Denis Diderot : Paradoxe sur le Microbien

Nous poursuivons notre série dominicale consacrée aux pastiches d’écrivains en publiant cette semaine un écrit inédit de Denis Diderot, retrouvé dans une aile désaffectée de la Bibliothèque nationale de France. Nous espérons que ce texte bref et léger, composé selon toute vraisemblance en novembre 1773 lors d’un séjour de l’auteur à Saint-Pétersbourg, amusera nos lecteurs en ces temps incertains.             

Avaient-ils toussé ? Avaient-ils reniflé ? Qui sait comment ces choses-là commencent, quand Dame Nature a décidé de nous inoculer quelque maladie ? Toujours est-il qu’ils étaient là, chacun sur une chaise, le teint pâle, l’œil vitreux, prenant garde à ne pas se pencher plus qu’il ne convenait l’un vers l’autre. Une fenêtre entrouverte donnait sur un parc, un morceau de ciel bleu, et le Premier, visiblement ennuyé, y baillait son ennui. Le Second, irrité, ne put s’empêcher d’engager la conversation.

LE SECOND : Savez-vous que c’est très dangereux, ce que vous faites ?

LE PREMIER : Je vous demande pardon ?

LE SECOND : Vous savez très bien ce que je veux dire. Vous avez baillé, ne niez pas : vous avez baillé !

LE PREMIER : Mais mon bon Monsieur, vous n’y êtes pas du tout. Je n’ai pas baillé, j’ai soufflé dans mon masque…

LE SECOND : Les volets latéraux s’en sont soulevés, des miasmes ont pu s’en échapper. La pièce a beau être ventilée, avez-vous songé aux risques que vous venez de me faire prendre, de manière parfaitement gratuite ?

Les esprits s’échauffaient, le ton montait, et l’on eut pu craindre (horresco referens !) qu’ils n’en viennent aux mains – certes régulièrement hydro-alcoolisées, en tout cas en ce qui concerne le Second, mais c’eût été faire fi de bien des gestes barrières. Dieu merci, l’esclandre fit sortir une infirmière par la première porte du cabinet. Elle était petite, jolie, roumaine, ce que nous n’essayerons pas de rendre perceptible en malmenant l’orthographe de ses propos (au lecteur d’imaginer le délicieux roucoulement de son accent).

« Eh bien, messieurs, que se passe-t-il ? Est-ce bien le moment de s’invectiver quand tout le monde vit dans la peur du mal ? Un peu de calme, je vous prie…

LE SECOND : Mais c’est lui qui a commencé, il a baillé !

LE PREMIER : Je n’ai pas baillé, j’ai soufflé !

LE SECOND : C’est tout aussi dangereux ! Dites-lui, vous qui savez…

L’INFIRMIÈRE : Souffler n’est pas bailler, pour autant les bacilles virevoltent avec facétie en ce moment, et le moindre souffle d’air peut déposer un microbe dans la plus petite des narines…

LE SECOND : Ah, vous voyez bien !

L’INFIRMIÈRE : Cependant, il n’est nul besoin de s’échauffer, car en haussant la voix vous augmentez vous-même la distance de projection de votre salive, et rendez ainsi la pareille à votre voisin. Laissez-moi plutôt vous raconter une histoire à propos de ce mal mystérieux qui nous vaut, je l’imagine, votre présence en ces lieux… »

Et l’infirmière raconta son histoire :

« Qu’il fasse nuit, qu’il fasse jour, après un couvre-feu ou pendant un confinement, c’est mon habitude d’aller pique-niquer au square de la place des Vosges. C’est moi qu’on voit, toujours masquée, assise sur un banc, entourée de pigeons. La place est un spectacle toujours neuf à mes yeux d’étrangère. Quel théâtre ! Quelle comédie ! Ici, d’aimables jeunes filles se tirent mutuellement le portrait pour faire savoir au monde qu’elles existent, qu’elles sont passées par là, et qu’il est bon de vivre quand on est jeune et belle à Paris, ce vaste bureau des merveilles. Plus loin, la garde montée veille à la tenue stricte des masques, au respect des distances, tançant les éventés, verbalisant les amoureux, gâchant ce peu de temps que nous octroie la vie en prétendant que c’est la sagesse et les précautions qui doivent régler toutes nos actions, quand c’est l’étourderie des sens et les folies du cœur qui nous en offrent, quoiqu’en disent les sages, les plus doux plaisirs.

LE SECOND : Je trouve votre point de vue bien regrettable pour une demoiselle chargée de veiller à ma santé et, si nous ne vivions pas en un temps où les rendez-vous médicaux sont devenus si difficiles à obtenir, j’aurais déjà quitté les lieux.

LE PREMIER : Mais taisez-vous donc… Reprenez, chère demoiselle, je vous prie.

L’INFIRMIÈRE : L’autre soir, justement, un fâcheux s’approcha de moi en tapinois. Je crus d’abord, non à quelque rôdeur, mais à un promeneur de l’espèce caressante, comme on en croise souvent là-bas sous les arcades : vieillissant, portant beau, l’œil gourmand, prêt à s’offrir un peu de chair fraîche au prétexte que l’éclat de son équipage vaudrait autant que jeune mine et jolies mèches blondes… Je m’apprêtais à l’éconduire comme un des pigeons dodus errant de par le square, quand il entreprit de me conter son histoire.

LE PREMIER : Ça se complique…

LE VIEIL ÉLÉGANT : J’ai bien reconnu en vous, non seulement une charmante personne du beau sexe mais, aussi, une noble représentante de cette profession qui, à l’heure actuelle, fait barrage de son corps (et quel joli corps, si je puis me permettre) à l’armée des miasmes qui tente de s’emparer du pays…

LE SECOND : La barbe, quel pédant…

L’INFIRMIÈRE : Mais enfin, je ne vous permets pas !

LE VIEIL ÉLÉGANT : Et j’ai justement une histoire à vous conter. La mienne. L’épidémiologie n’est pas une science à négliger, et quand on ne consulte pas avec soin les graphiques et tableaux renseignant sur l’occupation des lits en réanimation et le nombre de morts par surpoids respiratoire à travers le pays, on risque de fausser, à chaque instant, l’opinion que l’on pourrait avoir de sa propre santé, sinon de celle des autres, et dans le fond de la véritable marche du monde.

LE PREMIER : Tudieu, j’avoue que je n’y comprends goutte moi-même…

LE SECOND : Ah, vous voyez…

LE PREMIER : Cher Monsieur, ne pourriez-vous faire un effort de clarté ?

L’INFIRMIÈRE : Décidément, vous avez de l’humeur… Si seulement vous le laissiez développer ! Bien sûr, vous n’avez pas vu sa personne, le feu de ses yeux, ses manières caressantes…

LE VIEIL ÉLÉGANT : C’est qu’on est homme du monde ou qu’on ne l’est pas.

LE PREMIER : Reprenez, je vous prie, nous tâcherons d’imaginer ce qui nous échappe.

LE VIEIL ÉLÉGANT : Je profitais donc de la rencontre avec la jolie demoiselle pour lui raconter l’étonnante aventure que je venais de vivre, avec l’un de mes amis – le plus cher, à dire vrai, connu depuis ma plus tendre enfance, et confident de toutes mes joies, comme de tous mes malheurs…

LE SECOND : Venez-en au fait, mon bon ami, au fait !

LE VIEIL ÉLÉGANT : C’était un de ces matins où le froid, tonique, piquant, vous saisit dès l’ouverture des fenêtres par les narines et la gorge comme pour vous dire : « Je t’attaquerai par le mal, mais si tu survis à ce jour, ce sera l’un des plus délicieux de ton existence ! » Mon ami frappe à la porte. Si tôt ? Oui. C’était pour m’avertir que le mal rôdait. Il en avait justement tous les signes : œil vitreux, teint blafard, vilaine toux, sans compter qu’il soufflait sans cesse…

LE SECOND : Cela me rappelle…

L’INFIRMIÈRE : Chut !

LE VIEIL ÉLÉGANT : À la vue de cet inquiétant spectacle, je me tâte moi-même. Je me trouve, ma foi, un peu mollet, mais plutôt galant, et toujours de belle allure. Il faut dire que la veille, j’avais croisé une accorte demoiselle sur la place, que je n’avais pas laissée indifférente… Pour ne pas laisser mon ami dans l’inquiétude cependant, nous décidons de nous rendre chez le médecin. Et nous voilà à attendre dans une pièce qui ressemble (il désigne la salle d’attente où patientent le Premier et le Second), ma foi, à peu près à celle-ci.

L’INFIRMIÈRE : Mais il faisait plus froid.

LE VIEIL ÉLÉGANT : En effet, d’ailleurs la fenêtre était fermée (il la ferme). Arrive une infirmière…

L’INFIRMIÈRE : Aussi jolie que moi ?

LE VIEIL ÉLÉGANT : Impossible, voyons… Vous pourriez cependant la contrefaire, pour la commodité du récit. Armée d’un bâtonnet, elle nous proposa de choisir une narine. Par amitié, nous nous en tînmes à la même, celle de droite – c’est celle qui me plaît le moins, car j’ai le nez un peu tordu. Cela me vient d’une partie de tennis que je vous raconterai plus tard, si vous le désirez…

LE SECOND : C’était une question ?

LE VIEIL ÉLÉGANT : Et l’infirmière d’ajouter, avec un délicieux accent qui roucoulait comme les pigeons de la place des Vosges : « N’ayez crainte, c’est tout à fait désagréable, mais absolument pas douloureux. »

LE PREMIER : Brrr… C’est vrai, ça n’est point douloureux ?

L’INFIRMIÈRE : Non, seulement désagréable.

LE VIEIL ÉLÉGANT : Arrivent les résultats. Et là, surprise ! Mon ami, qui affichait tous les symptômes du mal, ne l’avait pas (simple rhume, lui déclara l’accorte infirmière). Tandis que moi, qui n’en affichais aucun, j’étais sévèrement atteint !

LE PREMIER : Étonnant !

LE SECOND : Paradoxal !

LE VIEIL ÉLÉGANT : Il est vrai. Comment l’avais-je donc attrapé ? Par mon ami, puisqu’il toussait ? Mais c’était là chose impossible, puisqu’il ne l’avait pas !

L’INFIRMIÈRE : C’est toute la beauté de ce mal : quand on en a les symptômes, c’est qu’on ne l’a pas ; et quand on ne les a pas, c’est qu’on l’a. De même, quand on est vacciné, on peut tomber malade ; et quand on ne l’est pas…

LE SECOND : Je n’y comprends plus rien.

L’INFIRMIÈRE : C’était justement là toute la raison de ma petite histoire. Voyez-vous, il n’est nullement besoin de s’énerver ainsi, messieurs. Nous vivons, incertains et changeants, sous un ciel qui lui-même varie sans cesse, tantôt gris, tantôt bleu. Que savons-nous du mal ? Ce que l’on nous en dit. Cela est-il science solide ? Point du tout, seulement discours d’hommes, eux-mêmes changeants et incertains, comme le ciel, comme les miasmes, comme ces vagues qui portent mon cœur de-ci, de-là.

LE PREMIER : Dès lors, qu’en conclure ?

L’INFIRMIÈRE : Qu’il nous reste toujours un choix dans la vie : narine gauche ou narine droite ? »

 

 

 

Olivier Maillart

 

 


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