Le Monde doit être romantisé présente cinq manuscrits écrits par Novalis à Freiberg, et traduits par Olivier Schefer, alors que le jeune poète vient d’entrer à l’Ecole des Mines, un an après la mort de sa jeune fiancée Sophie. C’est aussi l’année où Friedrich von Hardenberg (1772-1801) choisit le pseudonyme de « Novalis », signifiant « terre en friche », pour une publication dans l’Athenaeum, célèbre revue des premiers romantiques allemands d’Iéna menée par August Wilhelm et Friedrich Schlegel. On aurait tort de ne voir dans ces éléments que des aléas biographiques chez l’un des poètes et penseurs, peut-être devrait-on dire « humaniste », les plus brillants de sa génération, et qui marquera par son aura le romantisme allemand dans son ensemble.
Systèmes et anti-système
Allia choisit de publier les cinq premiers manuscrits écrits par Novalis à Freiberg, avec des noms donnés provisoirement par l’auteur : « Logologische Fragmente », « Poësie », « Poëticismen », « Fragmente oder Denkaufgaben », « Anekdoten », soit « Fragments logologiques », « Poésie », « Poéticismes », « Fragments ou problèmes de pensée » et « Anecdotes ».
Les « Fragments » constituent une méthodologie évolutive de la philosophie en tant que science réflexive, et plus particulièrement sur la question de la métaphysique (Dieu/l’homme/l’âme).
Les « Fragments » constituent une méthodologie évolutive de la philosophie en tant que science réflexive, et plus particulièrement sur la question de la métaphysique (Dieu/l’homme/l’âme). « Poésie » énonce brièvement la place de la poésie dans la société. « Poéticismes » est le véritable cœur conceptuel de la pensée de Novalis : il conceptualise ici la poésie comme un pouvoir ou actif « magique », mais pas uniquement, puisqu’il ne s’agit pas d’un poéticisme mais bien de poéticismes au pluriel. « Anecdotes » doit alors se voir comme un prolongement, en forme de traité d’application des « Poéticismes ».
Olivier Schefer, éditeur scientifique du texte, a réussi avec talent à constituer un ensemble homogène à partir duquel on peut saisir la pensée de Novalis, ainsi que son fonctionnement : « Fragments » est une préparation épistémologique nécessaire à une réflexion plus spécifique sur la poésie et le roman, explicitée par des fragments canoniques de Novalis, ainsi que leur prolongement permettant d’aller au-delà des idées consensuelles sur le penseur. On peut aussi saluer « La Vie esthétique », petit essai explicatif d’Olivier Schefer à la suite des fragments de Novalis, qui présente avec efficacité et finesse quelques éléments clés de la philosophie (et de l’écriture) de Novalis. On peut seulement regretter une « trop grande » condensation du propos, qui perdra peut-être les lecteurs les moins aguerris.
Si l’on comprend à l’échelle du livre la progression conceptuelle de Novalis, la plus grande difficulté tient dans un suivi fragment par fragment de Novalis, dont l’écriture est volontairement démultipliée, ou à l’inverse, lacunaire. Novalis jette ses idées sur le papier plutôt qu’il ne les couche, et l’on est plus souvent devant des prises de notes (en témoignent les nombreuses abréviations compensées par Olivier Schefer) qu’un véritable propos argumenté.
On aurait tort de penser que Novalis procède par bouclage ou ressassement, le penseur allemand préfère l’éclatement : il faut tirer un long fil entre les idées pour en retrouver le prolongement, ou l’amendement, un peu plus loin. C’est peut-être un des signes du génie, trop plein d’idées qui justifie de vite se débarrasser de la première pour passer à la deuxième, et cela jusqu’à une fin dont Novalis est seul juge.
Romanticisme et poétisation
« La poésie élève chaque singularité en la rattachant étroitement au tout restant – et quand la philosophie, en légiférant, prépare tout d’abord le monde à l’influence efficace des idées, la poésie est en somme la clef de la philosophie, son but et sa signification. Car la poésie forme la belle société – la famille du monde – la belle structure de l’Univers. » (p25)
Novalis fait deux grandes distinctions, poésie/philosophie et poésie/roman. Pour la première, il brosse un portrait des différents enjeux de la métaphysique, mais aussi des limites auxquelles les doctrines philosophiques (il nomme directement ou indirectement un certain nombre des penseurs liés) ont été confrontées, et qu’elles n’ont pour la plupart pas réussi à affronter. Novalis dessine alors ce qu’il considère comme la clé de résolution de ces apories : la poésie. Novalis, homme de science (il devient ami avec Carl Hindenburg, fondateur de l’école combinatoire allemande en mathématiques, entre à l’Ecole des mines de Freiberg), annonce alors refuser les systèmes philosophiques pour préférer la poésie. Au cœur du problème, une atteinte à la langue philosophique elle-même, alors que la poésie propose des « mots magiques » (p25). Les « Fragments logologiques », au titre évocateur, doivent donc être relus avec une certaine ironie piquante, puisque pour Novalis la « logologie » est une saisie du logos par lui-même, et que la philosophie est ici en défaut, contrairement à la poésie. Novalis ne s’en prend pas à la philosophie en tant que telle, il ne la nie pas, mais la critique, dans tout le sens positif qu’à ce terme.
La seconde distinction de Novalis est une distinction, davantage qu’entre poésie et roman, entre poétisation et romantisation. Novalis évacue rapidement les questions de genre (le brouillage générique étant une des spécificités du premier romantisme allemand) en refusant les différences entre prose et poésie, l’une et l’autre se rejoignant dans des genres intermédiaires, le poème épique ou la prose lyrique par exemple. Mais ce qui intéresse Novalis avant tout est ce qu’il va nommer la « romantisation », c’est-à-dire cette part d’inconnu, mysticisme ou magie, qui doit être intégrée pour enfin comprendre le monde.
« Le monde doit être romantisé. C’est ainsi que l’on retrouvera le sens originel. Romantiser n’est rien d’autre qu’une potentialisation qualit[ative]. […] Lorsque je donne à l’ordinaire un sens élevé, au commun un aspect mystérieux, au connu la dignité de l’inconnu, au fini l’apparence de l’infini, alors je les romantise – »
Naturalité et saisissement
Il faut cependant toujours garder en tête que Novalis est un penseur se voyant aussi comme un scientifique, et qu’il ne perçoit le monde que comme une interconnexion de ces deux ensembles. Aujourd’hui, à l’heure de l’éco-politique et des philosophies de l’environnement, la philosophie d’esprit naturaliste de Novalis semble dépassée, et d’autant plus sur les questions médicales. On peut cependant voir une certaine modernité, plus spécifiquement esthétique, dans les écrits du philosophe allemand.
Au cœur de la philosophie de Novalis on retrouve alors toujours la même idée, une poétisation comme reconnaissance de ce qui est innommable, ou encore de ce qui va contre les mots.
Novalis insiste sur l’importance des sensations, et plus largement des sens (« on s’habitue au monde des signes » écrit-il dans une absolue modernité, en liant une première fois la poésie à des questions d’ordres visuel et auditif, la peinture et la musique. Il interroge ainsi les plans sensitifs, comme le Beau, par des parallélismes avec la géométrie qui montrent de véritables intuitions. Au cœur de la philosophie de Novalis on retrouve alors toujours la même idée, une poétisation comme reconnaissance de ce qui est innommable, ou encore de ce qui va contre les mots. L’exemple de la folie raisonne ainsi étrangement à nos oreilles contemporaines, comme une mise en garde contre la sémantique, et ce que nous lui faisons dire :
« Une folie communautaire cesse d’être folie et devient magie. Folie d’après les règles et en pleine conscience. […]
/ Poètes, fous, saints, prophètes. / »
Si on a souvent dit des premiers romantiques allemands qu’ils avaient influencé le surréalisme, Novalis en est un des plus éclatants exemples. Le mysticisme dont il imbibe toute sa pensée doit en effet se concevoir comme une révélation par soi-même (le Moi), c’est-à-dire par chacun, par l’homme comme « monade » dit-il en citant Leibniz textuellement. Et Novalis annonce alors : « La vie ne doit pas être un roman que l’on nous donne mais que nous faisons. »
Mais la perspective de Novalis reste toujours holistique. Chez Novalis, tout se décompose car tout se rejoint dans le même tout, le monde, comme dans un corps, dont on serait, à l’envi, un organe ou une humeur. Il nous met en garde, le monde doit être romantisé, mais l’on ne doit pas pour autant en faire un roman.
« Le monde des livres n’est en fait que la caricature du monde réel. Tous deux jaillissent de la même source – toutefois celui-là apparaît dans un milieu plus libre et plus mobile – c’est pourquoi toutes les couleurs y sont plus vives – moins en demi-teinte – les mouvements plus vivaces – et donc les contours plus frappants – l’expression hyperbolique. Celui-là n’apparaît que fragmentairement – celui-ci comme un Tout. »
Références :
NOVALIS, A la fin tout devient poésie, Allia, 2020
SCHEFER Olivier, Mélanges romantiques, Le Félin, 2013
SCHEFER Olivier, Novalis, Le Félin, 2011