« René promit. Il promit qu’il irait porter lui-même chaque message. Il promit aussi qu’il témoignerait, qu’il dirait tout ce qu’il avait vu. » écrit Aurélien Cressely dans son premier roman Par-delà l’oubli, publié aux Éditions Gallimard pour cette rentrée littéraire 2023. L’auteur s’inspire de la vie de René Blum, le frère cadet du célèbre homme politique Léon Blum, réhabilitant ainsi le critique d’art à travers ce récit. Cependant, Aurélien Cressely ne vise jamais le genre biographique classique. S’il met en lumière des faits réels, il propose surtout une immersion dans l’existence, l’intimité et les émotions d’un grand homme dont le nom se perd entre celui de son frère et ceux des nombreux oubliés de la Shoah.
Aurélien Cressely est un écrivain français né en 1988. Après une licence d’histoire et de sciences politiques, il se dirige dans le secteur des assurances. Sa rencontre avec René Blum est le fruit du hasard : « J’ai découvert René Blum par hasard, en allant faire mes courses près de la rue portant son nom. Puis je l’ai recroisé dans le livre d’Anne Sinclair La Rafle des notables. J’ai voulu en savoir plus. » (p.159)
Cette recherche d’un « oublié » fait d’ailleurs écho à celle de Patrick Modiano dans Dora Bruder, également publié chez Gallimard en 1997, où l’écrivain mène une véritable enquête pour reconstituer la vie d’une jeune fille juive dans le Paris de 1941. La quête d’Aurélien Cressely pourrait être très bien résumée par les mots de Modiano : « Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé. »
René Blum, de l’ombre à la lumière
Tout comme Patrick Modiano pour la mémoire de Dora Bruder, Aurélien Cressely s’est impliqué personnellement dans la recherche active d’éléments historiques concernant la vie de René Blum : « L’écriture de ce livre m’a permis de découvrir l’immense travail de mémoire réalisé pour ne jamais oublier. » Des témoignages des rescapés, à toute la documentation d’identification des victimes, en passant par les travaux des historiens, tous ces éléments ont convergé vers un portrait réaliste des derniers instants de René Blum. Mais, ce qui reste frappant est la manière dont la vie et la mort s’entrelacent – sans chronologie.
Le roman commence par l’arrestation de René Blum à son domicile en 1941. Le reste du récit semble être un sablier qui ne cesse de se retourner entre le moment clé de la descente aux enfers de René et ses moments de joie et de gloire. Aurélien Cressely ne nous raconte pas seulement l’horreur d’une vie injustement happée. Il souhaite aussi réhabiliter son influence extraordinaire dans le monde des arts, son respect et son admiration pour les artistes, son rôle de transmetteur, et cela même dans les camps : « René s’était battu jusqu’à sa ruine pour donner aux artistes les moyens d’exprimer leur art. Une vie passée auprès d’eux. Pour eux. » (p.62)
Par écho, la démarche d’Aurélien Cressely peut nous faire penser à la métaphore des débris de miroir d’Yves Bonnefoy. Il est presque impossible de recréer une image fidèle des ressentis de René Blum, à la manière d’« un miroir-plan » qui créerait un portrait précis et net de sa personne. Pourtant, ce sont ces chapitres « débris de miroirs » où la lumière est renvoyée dans des directions imprévues qui rendent ce récit si passionnant : « C’est alors une tache claire que l’on peut faire danser, par jeu et pour un instant, sur un visage. D’où de l’amusement, sur celui-ci, voire de l’agacement, mais un peu de vie partagée, c’est-à-dire un peu d’absolu. »
« Souviens-toi… »
Ainsi, ce jeu entre la vie si mouvementée de René et sa mort brutale parviennent à imbriquer des pièces d’un grand puzzle incomplet. Mais, chaque pièce est importante lorsqu’on réécrit l’Histoire à travers une histoire. Le titre du roman en lui-même réaffirme le devoir de mémoire par la figure de René Blum : Par-delà l’oubli.
Aurélien Cressely l’érige comme un personnage symbolique des oubliés, une voix puissante qui expose la violence d’une période peu lointaine qui a marqué des milliers de destins : « Le « devoir de mémoire » a été reçu comme un impératif absolu. Il s’appuie sur ce mot tant de fois répétée dans la Torah : « Souviens-toi… » Il fallait que le monde sache quelle horreur avait été commise. Il fallait que les générations futures ne l’oublient jamais. »
En effet, au fil du temps, se forme une véritable littérature de la Shoah qui vise à ne jamais oublier le passé, à ne pas enterrer l’Histoire. Il est impossible de ne pas penser au témoignage puissant de Primo Levi dans Si c’est un homme (1947) qui résume parfaitement les silhouettes de l’ombre qu’on imagine au travers des années, sans en connaître les noms et les histoires : « Si je pouvais résumer tout le mal de notre temps en une seule image, je choisirais cette vision qui m’est familière : un homme décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée. »
Devenu une figure de l’ombre, à l’image de ces silhouettes décrites par Primo Levi, René Blum n’a pu raconter son histoire, perpétuer sa voix par-delà les générations, ce qui fait de la plume d’Aurélien Cressely « une arme du souvenir »
Bien que René Blum eût une certaine notoriété de par son nom et sa place dans l’art à son époque, il est de nos jours beaucoup moins connu. Devenu une figure de l’ombre, à l’image de ces silhouettes décrites par Primo Levi, il n’a pu raconter son histoire, perpétuer sa voix par-delà les générations, ce qui fait de la plume d’Aurélien Cressely « une arme du souvenir » : « Le roman du génocide devient donc cet espace circonscrit pour crier que l’on n’aura jamais fini de se débattre avec les répercussions d’un tel événement. »
L’écriture, la voix puissante des oubliés
Comme l’affirme l’auteur, René avait l’espoir de témoigner des horreurs vécues : « René nourrissait le projet de recueillir tout ce qu’il voyait. Il voulait témoigner, dénoncer l’injustice et l’arbitraire dans lesquels lui et ses camarades étaient tombés. » (p. 110) C’est Aurélien Cressely, aujourd’hui, qui l’écrit, portant avec intensité et humilité la voix d’un homme sensible et digne. Se mêlent aussi d’autres voix, comme des murmures qui hantent les pages et les propres mots de l’auteur, celles des autres oubliés, des compagnons de René, des femmes, des enfants emportés dans les méandres sombres d’une Histoire qu’il ne faut jamais oublier. Le romancier ne raconte pas une histoire, mais l’Histoire dans sa cruauté et son injustice. Aurélien Cressely ancre à jamais la vie de René Blum dans les regards de générations de lecteurs qui connaîtront des parcelles de sa vie artistique si riche et de sa disparition terrible : « La vie était faite d’oubli. Ce qui comptait, c’était le sens de sa vie. » (p.138)
Donner du sens à son existence, c’est la raconter. La littérature grave les mémoires, contre la mort et l’oubli, comme l’écrit Myriam Ruszniewski-Dahan: « Écrire un roman, c’est donc l’une des façons possibles de répondre à l’obsédante question du comment : comment rester fidèle à la mémoire des disparus, comment les évoquer, quelle trace en conserver ? »
L’œuvre d’Aurélien Cressely rappelle la réalité historique qui nous frappe, qui nous évoque, d’une manière ou d’une autre, des images brutales d’une époque toujours récente. En faisant de Réné Blum un personnage de roman, Aurélien Cressely défie l’oubli. Dans certains passages du livre, nous suivons René parlant des artistes qui le touchent aux autres détenus, pour faire passer le temps de l’horreur, mais aussi pour transmettre cet amour pour l’art. A son tour, Aurélien Cressely nous dévoile cet homme dans toute sa lumière, faisant ainsi jaillir son histoire des ténèbres de l’Histoire, celle qui a enfoui tant de voix : « Son souvenir restera comme celui d’un homme bon, d’un homme d’art et de culture, d’un homme bienveillant, d’un homme intègre, d’un homme au destin tragique. En cela, la mémoire de René restera, même par-delà l’oubli. »
- Par-delà l’oubli, Aurélien Cressely, Gallimard, 2023