En 1983 on nationalisait à foison, Louis de Funès mourait, j’avais deux ans, Andrei Tarkovski vivait exilé en Italie. Il aimait bien voyager à cette époque, Tarkovski : Suède, Italie, Royaume-Uni, tout le monde le réclamait et son pays le fatiguait avec son communisme en bout de course. De ces voyages il tire des oeuvres qu’on pourrait dire autobiographiques, si ce n’était pas justement tout le contraire. Nostalghia, tourné en 1983, évoque le mal du pays natal, les souffrances de l’artiste vieillissant, la difficile recherche d’un sens, le dégoût progressif de toute beauté commune. Bref Andrei n’en menait pas large à ce moment-là de sa vie, ça se sent, on le voit, et on sait bien qu’il nous parle de lui-même. Pourtant il n’est question d’aucune expérience personnelle, d’aucune anecdote folklorique : à la place d’une Italie découverte dans l’euphorie qu’on attendrait d’un Moscovite en quête de grâce, on patauge dans un marécage de ruines et de déchets, sous un ciel gris, sur fond de travaux urbains (en fond sonore uniquement, pur sadisme) et de superstitions religieuses. A priori pas de quoi s’emballer, d’autant que fidèle à ses habitudes Tarkovski filme avec lenteur, patience, précision un matériau obscur et immobile. Des séquences interminables s’arrêtent sur des motifs qu’on observe sans trop savoir quoi en penser, le personnage principal regarde dans le vide, fait quelques pas, dort, pleure un peu, s’y reprend à trois fois avant de réussir à traverser une cour une bougie à la main.
On peut choisir face à ça toutes sortes de réactions : ennui, admiration, réflexion, dédain, éblouissement. La presse internationale de l’époque, entre deux papiers sur la guerre au Liban ou la dame de fer, s’en était donné à coeur joie, expérience visuelle inoubliable, à couper le souffle, un des plus grands miracles de l’histoire du cinéma, etc. D’autres tout de même, un peu moins snobs ou un peu plus paresseux, avaient bien dû dénoncer une supercherie, un film vide et inutile, un pensum. Deux choses sont plus ou moins certaines : il n’est pas évident de s’en faire une opinion bien ferme, et (corollaire) il n’est presque pas possible d’apprécier ce film sans connaître les autres et sans hésiter de la même façon à leur sujet ; hésiter, ou comprendre avec perplexité, comme en particulier dans Stalker et dans Le Sacrifice. À vrai dire, il faut même se pencher sur Andrei Roublev et constater à quel point c’était russe, en 1963, à quel point c’était une période si différente de la Russie et de l’histoire, pour saisir ce que Nostalghia a gagné en complexité d’analyse, en liberté sans doute mais aussi en hermétisme. Andrei Roublev est un film russe dans le sens orchestré par les organes artistiques du parti, supervisé et approuvé par lui. Vingt ans plus tard et à l’heure de l’Europe en voie de modernisation, la structure de Nostalghia est devenue tellement lâche, tellement libre qu’on comprend que Tarkovski s’est entre-temps arraché des griffes de l’URSS.
Interprétation antisoviétique
Ce qui frappe tout de même dans Andrei Roublev, comme d’ailleurs dans pas mal de grandes oeuvres du cinéma russe autorisées en toute période par le régime, par exemple Alexandre Nevski, c’est l’interprétation antisoviétique tellement possible et criante qu’on peut en faire dès lors qu’on cherche à la voir. Derrière la critique des Nazis, les chevaliers teutoniques d’Alexandre Nevski incarnent toute oppression possible par le crime et l’invasion et donnent ainsi à réfléchir sur les massacres des années 30 ou que sais-je. Andrei Roublev traverse un pays et une époque de terreur, de mal absolu, partagé par tous ; on passe de batailles en carnages, tout le monde redoute de mourir à tout moment. La lamentation qui en découle sur les affres de l’existence, le malheur de vivre au présent, n’est pas non plus sans insinuer une certaine déclaration quant aux temps du tournage. Mais le Moyen-Âge au cinéma a cette vertu d’éloigner le regard vers une version de l’homme si différente de celle de l’époque moderne que l’identification se fait en quelque sorte à distance ; de même qu’on ne peut qu’observer de loin, heureux de ne pas en être, le festin macabre du Septième Sceau.
Mais le Moyen-Âge au cinéma a cette vertu d’éloigner le regard vers une version de l’homme si différente de celle de l’époque moderne que l’identification se fait en quelque sorte à distance
En tout cas Nostalghia a le mérite de s’arrêter intégralement sur ce thème de la désolation du présent. Comme son nom l’indique, c’est un film conçu pour décrire un état sentimental face au monde, plutôt que pour raconter une histoire. Certes, on frise parfois l’incompréhension agacée qui prolifère dans Le Miroir ou dans L’Enfance d’Ivan (et qui a disparu définitivement dans Le Sacrifice) ; mais on peut aussi mesurer la place que tient justement Nostalghia dans cette filmographie, son aspect de transition vers l’aboutissement de l’oeuvre entière. Les effets d’échos qui s’ouvrent en particulier entre Nostalghia et Le Sacrifice rendent le film profondément signifiant ; c’est clairement un avant-propos, une mise en condition de l’oeuvre lumineuse, de l’oeuvre dernière à venir trois ans plus tard. Tous les motifs importants et nouveaux du Sacrifice sont déjà dans Nostalghia, et c’est le même Erland Josephson qui représente dans les deux films une certaine vision de l’existence. Comme Le Sacrifice, Nostalghia est écrit dans une langue qui n’est pas le russe ; comme dans Le Sacrifice, il est question d’un fou qui a aliéné sa famille et qui finit en brûlant quelque chose (lui-même dans Nostalghia, sa maison dans Le Sacrifice) ; le peu de récit de Nostalghia semble d’ailleurs être plutôt la continuation, le vieillissement total et pourtant prématuré du Sacrifice, que l’inverse. Erland Josephson y apparaît encore plus comme la figure du vieillard, puisqu’il sert de doublure vieillissante au personnage principal, poète d’une quarantaine d’années qui lui est l’homme du passé, l’évocation du temps perdu. Du reste ce vieillard est considéré comme fou dans tout le film, alors que Le Sacrifice est plutôt l’accomplissement de son basculement dans la folie.
Quant à Stalker, on le retrouve par les mêmes images à peine mobiles d’eaux stagnantes ou de terrains vagues, par la même liberté dans l’alternance entre couleur et noir et blanc, par l’ascendant que prend dans les dialogues la réflexion philosophique sur la poursuite de l’action. On pourrait dire que cette traversée d’une cour avec une bougie allumée est la seule action d’envergure de Nostalghia, comme Stalker ne consiste qu’en la traversée lente et contrariée d’un paysage unique. La pauvreté, l’inertie de l’action offre tout le champ à des digressions sur le passé qui deviennent la seule raison d’être des personnages ; tandis qu’en contrepoint la caméra filme des éléments intemporels, la nature, l’eau, les étendues dévastées. Le passé évoqué dans un tel décor en est lui-même affaibli, presque contrecarré ; la nature avec son lien mystérieux à l’éternel l’emporte sur les pessimismes de l’homme contemporain. Et si les personnages sont dans les deux films montrés comme graves, on les comprend aussi capricieux, inconscients, séparé de l’harmonie du monde par le monstre de la civilisation moderne.
Des films à ne pas voir tous d’un coup, donc.
Jean-François Delpit