Patricia Grace

Patricia Grace : « Ta hinei taru kino » – « Comme une mauvaise herbe »

Au moment de la Seconde Guerre mondiale naissent trois cousines qui chacune incarne une manière d’être maorie à une époque où ce peuple était vu par les Blancs comme une mauvaise herbe à éradiquer. Ce roman de 1992 est publié en français pour la première fois par les éditions Au vent des îles dans une traduction superbe, vivante, chantante et heurtée de Jean Anderson et de Marie-Laure Vuaille-Barcan. 

Cousines, Patricia Grace

Unitaire et fragmentaire 

La communauté maorie est au cœur de ce roman aux multiples facettes. Vue par plusieurs points de vue qui convergent et offrent un plan d’ensemble, elles sont autant de pièces de puzzle qui forment un motif précis et sensible tout en gardant leur individualité. Patricia Grace divise son livre en six parties – deux pour chacune des cousines qu’elle évoque, toutes nées aux alentours de la Seconde Guerre mondiale. 

Il y a Mata, la métisse orpheline de mère et arrachée à sa famille maorie, seule, rêvant de quelqu’un « pour l’aimer bien » ou « pour de vrai », peut-être un homme laid, le seul dont elle pense mériter l’attention. Il y a ensuite Makareta, l’élue, celle qui est protégée, élevée par sa grand-mère pour être mariée et réunir deux familles. Elle est éduquée dans un pensionnat, bénéficie d’une attention étouffante, mais elle est séparée de sa citadine de mère qui, pourtant, est celle qui la raconte, qui décrit quelle enfant responsable et éveillée elle était. Finalement, il y a Missy, chargée de bien trop de tâches dès son plus jeune âge, maternant ses frères et sœurs à la place de sa propre mère à la santé fragile et aux humeurs vacillantes. 

Mata la timide, la mal-aimée. Makareta la brillante, la prodigue. Missy la vaillante, l’incarnation du devoir. 

https://zone-critique.com/critiques/29067

Plusieurs filles, plusieurs langues 

Les trois premières parties introduisent ainsi ces trois filles qui deviennent femmes, la narration à la troisième personne étant parfois interrompue par un flux de conscience déconcertant qui donne à entendre les pensées des protagonistes, leur incertitude, leurs sentiments confus. Des phrases non-verbales se glissent dans le récit, le rythment et lui offrent sa singularité qui est aussi celle des héroïnes. Dans leur enfance, elles ne se retrouvent qu’une fois ensemble, un événement raconté trois fois pour permettre une superposition des points de vue, le lecteur percevant différemment le cadre et les personnages à chaque occurrence. Puis viennent la vingtaine, la trentaine et ce qui suit, années vécues si différemment par chacune. Ces décennies passent en un éclair, cette fois majoritairement racontées à la première personne, la deuxième moitié du roman basculant lui aussi dans une sorte d’âge adulte. Mata, Makareta et Missy ont désormais leurs propres voix, comme la communauté maorie qui acquière davantage de droits au fil des années, qui reprend son destin en main. Après avoir divergé, s’être pour certaines éloignées de leurs racines et de leurs ancêtres, de leur langue et de leur héritage, toutes convergent de nouveau vers la grappe de maisons où vivent leur famille et où sont enterrés leurs proches. 

Une culture à effacer puis à refaire sienne

Du fait de cette construction si particulière, Cousines semble être composé de plusieurs livres à la fois unis et distincts. Plusieurs styles se frottent, s’irritent et se fondent pour donner corps à cet objet complexe, témoignage de la féminité en Nouvelle-Zélande au siècle passée, témoignage d’une minorité dédaignée et malmenée. Dans leurs jeunes années, Mata et Missy sont souvent confuses, noyées dans un quotidien qui les dépasse malgré les nombreuses règles qui les cadrent. La première est d’autant plus perturbée qu’elle n’a plus d’identité, soustraite aux siens et à ce qui la constitue, forcée d’adopter les mœurs de l’orphelinat où elle vit. La seule fois où elle passe du temps auprès de ses tantes et de ses grands-parents maoris, sa véritable famille l’invite, sans en avoir conscience, à renier pour un temps ce qu’on lui inculque de force, à se dévêtir devant les autres sans fausse pudeur, à câliner les adultes pour montrer son affection, à oublier les prières qu’elle prononce consciencieusement chaque jour plusieurs fois. C’est à cette occasion que ses pensées d’enfant perdue se glissent dans la narration, que des bribes d’oralité ponctuent les descriptions de cette rencontre si étrange pour elle.

« Elle est rentrée dans la chambre, a tiré son sac de sous le lit et s’est changée, enfilant sa robe-tablier qui était de couleur vert fané, sauf là où on l’avait rallongée et où on avait décousu les pinces. L’année dernière, ça avait été à Maggie. Elle s’est brossé les cheveux, comprimant les boucles résistantes du mieux qu’elle pouvait — ces vilaines boucles qu’il fallait couper, couper, couper, la Directrice faisait claquer les ciseaux, et tirait vigoureusement sur le peigne. Vilaines. Tous les matins elle devait aplatir ses cheveux avec de l’eau avant d’y glisser ses deux longues barrettes pour essayer d’empêcher les boucles de rebondir. » (p. 42)

Cette fresque familiale laisse ainsi des questions sociales et historiques éclore doucement

Cette fresque familiale laisse ainsi des questions sociales et historiques éclore doucement, apparaissant dans les différences entre les cousines mais aussi dans ce qui les préoccupe alors que les années filent – l’école oubliée, le pensionnat où il faut adopter l’anglais, puis la lente revalorisation de la langue et des coutumes à réapprendre pour celles qui ont fui. 

Originellement publié en 1992, ce roman jusqu’alors inédit en français offre donc une immersion sensible et littérairement remarquable dans une communauté qui parvient peu à peu à faire de sa culture une force et de son héritage une fierté.  

  • Patricia Grace, Cousines, Au vent des îles, 30 août 2024.
  • Crédit photo : DR

Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire