Avec Palombella Rossa, donné du 7 au 14 février à la MC93 de Bobigny, Mathieu Bauer et Sylvain Cartigny proposent une audacieuse adaptation du film-culte du réalisateur italien Nanni Moretti, sorti en 1989. Dans une scénographie malicieuse de Chantal de la Coste, Palombella Rossa souligne les ponts qui se dressent entre les années Berlusconi en Italie et la situation que l’on observe aujourd’hui en France, en Europe et plus généralement, dans le monde, marquée par une impression de chancèlement de la gauche face au tsunami du libéralisme capitaliste et à la vague marine de l’extrême-droitisation dans laquelle baignent une partie de la télévision, des médias et de la société.

Il faut dire qu’il y avait dans le film de Nanni Moretti au moment de sa sortie en 1989 une dimension tristement prophétique qui n’a eu de cesse de s’entériner jusqu’à finalement décrire de manière très précise la polarisation des forces politiques à laquelle nous assistons aujourd’hui avec la montée de l’extrême-droite. Rattrapé par la chute du Mur de Berlin qui vient anéantir une partie des rêves et utopies communistes quelques mois après sa sortie en salle, le film Palombella Rossa est une interrogation autant qu’un appel à se demander ce que signifie être communiste, et même plus largement, être de gauche. Si Moretti entendait s’interroger très factuellement, après la mort de Berlinguer, le chef du PCI, sur ce que pouvait encore signifier être communiste dans une Italie rongée par un libéralisme capitaliste tapageur, trash et vulgaire, qui gangrène partout et vient empoisonner jusqu’au langage lui-même, le spectacle de Mathieu Bauer peut se lire comme une actualisation des interrogations de Moretti, où les outils du théâtre sont habilement convoqués pour donner force et profondeur à la portée toute politique de cette création.

Pour l’amour du cinéma et de la musique
Tout commence par le cinéma et même par l’amour du cinéma, à la fois dans ce qui anime Mathieu Bauer, à la tête de la compagnie Sentimental Bourreau devenue depuis Tendres Bourreaux, et dans ce qu’il propose au plateau. Et qui dit amour, dit déclaration d’amour et mots d’amour. Mathieu Bauer donne ainsi à lire sur un écran dans le lointain, en ouverture du spectacle, les mots qu’il emprunte à l’amoureux de cinéma et grand critique des Cahiers du cinéma qu’était Serge Daney qui avait consacré un article sur le film de Moretti qu’il comparait alors au Grand bleu de Luc Besson, sorti la même année. Dans les deux films, l’élément aquatique est central, soulignait Daney ; il dit la submersion, le naufrage, le flottement aussi, puisque « flotter, c’est encore du travail. » comme peuvent le lire sur l’écran les spectatrices et spectateurs de la pièce. Le flottement et le travail sont ceux de Michele Apicella, campé par Moretti lui-même dans le film et par Nicolas Bouchaud, Moretti tout français qui jamais ne cherche à le singer, dans le spectacle. Michele est un ancien député communiste et joueur dans une équipe de water-polo, victime d’amnésie après un accident de voiture et qui tente alors de convoquer, à la faveur même de l’élément aquatique, des souvenirs anciens qui vont des gâteaux sucrés de la petite enfance à l’engagement et aux idéaux politiques des débuts, tout en recevant, comme une nouveauté cruelle et horrible, le monde contemporain, qu’il a lui aussi oublié et qui est pourtant le résultat de mécaniques fascisantes à l’œuvre depuis de nombreuses années et qui partagent avec le réalisme capitaliste un goût pour la novlangue, la désémantisation et la resémantisation du lexique existant.
https://zone-critique.com/critiques/les-derniers-jours-du-parti-socialiste-et-lhypothese-bellanger
Mais le travail sur le flottement renvoie évidemment aussi au défi que représente la mise au plateau d’une piscine : la scénographie de Chantal de la Coste propose des gradins, qu’arpentent les comédiennes et comédiens quand ils ne sont pas en train de jouer à nager alors que des images de corps nageant dans l’eau sont projetées sur l’écran du lointain. La mise en scène démultiplie ainsi les points de vue et les focales pour donner à voir une image à multiples facettes de la gauche et de ce qui se joue sur le terrain de waterpolo comme sur la scène politique. La musique jouée en live par Mathieu Bauer et Sylvain Cartigny, et avec Clémence Jeanguillaume et Matthias Girbig au chant, accompagne ainsi la trame déchirante de ce qui se joue au plateau, sur le plan intime du personnage comme sur le plan général de la société dans son ensemble, mais elle témoigne aussi de la grande générosité du théâtre de Mathieu Bauer qui offre à son public d’entendre des tubes de la musique italienne des années 60 aux années 80, en convoquant par exemple Franco Battiato ou Mina, une pratique qu’il reprend à Moretti mais qui donne au plateau une joie facilement contagieuse.
https://zone-critique.com/critiques/re-chicchinella-emma-dante
Le communisme, la gauche : une fin de partie ou un match à gagner ?
Comme le film de Moretti qui revêt par endroits bien des aspects conceptuels, faisant de Palombella Rossa l’œuvre cinématographique sans doute la moins directement accessible par rapport aux quatre autres longs-métrages du réalisateur mettant en scène le personnage de Michele Apicella, le spectacle de Mathieu Bauer ne recule pas devant l’absurde. Même, il exploite cette veine pour en faire, au plateau, l’occasion d’une réflexion profonde sur la gauche aujourd’hui. Deux figures, campées par Matthias Girbig et Gulliver Hecq, n’ont ainsi de cesse de venir hanter Michele, sans que l’on ne sache vraiment s’il s’agit de camarades du Parti déçus ou d’adversaires politiques, voire même de fascistes. Faisant, les lignes politiques se révèlent à la fois confuses et très polarisées, soulignant du reste les scissions qui fracturent la gauche tout comme l’insistance des assaillants issus de la droite ultra-libérale capitaliste dans ses liens intimes et politiquement attestés avec l’extrême-droite. Car il faut bien le dire, il y a dans les années Berlusconi en Italie la mise en œuvre et l’accélération du rôle majeur des médias dans la bataille culturelle telle que la théorisait Antonio Gramsci dans ses travaux et dont le nom figure dans la liste des appelés de l’équipe de waterpolo de Michele Apicella en ouverture du spectacle. Si Gramsci est évidemment une référence centrale pour la pensée communiste italienne et de manière générale, son actualisation dans le spectacle de Mathieu Bauer vient souligner la nécessité, pour la gauche actuelle, de revenir peut-être à ses fondements théoriques, qui n’ont pourtant rien d’abstrait mais qui trouvent leur ancrage dans une analyse fine et honnête des dynamiques à l’œuvre dans la société.
“La partie de waterpolo qui se joue pendant toute la durée du spectacle est bel et bien une métaphore de la partie qui se joue actuellement pour la gauche.”
Dans un tel contexte, la partie de waterpolo qui se joue pendant toute la durée du spectacle est bel et bien une métaphore de la partie qui se joue actuellement pour la gauche. Comme le lob au waterpolo (le tir qui donne justement son titre au film et à la pièce en italien), le spectacle Palombella Rossa, en proposant une multiplication des focales et des strates temporelles qui viennent par moments résonner entre elles et à d’autres moments s’entrechoquer – à l’instar de ces extraits du Docteur Jivago projetés régulièrement et qui peuvent apparaître de prime abord hors contexte, il s’agit de souligner la nécessité de ne pas envisager la régénération de la gauche de façon frontale et dogmatique, mais en trouvant de nouveaux agencements qui viendront réenchanter et transformer le monde, changer la vie. Imaginer en un mot, la rencontre sur une table de dissection de Marx et de Rimbaud. Et quoi de mieux que le théâtre et l’art pour imaginer ces terreaux fertiles ? Encore faut-il pour cela mener des politiques culturelles qui investissent massivement et prioritairement dans la culture sans laisser aux magnats de l’audiovisuel le pouvoir de faire de la télévision notamment les outils d’une propagande libérale, voire fascisante. Car est-ce vraiment perdre la partie, comme Michele Apicella, que de perdre aux penaltys ?
- Palombella Rossa, d’après le scénario de Nanni Moretti et des textes d’Anne-James Chaton, du 7 au 14 février 2025 à la MC93, à Bobigny.
- Puis à découvrir en tournée les 25 et 26 février 2025 au Lieu Unique à Nantes, les 10 et 11 mars 2025 au Grand Théâtre, Scène nationale d’Albi-Tarn, le 13 mars 2025 à L’Empreinte, Scène nationale de Brive-Tulle, et du 3 au 14 juin 2025 au Théâtre Silvia Monfort à Paris.
Adaptation, montage et mise en scène : Mathieu Bauer
Composition musicale et collaboration artistique : Sylvain Cartigny - Avec : Mathieu Bauer, Nicolas Bouchaud, Sylvain Cartigny, Matthias Girbig, Gulliver Hecq, Clémence Jeanguillaume et Jeanne Lepers
- Scénographie et costumes : Chantal de la Coste
Création sonore : Alexis Pawlak
Création et régie lumière : Stan-Bruno Valette
Création vidéo et régie générale : Florent Fouquet
Images : Matthias Girbig
Régie son : Jean-Baptiste Nirascou
Assistanat à la mise en scène : Anne Soisson - Avec la collaboration du Cercle des Nageurs Noiséen de water-polo
- Bureau de production : Retors Particulier
- Diffusion : Florence Bourgeon
- Production déléguée : Compagnie Tendres Bourreaux
- Coproduction : MC 93- Maison de la culture de Bobigny, Le Manège – Scène Nationale de Maubeuge, L’empreinte – Scène Nationale de Brive-Tulle, Scène Nationale d’Albi-Tarn, Théâtre Auditorium de Poitiers – Scène Nationale, L’Archipel – Scène Nationale de Perpignan, Théâtre La Passerelle – Scène nationale de Gap.
- Avec la participation artistique du Jeune théâtre national.
- Avec le soutien du département de la Seine-Saint-Denis et de la Ville de Paris au titre du dispositif artistes et sportifs associés et de la Région Île-de-France au titre de l’Olympiade Culturelle.
- Spectacle labellisé par le Comité d’Organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques de Paris 2024.
- La Compagnie est subventionnée par le ministère de la Culture et de la Communication – DRAC Île-de-France.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.