pas le neutre non plus. Je ne sais plus quel psychanalyste résumait : avec la mère on est du côté de la mort, avec le père du côté du meurtre. Avec l’écriture on serait des deux côtés – donc de la lame (l’écriture comme couteau, dirait Ernaux) – et au-delà, du côté du bord-trou. Ou pour le dire autrement, écrire ce serait continuer de vivre sans être englouti, après qu’on a avalé le trou. Et si j’imagine une famille, elle serait constituée par ceux qui vivent cela.
Rodolphe Perez : C’est en effet ce que vous affirmez dans La Sainte par ce retour aux sources même, là d’ailleurs où la source serait plutôt la mort – trou de la tombe – que la naissance, en mettant en évidence ces rencontres avec la pensée qui ont forgé ce qu’est aujourd’hui l’écriture. Dans le même temps, et le dialogue avec Thérèse, et la généalogie de ce qu’il advient désormais dans l’écriture, déplace la figure paternelle : vous êtes celui qui enfante. A plus d’un titre d’ailleurs, puisque dans le livre paru en novembre, L’Instant du toujours, il y a d’abord le monologue de cette femme autour de l’enfantement, puis les fragments autobiographiques qui lui répondent en retournant la question du créateur qui enfanterait.
Patrick Autréaux : C’est peut-être moins le trou de la tombe qui est l’origine, que ce que ce trou transforme d’une origine plus énigmatique encore. Le deuil n’est pas la mort, le deuil opère une refonte des liens qui unissent à ce qui est mort (être aimé ou autre de soi). Sans doute faut-il se méfier des origines qu’on imagine à l’écriture. Cet insaisissable de l’origine ou du désir, je l’ai évoqué dans un article sur Clarice Lispector (Le Livre placenta), écrit parallèlement à La Sainte, et que Zone Critique et la NRF ont publié récemment. Il y aurait un autre corps, dont on est séparé et à quoi on est lié, qui manifesterait en soi un interstice, une fente ou faille peut-être, et qui n’est pas la mère mais le double (ainsi désigne-t-on souvent le placenta) qui fait lien avec la mère. Ce double ou sa trace perdureraient-ils psychiquement ? Aujourd’hui j’aurais tendance à penser que là se situe le lieu fantasmatique qui transformerait l’expérience du corps en langage. Que l’écriture serait ce placenta qui nous lie au monde et nous permet de l’habiter.
Enfantement et création sont associés depuis bien longtemps, le dialogue de Socrate et Diotime dans Le Banquet en témoigne. L’amour engendre l’enfantement. C’est l’irruption de ce désir (l’existence intrapsychique de l’enfant) et son avortement, qui innervent en effet le tragique des textes de L’Instant du toujours. Mais je me dis aussi que si je peux enfanter en écrivant, c’est que je porte la morte que je voyais comme « mère ». Je l’ai internalisée en quelque sorte (résultat du deuil infantile) et elle me féconde. La fécondation est mutuelle dans l’amour, n’est-ce pas ? Et cela nourrit l’écriture, même si je ne crois pas pouvoir affirmer qu’elle est en l’origine. Pourtant, pour relativiser votre affirmation que je deviens celui qui enfante, je dirais que ce processus intrapsychique et cette capacité fantasmatique à enfanter se heurtent à un deuil de ma vie d’adulte : celui de l’enfant que je ne pourrai jamais avoir avec l’homme que j’aime. Cela aura été un renoncement progressif. Oui, je regrette de n’avoir pas eu d’enfant. Et ce regret transparaît dans L’Instant et flotte dans La Sainte.
Rodolphe Perez : Et de l’origine il faudrait dire qu’elle est à la fois ordre et à la fois chaos, Gaïa représente bien cela, «enfantement et création», déchirure et promesse. En dissociant le deuil de la mort, vous rappelez bien qu’il relève aussi et surtout de la métamorphose. Vous parlez d’une fente, d’une faille, on pourrait presque considérer que l’écriture surgit là où quelque chose ne colle pas, là où manque l’évidence. Elle viendrait acter la conscience de cette non-coïncidence. La Sainte fait bien plus que faire «flotter» le regret de l’enfant, à mon sens il conjure quelque chose de votre enfance propre – il est quand le premier constat de l’aventure autobiographique –, il renoue avec une sorte d’enfance de l’écriture par ce retour enfin à la figure de Thérèse et égraine des réflexions importantes sur l’écriture et l’enfantement : l’écriture comme l’enfant apparaissent comme un outre-corps. J’en donne plusieurs exemples, à mon sens saillants :
«Croire qu’un autre corps pouvait se former qui sauverait en moi ce plus que moi.»
Et un peu plus tôt dans le texte lit-on, à propos d’un écrit à venir :
«[…] je sentais réapparaître un paysage habité. Un corps, qui semblait s’épaissir à la lisière de moi, ou s’y raccorder, je ne sais. Je l’appelais mon autre corps.»
«Plus qu’un corps, une forme en devenir, à quoi mon attention rendait une vie autonome. Ou disons une vie en attente. Car j’avais conscience que pour exister pleinement elle avait besoin d’être écrite entièrement.»
Patrick Autréaux : Oui, écrire pour acter aussi la non-coïncidence. Et non pour chercher la réparation à tout prix – qui peut être une étape mais me semble la conséquence d’un désir désespéré, qui ne respecte pas l’incongruence du réel et donc ignore une vision plus large du réel. Ce que je résumerais par : on ne soigne (et donc, comprend) qu’en étant confronté à son impuissance de guérir.
Thérèse a été face à une désertification intérieure contre quoi elle ne put rien et qui a fait d’elle ce qu’elle est devenue : une sainte dont l’expérience peut parler aux non-croyants. C’est en travaillant autrefois sur un choix de textes de cette moniale que j’ai compris comment écrire mon tout premier livre sur la maladie, Dans la vallée des larmes. Après quoi, certains essais sur elle m’ont dévoilé des pans de mon psychisme. Ainsi la relation que je décris dans ce récit me paraît-elle assez analogue à ce qu’on nomme transfert en analyse. Sans doute est-ce pourquoi j’ai eu l’impression d’une valse des rôles en écrivant : elle et moi, enfants et malades, désillusionnés tous deux, mais aussi elle et ma mère enfant, etc. On le sait, en analyse, celui ou celle avec qui s’établit la relation transférentielle se prête à de multiples projections. Mais vous voyez juste : en écrivant, je me souviens avoir été saisi par un moi ancien ; je retrouvais la voix de l’enfant, un enfant qui sait, un enfant porteur du tragique et du mystère du malheur, mais qui ne serait plus écrasé par lui, qui ne le subirait plus comme une fatalité ou le moteur de son destin, qui pourrait regarder sa vie avec une forme d’apaisement, de sagesse peut-être. D’où ce mot qui signe une sorte de détachement : constat. Je crois également que la sensation d’enfantement que vous remarquez est venue du texte même : l’écrit engendre l’écrit, c’est à mes yeux la façon la plus sûre de soupçonner la puissance créatrice d’un livre. Or à mesure que j’écrivais celui-ci, il se déployait au-delà du cadre narratif que j’avais entrevu initialement et dont Thérèse était l’objet : cela reprenait tout, réécrivait tout, autrement ; ainsi je renouais avec la croyance, que je pensais effondrée, en cet autre corps que donnerait l’écriture. Et cela me procurait une très grande joie. C’était le signe que j’étais revenu à l’enfance de l’écriture, comme vous le dites, et que cette enfance me redonnait ma chance.
Rodolphe Perez : S’il y a une conjuration dans l’écriture, elle ne vaudrait donc que pour elle-même, pour l’acte d’écrire et son désir. C’est le primat de la question sur la réponse, qui donne d’ailleurs souvent une dimension philosophique à vos textes ou à des segments internes aux récits. Le dernier ne me contredira pas dans la mesure où il écrit et s’écrit tout en jouant une double communication – voire triple, si on compte l’auteur lui-même – à Thérèse et au lecteur. Et si vous parlez de transfert, il est, à mon sens, conscient dans le texte, d’abord parce que Thérèse occupe une place tutélaire au sein de la famille – elle dissémine les motifs de sainteté – et constitue aussi une manière de biaiser pour trouver du sens à l’histoire, non pas l’histoire du texte, rôle qu’assume parfaitement la narration, mais l’histoire personnelle. Elle acte, certes, la non-coïncidence mais joue aussi des coïncidences extérieures que l’on connaît tous, celles des dates, celles des noms, comme une série de hasards qui semblent soudain faire sens avec l’arrière-monde, rattachent au grand vivant, pour reprendre le titre d’un autre de votre texte. De la même manière que ce texte, La Sainte, éclaire d’une nouvelle manière la constellation de vos œuvres. Constat c’est aussi dire : voici ce qui a eu lieu – ceci est mon corps-texte – et les points se relient, avec précisément les coutures et les coulisses apparentes.
Patrick Autréaux : Ce n’est pas tout à fait une conjuration ne valant que pour elle-même. La réparation comme sens peut être une posture ou une façon de diminuer la portée de l’écriture. Je me méfie de tout sens exclusif qu’on lui attribuerait (ou que j’ai pu lui attribuer parfois, au début de mon travail), et en effet je tends à penser que l’écriture est un processus qui s’inscrit dans le grand vivant.
Parler de constat est venu en rédigeant un article sur Ferdinando Camon (paru dans Europe), alors que je commençais d’écrire La Sainte et, en même temps, de dessiner le deuxième volume de cet ensemble autobiographique. Camon remarquait qu’il n’avait jamais eu de place, quel que fût le milieu par où il était passé. S’il fait explicitement référence à l’inconfort des exilés de classe, j’y vois aussi le signe de cette impossible place (mot certes problématique) que donne l’écriture à ceux qui s’emparent d’elle – et je ne parle pas ici de reconnaissance, mais de ce qu’induit l’écriture sur notre appartenance au monde social. Pour moi, écrire (comme l’expérience mystique, celle du corps malade ou le sexe) est une manière de sortir partiellement et temporairement du jeu social ou du moins de se placer sur la rive : c’est être contemporain, dirait Agamben, et donc accepter une forme d’inactualité (terme qu’on a parfois utilisé pour qualifier mon travail). Avec ce texte, j’ai accepté pleinement cette position qui m’aura donné une vive impression de neuf en travaillant, alors qu’on y discerne nombre de motifs présents dans mes précédents textes.
Rodolphe Perez : Cet article sur Fernando Camon, qui est paru dans le numéro de janvier d’Europe, pose également ce retour mémoriel, d’une coïncidence des figures qui vous ouvre à quelque chose. Ici, le texte de Camon apparaît à la mort de votre grand-père. Si le texte est très éclairant sur ses généalogies littéraires et les ramifications qu’il met en place, il l’est d’autant plus qu’il précise de nouveau cette naissance de l’écriture, dans la proximité de la mort. Vous écrivez « [l]’écrivain, qui réclamait en moi de devenir, était sorti de cette catastrophe intime et cherchait dans l’expérience des autres, aussi dissemblable fût-elle, un fraternel soutien. » C’est à mon sens capital, non pas que l’expérience traumatique mène à l’écriture, mais qu’elle institue un besoin de fraternité, voire d’hospitalité dans le monde ; dans votre œuvre, l’intime, fût-il présent, ne sature pas le texte d’une présence du « je » mais le dilapide dans l’ouverture à l’outre-soi. C’est quitter, disons, l’inappartenance du séculier pour un autre rapport.
Patrick Autréaux : La Maladie humaine [le texte de Camon] est la relation cocasse d’une cure analytique initiée par Camon après la mort de sa mère, je crois. La maladie y est l’homme même. Mais c’est un de ses entretiens plus tardif pour un journal français, qui m’a incité à écrire cet article. Ce travail a modifié l’ensemble autobiographique que je commençais de concevoir. Camon constate sa mise à la marge des milieux qu’il a traversés (Église, Parti communiste, monde littéraire, psychanalyse, etc). J’éprouve et souffre de cela depuis longtemps. Rencontrer un auteur ou une œuvre qui témoignent d’une expérience que vous vivez est chaque fois un cadeau. Cela relie à la communauté. Et ce qui m’a toujours semblé important, c’est de rétablir les liens effilochés par l’isolement que provoquent les drames ou colères intimes. Or avec Camon, on arrive au constat de la marge que se crée, malgré lui, l’écrivain et en partie de son impuissance. Ce n’est pas nouveau, mais il le dit avec une lucidité sans compromis. Rédigeant cet article, je me suis rendu compte que, jusqu’à présent, je n’avais pas pris la pleine mesure de cette limite – même si j’y fais allusion dans La Voix écrite, citant ce propos de Sartre que la littérature ne sert à rien. Or j’ai écrit La Sainte de la famille (et c’est pour moi nouveau) sans plus « croire » en la littérature, c’est-à-dire sans croire qu’elle puisse conjurer quoi que ce soit. J’ai écrit d’une certaine façon gratuitement, faisant le constat de ce qui m’habite depuis la crise intérieure, décrite à la fin de ce récit (et qui fait écho à une déréliction ancienne, à un deuil peut-être originel.) Sans doute cela sera-t-il le tempo de ce qui viendra désormais : écrire tout en ayant perdu la croyance en un salut par la littérature. Ne plus croire mais sans perdre le désir, voilà une gageure. C’est le drame de certains mystiques. C’est le cas de Thérèse. Et cela me semble une expérience et une leçon artistique fondamentales.
Rodolphe Perez : Vous évoquez cette réflexion sur Sartre dans La Voix écrite, sur le fait que la littérature ne sert à rien. A la même époque – celle de Sartre – c’est Bataille dialoguant avec Char qui affirme que cette inutilité, ce non serviam, est précisément salutaire dans la mesure où il permet l’affranchissement des structures du pouvoir et du projet, qu’en ce sens une littérature authentique serait celle qui jaillit en dehors de sa capacité à servir ou asservie : vous parlez de la classe dominante comme celle qui cherche à « se servir de » dans l’article sur Camon, là où justement en opposition à cette classe et en écho à ce que vous écrivez, le dialogue Bataille/Char pense l’émancipation de l’injonction utilitariste. Certes, elle suppose un jeu de la marge mais elle témoigne aussi d’un pouvoir de résistance considérable dans la mesure où elle se fait immiscible. Que serait écrire sans croire à la littérature ? Car évoquer la gratuité du geste serait peut-être, comme en négatif, le geste le plus littéraire qui soit. Écrire sans la foi serait comme écrire sans le projet du salut, entendu au sens sartrien de la projection.
Patrick Autréaux : Je suis assez d’accord avec Bataille et Char ! Sartre d’ailleurs, je crois, ajoutait que l’homme non plus ne servait à rien, aussi nuançait-il ce qui peut sembler un utilitarisme de la littérature. Je suis embarrassé parce que je n’ai pas encore bien compris ce que croire en la littérature signifierait, et signifie pour moi. Comme l’expérience de la maladie a dénudé ce lieu ontologique de solitude, dont le souvenir me reste comme un « caillou noir dans un jardin zen », j’ai vécu ce vertige que je décris à la fin de La Sainte. Ce qui s’est alors découvert, c’est un trou intérieur : un sans-fond que je retrouvais (quelle qu’en fût l’origine, séparation ou deuil précoces) et sur lequel il me semblait marcher en flottant. Et c’est peut-être moins la littérature que la langue qui s’est mise à défaillir. J’ai dit plus tôt que j’écrivais souvent à partir non du silence mais d’une extinction temporaire du langage. Ce fut le cas ici : je traversais alors un vide, je croyais même que j’étais un écrivain mort, et puis j’ai retrouvé la joie d’écrire. Même si, me lançant dans ce récit, j’ai eu l’impression d’un au revoir. À quoi ? Je ne sais pas vraiment. C’est peut-être ça la gratuité (et donc la résistance) ? Il y a toutefois une condition à y ajouter : cela ne se décide pas entièrement. On n’atteint pas la gratuité par vertu ou stoïcisme, on la subit en partie. Sinon elle est suspecte de n’être que posture.
Rodolphe Perez : Mais peut-être que comprendre ce que signifierait la littérature serait aboutir à sa fin, aussi dans la mesure où votre écriture se double fréquemment d’une dimension métalittéraire en ce qu’elle interroge et sa propre légitimité, notamment par le seuil, et sa propre construction, le questionnement lui-même demeure une constante de votre esthétique. Vous parlez de cette révélation du vertige là où la maladie aurait mis en jeu les certitudes mais sur le plan littéraire cela affleure davantage comme expérientielle que comme une perspective pathétique de l’existence. Même dans L’Instant du toujours, ce que révèle le fond demeure malgré tout la permanence d’un arrière-pays. C’est peut-être cela que le Constat : trouver la langue autre pour dire l’arrière-pays qui serait le seul qui vaille. Car de la pensée négative, celles des mystiques négatifs comme votre inspection de l’envers, vous ne dites par l’inanité du témoignage mais au contraire son expérience.
Patrick Autréaux : Dans un court passage du récit que je termine (volume qui s’inscrira en suite de La Sainte de la famille), je compare la littérature à une sorte de conglomérat de maisons et chambres imbriquées ou indépendantes, comme dans un village ancien, et d’où les fenêtres donnent sur des paysages variés, des cours aveugles ou des murs. Un hameau avec des yeux donc, intérieurs ou extérieurs. J’ai renoncé à comprendre ce que signifierait la littérature (du moins je m’empêche de trop gloser là-dessus), je constate banalement sa diversité et qu’elle m’est une demeure à dix mille pièces. Je crois qu’il est un peu illusoire de s’interroger sur la nature de son écriture, comme il l’est de cerner le moi (même si la question revient encore et encore). Sauf à se situer sur la frange, là où ça ne cesse de se défaire et refaire. Sauf aussi à dire ce qu’elle n’est pas. Vous évoquez la mystique négative : La Théologie mystique du Pseudo-Denys l’Aréopagite a été un texte essentiel, quand j’étais plongé autrefois dans mes questionnements métaphysiques. Je crois qu’on pourrait appliquer sa logique par le négatif à l’écriture en effet. Sans doute est-ce pourquoi j’aime la figure de la spirale pour penser mon travail, dont l’axe est en creux. Manière de biaiser en éteignant la question par une image. Mais vous avez entièrement raison de remarquer que l’expérience est centrale à mon travail : expérience comme Erlebnis, ce genre de tremblement de terre qui ne peut laisser intact ce qu’on pensait de soi, du monde, de son écriture. Dans Se survivre, j’ai évoqué Chalamov (et son désaccord avec Soljenitsyne) et sa « nouvelle prose. » Pour lui, écrire la Kolyma devait inscrire, dans la connaissance humaine et dans la langue, cette catastrophe-là (cf Tout ou rien, Verdier) : on ne pouvait plus écrire comme avant. J’ai retenu cette leçon (qui, d’où je me sens revenu, est la seule qui réponde à cet appel profond en moi) et ne me crois le droit d’écrire que lorsque je suis secoué ou disons que quelque chose vibre qui fait craindre un effondrement. Procéder des lignes de faille (et les dire) sinon rien. Initialement le « constat » que j’avais en tête était au fond un bilan : le constat des laisser-croire (pas même des promesses) et de leur mensonge, du plafond de verre social. Et puis ce constat s’est élargi, comme s’il s’étendait au grand silence des cieux (constat pascalien) ainsi qu’à celui violemment éprouvé quand la vie sociale se désagrège, quand la communauté des hommes est parcourue de forces hostiles, du moins quand on sent les nervures s’électriser et menacer la paix. Écrire la maladie avait été sous-tendu par le « constat » sans guérison possible de la solitude devant sa propre mort – expérience commune mais qu’il est finalement assez rare de faire. Ce constat s’est étendu en relativisant toute consolation par l’écriture ou par l’appartenance sociale, mais il génère en réaction un besoin accru de liens. Peut-être qu’écrire est une réaction à ce pouvoir puissant de déliaison qu’on sent à l’œuvre en nous, autour de nous, à des degrés divers au long d’une même vie (pouvoir qui s’apparenterait à la pulsion de mort chez Freud). C’est cela pour moi l’arrière-pays. Et c’est pourquoi la dimension testimoniale est nécessairement insuffisante si la forme littéraire ne rend pas compte de ce qui risque de détruire ce qu’elle prétend faire.