N’attendez pas trop de la fin du monde : formidable bordel !

Avec N’attendez pas trop de la fin du monde, Radu Jude plonge au sein du vide moderne à travers un road-trip en constant embouteillage. En dépeignant une société toujours plus pressante bloquée sur une route bondée, cette œuvre à l’esthétique du chaos reflète la crevaison du monde.

Des lettres maladroites étalent, sur un carton trop petit, le titre du film. Quelques secondes en suspens. Puis, l’immersion commence. La lumière d’un téléphone transperce le noir granuleux de l’image. Il est bientôt 6h, Angela est en retard. Toute la journée, la jeune femme devra sillonner Bucarest, moins vue que devinée à travers la fenêtre de la voiture, afin de ramener aux producteurs d’un spot de prévention contre les accidents du travail les photos et vidéos des têtes d’affiche envisageables. Devant elle s’étendent des heures infinies d’allers sans retours, d’entrevues brèves et d’appels venant encore l’éloigner du repos. Pas de temps, peu de contact humain. Le film entier repose sur cette journée-périple, insupportablement ironique, insupportable tout court. Pendant plus de 2h30, Radu Jude étire son conte réaliste, portrait volontairement brutal d’une société qui l’est tout autant. 

Nausée

Le cinéaste roumain n’en est pas à son coup d’essai. Depuis quelques années maintenant, Radu Jude se fait connaître pour son goût de la provocation. Son dernier film, Bad Luck Banging or Looney Porn, Ours d’or 2021 à Berlin, passait la notion d’obscénité au microscope en racontant l’histoire d’une enseignante incommodée suite à la diffusion de sa sextape sur Internet. On retrouve ici ce cinéma de l’hypermodernité, acerbe et amoureux du grotesque. Face à l’étrangeté d’une société toujours plus consumériste et instantanée, connectée à l’extrême, réalisateur et personnage semblent trouver le même confort dans la parodie. Tous deux revisitent, à la sauce farcesque, le monde comme un théâtre.  En guise de masque, Angela revêt un filtre déformant qui la fait devenir Bobita, influenceur masculiniste dont les insultes mono-thématiques et pourtant ingénieuses font hésiter entre la répulsion et le rire. Autour d’elle se joue le spectacle d’une société roumaine dont les défauts sont exhibés lors de situations anodines. Exemple feutré mais parlant que ce court échange entre une productrice autrichienne qui voit dans le casting d’une femme rom un beau symbole de diversité, tandis que l’équipe sur place avertit que la choisir serait un repoussoir dans le pays. 

Attention ! Images ! 

N’attendez pas trop de la fin du monde nous incite à ne pas avaler les images sans les avoir mâchées.

Mais le long-métrage ne s’arrête pas à la peinture de la société contemporaine. N’attendez pas trop de la fin du monde relève d’une grande entreprise de déconstruction de l’image, en témoigne d’abord l’intégration d’un autre film en son sein, Angela merge mai departe. Réalisé par Lucian Bratu en 1981, les extraits utilisés montrent une autre Angela parcourant Bucarest, cette fois-ci colorée de belles couleurs vintage, au volant de son taxi. Les deux Angela se ressemblent. Pourtant, l’une est le produit contrôlé d’un film tourné sous la dictature de Ceausescu, et l’autre évolue dans une Roumanie lancée dans la concurrence et le libéralisme économique. Par des effets de collage — on pourrait même parler de catapultage — Radu Jude fait dialoguer les époques. Elles ne sont pas tant renvoyées dos à dos que mises en écho, dans une filiation compliquée. L’une a engendré l’autre, et elles échangent entre elles résurgences et explications. Le film de Lucian Bratu devient matière. Il est ralenti, répété, on corrige les noms des acteurs, on souligne en distordant un regard, un son. Sa chair est faite neuve, on prolonge la vie des personnages, on leur invente une descendance : c’est le fils de la vieille Angela, Ovidiu, qui sera choisi pour la vidéo de prévention contre les accidents du travail.

N’attendez pas trop de la fin du monde nous incite à ne pas avaler les images sans les avoir mâchées. Le long-métrage débute et se clôt sur des cartons, des feuilles de papier avec écrit, à la main, le générique ; geste simple, qui sort entièrement le spectateur de la fiction. Une manière d’attirer l’attention sur le mode de production des images, et de toutes les images, y compris celles tournées par Radu Jude. Si le projet est annoncé dès les premières secondes, il trouve son explicitation dans le dialogue avec Angela merge mai departe. L’aspect carte-postale du film de 1981, déjà mis à mal par les déformations qu’opère Radu Jude pour montrer ici et là des passants aux vêtements miteux et des queues devant les magasins, perd toute crédibilité face aux images du présent. Ces dernières ne sont pas pour autant épargnées. Dans un éprouvant plan séquence, rendant compte du tournage du spot de prévention, l’affreux mensonge est soigneusement déballé : les producteurs enlèvent à Ovidiu tous ses mots, l’un après l’autre. Ne mentionne pas la barrière rouillée ; ne parle pas du fait que l’entreprise a encore des liens commerciaux avec la Russie ; recommence sans évoquer tes heures sup. Les intérêts se protègent et la vérité s’éteint. Progressivement, il ne reste que l’image. Nous en sortons avec l’énergie d’un rire à bout de nerfs.

N’attendez pas trop de la fin du monde, un film de Radu Jude, avec Ilinca Manolache, en salles le 27 septembre.

 


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