On retrouve ce printemps aux éditions Seghers les poèmes inédits du chilien Pablo Neruda et du beau recueil Tes pieds je les touche dans l’ombre, dans une traduction de Jacques Ancet. Un bel ouvrage qui comporte les fac-similés – où admirer le trait de l’auteur – et en version bilingue. Au gré d’une poésie de l’évocation amoureuse, Neruda nous emporte dans une recherche du corps et de la terre, poésie ancrée dans la poussière de l’histoire de la chair et de la chair de l’histoire.
Parole d’amour
La poésie chez Neruda porte un témoignage, élève le poète témoin à la communion au monde, quand l’écriture le rapproche de l’être aimé, brise la solitude de la terre.
« Jamais seul, avec toi
sur la terre,
à traverser le feu.
Jamais seul. »
Cette voix que porte le poète est une voix qui énonce le désir et cherche à dépasser l’inanité du discours pour rappeler l’instant de la présence, ce que la mémoire conserve d’une trace des corps, où s’entretient le feu d’une intimité des présences.
« Tes pieds je les touche dans l’ombre, tes mains dans la lumière,
et dans le vol me guident tes yeux d’aigle
Matilde, avec les baisers appris de ta bouche
mes lèvres ont appris à connaître le feu. »
Et si la bouche de Matilde apprend les baisers elle transmet à son tour une parole qui jaillit de son propre feu, une parole qui porte avec elle la chaleur et le jour, qui rompt des ténèbres le pouvoir aliénant – puisque c’est aussi politique que s’écrit la poésie.
« et je me demande si tu ne travailles pas en tissant l’étain secret
du blanc navire qui traverse la nuit obscure »
« si tes yeux ouverts au milieu du ciel en été
font du soleil à la terre tomber sa jaune épée »
Car nul n’ignore la nuit d’où les mots sont tirés mais le poète toujours retranche les ombres, et si la parole s’enracine où elle cherche sa propre lumière, c’est toujours pour mieux apprendre à parler dans l’écriture.
« Obscure est la nuit du monde sans toi mon amour,
et c’est à peine si j’aperçois l’origine, à peine si je comprends le langage,
avec difficulté je déchiffre les feuilles de l’eucalyptus »
Au croisement d’un lyrisme amoureux et d’une poésie métadiscursive – qui s’interroge sur son propre pouvoir créateur – l’ouvrage triple le plaisir d’être élaboré dans une édition bilingue qui, même sans être hispanophone, autorise à goûter le plaisir des sonorités : que forman tu forma, écrit Neruda, là où les mots eux-mêmes apprennent à faire corps :
« Ta hanche pure repose et l’arc aux flèches mouillées
étire dans la nuit les pétales qui donnent forme à ta forme »
La parole amoureuse et la parole poétique se complètent dans la recherche d’une poésie de l’union, une poésie de la lutte. Celle des amants contre la violence du monde – l’obscurité – et toujours rejouée pour cimenter la beauté d’une terre commune, de l’amour-refuge.
Ce que rend sensible le beau recueil sans aucun doute est le lien qui s’établit entre une parole intime, amoureux et sensible et une parole politique. Les deux se complètent dans la recherche d’une poésie de l’union, une poésie de la lutte. Celle des amants contre la violence du monde – l’obscurité – et toujours pour cimenter la beauté d’une terre commune, de l’amour-refuge. Celle du poète contre la violence de l’Histoire et du politique, qui cherche à opposer à la terreur politique la lumière de la parole.
Ainsi la poésie amoureuse tend à rendre hommage à la femme aimée et désirée, objet de fantasmes et d’écriture, seuil toujours répété et adoré de l’union :
« et toi, ma compagne, peut-être es-tu fille de la fumée,
peut-être ne savais-tu pas que tu viens de l’enfantement du feu et de la furie
la lave enflammée donna forme par ses éclairs à ta bouche mauve,
à ton sexe dans la mousse du chêne brûlé comme une bague dans un nid »
seuil toujours répété d’une rencontre de soi dans l’image délicate, poétique et charnelle de l’être aimé, dans son mouvement et dans sa chair :
« et je marche, je règle mes pas sur mon égarement
jusqu’au moment où surgissent ta tour et ta coupole
où je trouve en tendant la main tes yeux sylvestres
qui étaient là à regarder mon rêve et la souche de ses déchirements. »
Parole du monde
Le poète se fait porteur d’une vérité sur le monde. Il tire de la terre et de l’Histoire une conscience authentique du monde – ce pour quoi l’amour se fait refuge de l’oiseau blessé.
« Qu’importe, mes anciens pas te montreront et te chanteront
ce qu’il y a d’amer et d’électrique dans ce temps impur et radieux qui eut
des crocs de hyène, des chemises atomiques et des ailes d’éclair »
Dans le croisement de cette histoire de soi et de cette conscience du monde apaisé par l’altérité s’élève la poésie politique, s’affirme l’engagement et l’énergie de communiquer au monde.
Car c’est bien dans le brouillard d’un monde qui se défait que les mots s’élèvent comme des étendards, que le poète témoin porte fermement la conscience du trouble et le seuil de son renversement
« si au moment
du danger
pour mon peuple
je cherche
le drapeau,
je monte
aux clochers
en oubliant
la vague
ourlée d’écume »
La poésie à mesure s’élance vers la recherche d’une efficacité commune. Elle porte elle-même l’injonction à faire l’histoire, elle fait du poète un compagnon :
« et j’ai connu des compagnons
qui allaient me défendre pour toujours
car ma poésie avait reçu,
à peine égrenée,
la médaille de leurs douleurs. »
Car c’est bien dans le brouillard d’un monde qui se défait que les mots s’élèvent comme des étendards, que le poète témoin porte fermement la conscience du trouble et le seuil de son renversement.
« Le navire est nuage de la mer
et j’ai oublié quel est mon destin,
j’ai oublié la proue et la lune,
je ne sais pas où vont les vagues,
ni où m’emporte le navire.
Le jour n’a ni terre ni mer. »
Bibliographie :
Neruda, Pablo, Tes pieds je les touche dans l’ombre, Seghers, 2016.