Neiges éternelles

Neiges éternelles de Jeanne Lazar : fragiles immortalités des figures pop

Dans Neiges éternelles présenté au Théâtre des 2 Rives de Charenton-le-Pont, Jeanne Lazar dresse le portrait croisé de trois figures de la pop francophone : Daniel Balavoine, Dalida et Jean-Jacques Goldman. Croisant les souvenirs personnels évoqués par des anonymes au cours d’entretiens qu’elle a réalisées à travers le pays, et notamment à Villeneuve d’Ascq, à des éléments biographiques qui ont ponctué les existences de ces artistes, la metteuse en scène et autrice interroge le geste créateur, ses conditions, sa réception et ses limites. Ces artistes, devenus aujourd’hui immortels dans le Panthéon de la chanson française, y sont saisis dans un moment de crise profonde, contraignant le spectateur à regarder droits dans les yeux les failles de celui ou celle qu’il voudrait voir toujours impeccable, performant et éternel, dans son poste de radio, sur son écran de télévision, d’ordinateur ou de smartphone, dans ses écouteurs… et dans son cœur. 

Il y a dans le geste de Jeanne Lazar une impertinence et une insolence à représenter sur un plateau de théâtre des figures de chanteuses et chanteurs pop estampillées classe moyenne : elle fait ainsi un énorme pied de nez au théâtre bourgeois, à son répertoire et à ses personnages canoniques, mais aussi à une représentation de la culture encore très parisiano-centrée autant qu’à une démagogie populiste qui voudrait voir dans les goûts populaires l’expression de l’esprit français, éternel et inattaquable. La popularité n’est pas synonyme de mépris mais pas non plus synonyme de vérité immuable. D’ailleurs, l’audace se justifie d’elle-même si on dresse l’oreille. Dans la file des spectatrices et spectateurs qui attendent dans le hall avant d’entrer dans la salle, l’une d’entre eux confie à une autre avoir attribué, gamine, au père de ses poupées le nom de Jean-Jacques Goldman qu’elle adulait. Gênée sans doute par le caractère intime de sa confidence, par les clichés qui accompagnent aujourd’hui ce chanteur et par l’image qu’elle souhaite renvoyer d’elle-même et de son statut social, elle se sent alors obligée de préciser, en guise d’explication, avoir grandi dans une famille économiquement défavorisée. « Et alors ? », semble vouloir lui répondre Jeanne Lazar à travers son spectacle Neiges éternelles, poétique, sensible et subtil. 

Portraits de l’artiste en crise

La figure de la pop anglosaxonne ou américaine, de Britney Spears aux Beatles, en passant par Mickael Jackson, est devenue depuis longtemps un personnage dont les arts se sont saisis, que l’on songe au livre Pour Britney de Louise Chennevières, grand succès de la rentrée littéraire 2024, ou encore à l’apparition, dès 1964, des Beatles dans Quatre garçons dans le vent. La figure pop francophone, sinon à travers la forme très hagiographique et tragique du biopic (Dalida a le sien en 2016), semble révéler à elle seule tout l’élitisme, actif ou subi, de la société française qui connaît par cœur – mais comme un plaisir coupable – les chansons mais refuse de l’assumer pleinement. Cette porte, Jeanne Lazar l’ouvre dès le début du spectacle, par la référence rapide à Bourdieu. Pourtant, jamais le spectacle n’optera pour la moralisation culpabilisante ou la démagogie forcée. Avec humour surtout, la metteuse en scène montre les rouages d’une industrie musicale souvent inhumaine, car capitaliste, cherchant par-dessus tout le profit, quitte à broyer de jeunes artistes brûlants du désir de créer et de partager avec le public les combats qui les animent. Daniel Balavoine, campé par Quentin Barbosa, est de ceux-là. Dans son survêt’ Tacchini, comme un boxer, il ouvre le spectacle par un dialogue avec Eddy Barclay, incarné par Morgane Vallée, faussement nonchalante, impitoyable et drôlement manipulatrice lorsqu’elle feint la distraction en pianotant sur son smartphone, là où Barclay-Vallée sait pertinemment ce qu’il exige de son artiste : la rentabilité et le succès à travers des chansons qui vont plaire au public, en masse. 

Avec humour surtout, la metteuse en scène montre les rouages d’une industrie musicale souvent inhumaine, car capitaliste, […] quitte à broyer de jeunes artistes brûlants du désir de créer et de partager.

La scénographie d’Anouk Maugein, où un élégant rideau à franges nacrées sépare le plateau en deux espaces distincts : l’avant-scène et un lointain, tantôt coulisses, tantôt public, se révèle d’une grande efficacité. Le mouvement ténu des franges et même leur couleur, et l’impressionnant travail de création lumière de Clarisse Bernez-Cambot-Labarta disent quelque chose de la fragilité de la création artistique et de la vulnérabilité des artistes. L’ensemble crée une dichotomie forte avec la rudesse et l’âpreté des crises des trois artistes que cherchent à rendre, dans des registres différents, les deux comédiens, Quentin Barbosa et Hicham Boutahar, et la comédienne, Morgane Vallée. Ces crises ont pourtant un dénominateur commun : celui de marquer une rupture, de diviser, de faire entrer en contradiction, sinon en opposition, des désirs ou volontés contraires, ce que la dramaturgie et la direction de Jeanne Lazar montrent avec intelligence puisqu’aux ruptures de tons répondent les variations de jeux, chez un même personnage et dans le passage d’un personnage secondaire à celui de l’un des trois artistes. Le tout, avec une énergie et une joie toutes contagieuses au plateau et qui rappellent le plaisir que peut revêtir somme toute l’activité artistique. 

Notes et souvenirs : la pop comme un bien commun

Sans jamais chercher à imiter les artistes qu’ils campent, mais à travers des gestes précis et ciblés, des accessoires ou des costumes (les lunettes de Jean-Jacques Goldman, la perruque toute en cheveux de Dalida, les tenues sportives de Balavoine), la comédienne et les comédiens donnent à voir quelque chose de leur Dalida, de leur Balavoine et leur Jean-Jacques Goldman. Hicham Boutahar fusionne ainsi l’interprète de « Né en 17 à Leidenstadt » avec Eminem dont il reprend le titre « Lose yourself », soulignant qu’il est possible d’ailleurs de tisser des ponts entre la musique pop, le rap et la façon dont ces deux genres peuvent subir une forme de mépris par les élites mais fédèrent dans ce qu’ils disent des préoccupations quotidiennes, réelles et partagées. Car, par leurs chansons et leur musique, les artistes pop deviennent des figures qui accompagnent au quotidien et font résonner des souvenirs intimes et personnels, comme les extraits d’entretiens dans les territoires, où retentissent la gouaille et la chaleur du midi et qui sont donnés à entendre à la fin du spectacle, le soulignent avec tendresse et intransigeance. 

La musique pop se voit chantée, au sens propre, par les comédiens, la comédienne et par les créations originales de Ricky Hollywood au plateau, et au sens figuré, dans la célébration que lui réserve le spectacle Neiges éternelles, mais aussi le podcast, « Projet pop », mené par Timothée Lerolle. Le projet a été réalisé à partir des entretiens qu’a fait Jeanne Lazar et les épisodes du podcast sont proposés à la découverte pour les spectatrices et les spectateurs à travers des écouteurs rétro de walkmans installés dans le hall du théâtre. Ils sont disponibles par ailleurs sur Souncloud et via le site de La Rose des vents, Scène nationale Lille Métropole – Villeneuve d’Ascq. Profondément fédérateur et réconfortant, le spectacle Neiges éternelles jette une lumière nouvelle sur des figures pourtant connues de toutes et tous et en fait les révélateurs de notre propre rapport à la musique, à l’industrie musicale et même à la consommation d’objets artistiques. En effet, si, sur les glaciers et avec le dérèglement climatique, les neiges éternelles fondent sous les rayons mortifères du soleil capitaliste, n’en est-il pas de même de ces figures de la pop, véritable bien commun à préserver et qui, dans leur crise, disent leur désir de vouloir voir advenir un autre modèle, plus humain et plus pérenne ? 

  • Neiges éternelles, de Jeanne Lazar, le 15 mars 2025 au Théâtre des 2 Rives à Charenton-le-Pont, du 17 au 22 mars 2025 en décentralisation au Théâtre du Beauvaisis, Scène nationale de Beauvais et le 4 avril 2025 à la Manekine au Pont-Sainte-Maxence.
  • Écriture et mise en scène : Jeanne Lazar
  • Avec : Quentin Barbosa, Morgane Vallée, Hicham Boutahar et Ricky Hollywood
  • Musique : Ricky Hollywood
  • Scénographie : Anouk Maugein
  • Création costumes : Suzanne Devaux, avec le soutien du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT
  • Création lumières et régie générale : Clarisse Bernez-Cambot-Labarta
  • Régie Son : Bastien Boissier
  • Regard chorégraphique : Marine Colard
  • Stagiaire à la mise en scène : Pauline Murris
  • Construction du décor : Théo Jouffroy / Les Ateliers du T2G
  • Coach Vocal : Carole Masseport
  • Administration Production et Diffusion : Jessica Régnier, Pauline Roybon et Lucas Joubert
  • Réalisation podcasts : Timothée Lerolle.

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