Dans son spectacle Niquer la fatalité. Chemin(s) en forme de femme. donné au Théâtre 13 / Bibliothèque, à Paris, l’actrice, chanteuse et performeuse Estelle Meyer invite le public – femmes et hommes confondus – à se libérer du poids d’un patriarcat ancestral qui entrave depuis trop longtemps les relations entre les sexes. En convoquant la figure de l’avocate Gisèle Halimi, elle livre un plaidoyer en faveur de la libération des femmes qui mêle la sociologie à la poésie, la politique à la mystique, l’intime au général et le théâtre au chant dans une cérémonie expiatoire, cathartique et émancipatrice.

Tout commence par une incantation prononcée dans un noir où retentit la voix rocailleuse d’Estelle Meyer. Elle appelle l’avocate Gisèle Halimi, disparue en 2020 et figure de proue du féminisme à qui l’on doit notamment la décriminalisation de l’avortement, la reconnaissance du viol comme crime et la défense de Djamila Boupacha, un procès qui inscrit du reste la question du féminisme à l’intérieur d’un discours anticolonial puissant et nécessaire. « Gisèle, s’il m’arrive quelque chose, est-ce que tu seras là pour me défendre ? Même si tu es morte ? » demande Estelle Meyer avec gravité, avant de s’avancer au plateau pour ouvrir un spectacle de près de deux heures, placé sous le signe de la communion, de la réconciliation, de la guérison. Le sous-titre « Chemin(s) en forme de femme » indique bien à lui seul qu’il s’agira de cheminer ensemble, main dans la main, de raisonner et de résonner ensemble. Estelle Meyer invite les spectatrices et les spectateurs à se saluer entre eux, à prendre conscience de l’autre assis à côté de soi, à sortir de son individualité et son propre égoïsme. Puis elle convie le public à lever son verre et à trinquer : « On s’en fout, on est au théâtre, on fait ce qu’on veut ! » lance-t-elle alors. Le théâtre d’Estelle Meyer se veut généreux, fédérateur mais jamais naïf ; il a le même sérieux que l’enfant qui joue : l’imagination est à son comble, mais la partie nécessite rigueur, assiduité et conviction.
D’une femme l’autre, les autres
Les chemins en forme de femme que tisse Estelle Meyer au plateau sont multiples autant qu’abyssaux. Ils mêlent les époques (de Gisèle à Estelle et d’Estelle à sa grand-mère, de la grand-mère de Gisèle au père d’Estelle et à sa sœur), les temporalités (les vivantes, les mortes et les rescapées), les sexes (le père de Gisèle et celui d’Estelle, sa mère et celle de l’avocate), les arts (le théâtre et la musique). Dans Niquer la fatalité, Estelle Meyer, qui joue alternativement Gisèle Halimi et son propre rôle, donne à voir, mais surtout à entendre, le caractère universel de la lutte contre le patriarcat qui réduit en une fatalité le fait de naître femme. Dans le chorus des voix qui se lèvent et qui se confondent se mêlent ainsi la confession intime d’une trentenaire qui raconte ses premières fois : celle de la découverte et de l’exploration de son corps, celle de l’arrivée de ses règles, celle du premier rapport sexuel, celle du plaisir pris à séduire les hommes, celle de la découverte de ses propres forces intérieures, celle de la première fois où elle appelle viol un traumatisme du passé, et l’évocation de la figure historique de Gisèle Halimi dont les souvenirs convoqués au plateau disent aussi bien le chemin parcouru depuis les années 1950 en termes d’égalité hommes/femmes que la nécessaire perpétuation du combat en 2025.
Estelle Meyer se demande dans le fond ce dont les filles sont coupables et ce qui les réduit à une vie dans le secret, dans la honte et dans la culpabilisation perpétuelle.
Gisèle comme Estelle deviennent ainsi deux femmes d’abord cachées mais qui s’avancent ensuite pour dire toutes les femmes, de Louise Michel à Djamila Boupacha, en passant par Louise Labé et par toutes les inconnues qui ne constituent ensemble pas moins que la moitié de l’humanité mais qui demeurent pourtant toujours ce « deuxième sexe qui engendre le premier ». De manière souvent ironique et dans un jeu très vivant qui cherche à souligner l’absurdité des comportements et réflexes patriarcaux qui déterminent aussi bien les hommes que nombre de femmes, Estelle Meyer se demande dans le fond ce dont les filles sont coupables et ce qui les réduit à une vie dans le secret, dans la honte et dans la culpabilisation perpétuelle, laquelle atteint son acmé avec la question du consentement, soulevée déjà par Gisèle Halimi dans le cadre du procès d’Aix-en-Provence, ouvert en 1978, autour de l’affaire Tonglet-Castellano qui reconnaîtra finalement le viol, comme expédition punitive, par trois hommes de deux jeunes touristes belges dans les calanques de Marseille. Là, Estelle Meyer devient Gisèle, elle porte une robe d’avocate et brandit le poing dans une plaidoirie saisissante.

Le théâtre comme rituel
Rapidement, chacune des femmes kaléidoscopiques que convoque ainsi Estelle Meyer au plateau et qui enferment en elles blessures ancestrales et récentes, ouvre la voie à l’émancipation possible. Comme l’ouverture du spectacle Niquer la fatalité l’avait d’ailleurs annoncé à travers de faux verres levés et des saluts sincères à ses voisins, la salle du Théâtre 13 se transforme peu à peu en la scène d’un immense rituel où se joue non seulement la guérison des femmes – humiliées, rabaissées, violées, souillées – et celle d’une société toute entière, malade depuis l’origine de ne pas avoir su faire dialoguer et s’entendre les deux parties qui la composent. Le chant et, avec lui, la musique qui nourrissent le spectacle et viennent marquer chacune des étapes toutes initiatiques du devenir femme, laissent finalement la place au tambourin d’un rituel grandeur nature dans lequel la comédienne alors devenue une sorte de chamane invite le public à se libérer de toutes les « merdes » qui l’empêchent, le limitent et entravent son accès à la chaleur humaine, à l’union et à la communion. Au plateau, des bougies scintillent derrière une photographie toute cosmique, appelant chacun de nous à nous reconnecter avec notre petitesse et notre inanité. Qui sommes-nous à l’échelle de l’univers pour imaginer pouvoir piétiner l’autre moitié de l’humanité ou nous laisser piétiner par elle ?
Chacune des femmes kaléidoscopiques que convoque Estelle Meyer au plateau, qui enferment en elles blessures ancestrales et récentes, ouvre la voie à l’émancipation possible.
À la plainte concrète, comme celle des 22 000 viols pour l’année 2022 dont seuls 10% ont abouti et dont Estelle Meyer se fait la voix et le corps, succède ici la « plainte millénaire » et le râle grandissant et chtonien de la voix – et de la voie – des femmes. Pourtant, cette route à se frayer et que les femmes doivent tracer ne saurait se faire, nous dit Estelle Meyer à travers les paroles de Gisèle Halimi qui rappelait la nécessité d’un rapport égalitaire entre les femmes et les hommes fondé sur « deux libertés dans une même unité », sans la participation des hommes. Le cri qu’elle lance à travers la salle et qu’elle réitère : « Entendez-vous le chant des femmes ? », se lit ainsi comme une adresse directe aux hommes, comme une invitation à rompre avec la fatalité qui voudrait que, par définition, les femmes et les hommes soient en opposition. Il s’agit de sortir tous victorieux de la lutte, de faire entendre que dans « niquer », c’est le mot grec nikè que l’on entend, celui de la victoire d’une Athéna guerrière.
- Niquer la fatalité. Chemin(s) en forme de femme, d’Estelle Meyer, du 4 au 14 février 2025 au Théâtre 13 / Bibliothèque, Paris, puis en tournée jusqu’en mai 2025.
- Conception, écriture, interprétation : Estelle Meyer.
- Mise en scène et dramaturgie : Margaux Eskenazi.
- Composition musicale : Estelle Meyer, Grégoire Letouvet, Pierre Demange.
- Arrangements musicaux : Grégoire Letouvet, Pierre Demange.
- Création lumières : Pauline Guyonnet.
- Costumes : Colombe Lauriot Prévost.
- Scénographie : James Brandily.
- Chorégraphie : Sonia Al Khadir.
- Piano, clavier : Grégoire Letouvet en alternance avec Thibault Gomez.
- Batterie, percussions : Pierre Demange en alternance avec Maxime Mary.
- Régie son et direction technique : Thibaut Lescure en alternance avec Guillaume Duguet.
- Régie lumière : Pauline Guyonnet en alternance avec Fanny Jarlot.
- Collaboration, accompagnement, développement et production : Carole Chichin – Phénomènes.
- Diffusion : Séverine André Liébaut.
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