Cet article propose de lire Les liens artificiels de Nathan Devers en miroir avec les concepts de Peter Sloterdijk destinés à décrire la vie psychique de l’individu moderne vivant seul en appartement. De l’appartement-monde à l’ « Antimonde » de Nathan Devers, il en va bien de l’écriture d’une solitude définie non plus comme absence de relation mais comme relation du Moi au moi virtuel.
Dans Sphères III, Sloterdijk décrit les évolutions topologiques et architecturales qui, dans la société moderne, ont été contemporaines de modifications psychiques durables parmi les individus. S’il y a une analogie de structure entre le mode d’habitat et la manière dont la vie intérieure de l’individu s’est organisée, il y a, plus radicalement, l’hypothèse que l’évolution des conditions matérielles d’existence a déterminé la forme moderne de la conscience individuelle – et l’impossibilité pratique d’une conscience collective. Pour Sloterdijk, avec les deux inventions architecturales du XXe siècle apparaissent deux grandes mutations sociopsychologiques de la « ‘société’ médiatisée » : l’appartement conditionne un mode de vie solitaire sui generis où l’individu est en « auto-accouplement » ; corrélativement, le « stade » permet la réunion éphémère d’individus – sur le mode de la transe davantage que de la conscience de groupe – qui demeurent ontologiquement séparés. Sloterdijk évoque à ce titre une « ontologie de la séparation innée », Nathan Devers aura pour motif récurrent l’idée d’individus « ensemble et séparés ».
Une ambiguïté demeure, même si Sloterdijk s’emploie à démontrer que le mode d’existence solitaire – la vie en appartement, sorte de « cellule » où l’individu peut subsister entièrement par ses propres moyens – du sujet moderne est spécifique. S’agit-il seulement d’une organisation psychologique dont les conditions matérielles de possibilité se trouvent historiquement réunies dans une conjoncture déterminée, ou de la conceptualisation relativement intemporelle de toute solitude ? Sloterdijk ne semble pas chercher à décrire la systématisation – engagée par des évolutions architecturales et des progrès technologiques – d’un mode de vie solitaire, presque monacal, qui demeurait jusque-là marginal mais préexistait à son extension. Il veut plutôt décrire une façon très moderne d’être seul qui serait devenue le mode d’existence exclusif. Néanmoins, l’équivocité du propos de Sloterdijk – la valeur potentiellement transhistorique de ses concepts – demeure.
Au lieu de simplement demander, ici, si les manières contemporaines d’exister virtuellement sont compatibles avec la littérature, on demande s’il n’y a pas une parenté de nature entre les mondes virtuels et l’acte même de la création littéraire.
Des questions semblables peuvent être posées au sujet du roman Les liens artificiels de Nathan Devers. L’objet de la pensée du philosophe et celui du romancier sont au demeurant relativement identiques – à quelques différences chronologiques mineures près, j’y reviendrai. L’on se demande durant toute la lecture s’il est réellement question de modifications sociopsychologiques structurellement et durablement introduites dans les consciences individuelles par le développement du métavers et des réseaux sociaux ; ou si le personnage central de Julien Libérat n’est pas irréductiblement lui-même, une personnalité atypique d’artiste manqué au regard de laquelle les conditions historiques d’existence sont contingentes, et dont la trajectoire n’est que superficiellement déterminée par elles. Julien Libérat, qui créera son avatar dans l’Antimonde – une plateforme virtuelle ayant intégralement répliqué la cartographie et les possibilités du monde réel –, est-il le paradigme de « l’anti-humain », appellation désignant les utilisateurs de ce « jeu » dont la particularité est de n’en être pas tout à fait un, puisqu’il se contente de mettre à la disposition de ses utilisateurs une plateforme dans laquelle les avatars peuvent évoluer librement sans obéir à des règles (autre que celle, impérative, du respect de l’anonymat) ou effectuer des missions ? Est-il donc paradigmatique de l’individu qui a « répliqué sa présence au monde », comme l’écrit Nathan Devers, ou est-il un destin complètement marginal à l’intérieur même du monde virtuel ? Il y a bien, sur ce thème, une ambiguïté qui traverse tout le roman, et qui concerne en premier lieu la nature de la littérature elle-même. Car en effet, Julien Libérat se consacre au sein de l’Antimonde à une production littéraire – à la rédaction de poèmes auxquels il doit une célébrité hors normes dans l’univers parallèle où son avatar-poète s’appelle Vangel et est, je le disais, tenu à l’anonymat le plus strict concernant son auteur et corrélat réel. La poésie – et la musique, ou production artistique en général – sera souvent décrite comme solidaire, dans son essence même, de la réalité virtuelle :
« Et ne pensez-vous pas que les livres inventent, à leur manière, une réalité virtuelle ? Imaginer des antimondes, n’est-ce pas la définition même de la littérature ? »
Au lieu de simplement demander, ici, si les manières contemporaines d’exister virtuellement sont compatibles avec la possibilité de la littérature – avec sa survie –, on demande s’il n’y a pas une parenté de nature entre les mondes virtuels qui poussent leurs utilisateurs à introduire du jeu avec leur je – en créant leur « anti-moi » –, et l’acte même de la création littéraire :
« Ce que les gens envient au romancier n’est pas ce que lui croit enviable, mais les masques qu’il lui plaît de porter, l’inconséquence avec laquelle il peut sortir de sa peau et y rentrer, le jeu du je, avec ses échappées jubilatoires, quand bien même il implique, et surtout s’il implique de s’infliger tout un tas de malheurs imaginaires. Ce qu’on leur envie, c’est ce don qu’ils ont pour se travestir comme au théâtre, leur capacité à relâcher et rendre ambigus leurs rapports avec la réalité en affirmant leur talent. » (Philip Roth, La contrevie)
L’essentiel, comme Nathan Devers le fait dire au « PNJ » (personnage non joueur) de Gainsbourg généré au sein de l’Antimonde par une IA (à partir d’archives variées), est bien ce travestissement identitaire revendiqué quasiment comme un principe esthétique et méthodologique :
« L’essentiel, c’est de mépriser ce qu’on fait… D’admirer ce qu’on loupe… De gâcher ses vocations… De se précipiter vers le contraire de soi… Quelque chose me dit que tu finiras par comprendre… […] Un homme à la tête d’anti-humain… Moitié fantôme et moitié mec… »
Différents degrés de virtualité
Le travestissement identitaire est quasiment revendiqué comme un principe esthétique et méthodologique.
Mais alors, précisément, le métavers n’ajouterait rien au monde d’un point de vue ontologique : il s’agirait simplement d’une catégorie sous-artistique, disons d’une activité inférieure à l’art mais fondamentalement continue avec elle. Il en irait ici comme du spectre des comportements humains, décrits par Hegel, dans son Cours d’esthétique, visant à extérioriser les données de la conscience en modifiant la matière naturelle, la matière du monde – celle-ci, une fois altérée, porte l’empreinte de la conscience et en est comme le témoin objectif. Ces comportements vont de l’enfant « qui jette des cailloux dans la rivière », « regarde les ronds formés à la surface de l’eau [et] admire en eux une œuvre, qui lui donne à voir ce qui est sien » jusqu’au « mode de production de soi-même dans les choses extérieures tel qu’il se manifeste dans l’œuvre d’art ». En clair, il n’y a qu’une variation de degrés d’une seule et même activité dite « pratique » de la conscience. On pourrait paraphraser Hegel et formuler une thèse identique concernant la sensibilité théorique que porte le roman de Nathan Devers : l’utilisation du métavers est le degré inférieur d’une activité et d’un besoin humains dont la forme parachevée, la forme la plus noble, est l’art. Du métavers à la littérature – ou à la poésie, à la musique –, il n’y a qu’un écart de degrés, mais la passion de l’irréel, l’attachement à la part irréelle du soi, leur sont communs. Julien Libérat et son moi irréel ou « anti-moi » – Vangel – sont liés par les mêmes tendances anciennes et profondes qui unissaient jadis Julien enfant à la musique :
« Julien descendit en lui-même. Il se revit vingt ans auparavant quand, sur l’autoroute des vacances, ses parents allumaient la radio. Autour de la voiture, les arbres défilaient. La musique commençait et il se concentrait pour l’écouter. Lentement, les notes construisaient des escaliers à travers le silence. Bientôt, la musique envahissait les paysages, se reflétait dans les arbres, c’était elle qui faisait surgir leurs silhouettes tremblantes. Du haut de son enfance, Julien se sentait grand. »
De ce point de vue, le personnage est-il vraiment un individu contemporain, symptomatique d’une époque ? Après tout, son destin est exceptionnel dans l’Antimonde – il est artiste, acquiert une notoriété qui l’isole complètement –, et Adrien Sterner, le créateur du jeu, se désespère du manque d’imagination de l’écrasante majorité des avatars. Vangel n’est pas représentatif des anti-humains : son geste littéraire est la forme sublimée, rare, d’un goût plus universel pour le virtuel dont la manifestation paresseuse est la simple création de l’avatar dans le jeu – pour Julien, le nom de l’avatar est un nom d’auteur. Nathan Devers dépeint moins le concept de l’anti-humain que ses marges : son personnage principal mène, dans le monde virtuel, une existence atypique à défaut de pouvoir la mener dans le monde réel. La vie parisienne ne lui est-elle pas devenue inaccessible ?
« […] en tant que jeune « artiste », il ne pouvait s’installer décemment dans la capitale de son propre pays. »
L’échappatoire offerte par l’Antimonde n’est qu’une échappatoire manquée dans le réel – réel dont les possibilités se sont drastiquement rétrécies à l’heure où ont sonné les vingt-huit ans du personnage : « Vingt-huit ans […] était un âge où les destins commençaient à se sceller […], à se refermer pour de bon sur les êtres, à les prendre au piège de leurs inclinations ». L’appartement à Rungis, les cours particuliers de piano décrits comme un bullshit job, les transports en RER quotidiens : il faut au personnage une autre existence, dont la clef néanmoins demeure en lui-même avant que d’être dans le jeu.
D’une solitude où l’autre est absent à une solitude où l’autre est en soi
Nathan Devers dépeint moins le concept de l’anti-humain que ses marges.
Remarquons pour finir une étonnante ressemblance entre les écrits théoriques de Sloterdijk et les idées que portent Les liens artificiels de Nathan Devers : le même mode d’existence solitaire, que Julien Libérat va pousser jusqu’à ses dernières limites à travers l’Antimonde, et dont Sloterdijk décrit l’appartement individuel comme une condition nécessaire…
« […] le studio, avec son habitant solitaire, comme cellule centrale de sa bulle mondiale privée. […] doit [comporter] […] les moyens de mener un cycle circadien autarcique : lieu de sommeil, salle de bains, toilettes, lieux où faire la cuisine, table pour manger, dépôt de vêtements, climatisation ou chauffage, raccordement au réseau électrique, boîte aux lettres, téléphone, câble médiatique ou antenne […]. »
… Ce même mode d’existence en « bulle » hermétique sert « de théâtre à l’accouplement [de l’individu] avec soi-même, d’espace d’opération pour son souci de soi et de système immunitaire dans un champ chargé de contaminations et composé de connected isolations, c’est-à-dire de voisinages » (Sloterdijk, Sphères III). Voilà donc la particularité de la solitude moderne : elle n’est pas seulement une non-symbiose avec les autres mais devient, écrit le philosophe, une auto-symbiose :
« La forme du couple est accomplie par l’individu qui, dans une distinction constante à l’égard de soi-même, se réfère en permanence à soi-même comme à l’Autre intérieur ou comme à une pluralité de sous-mois. »
Il n’y a plus incomplétude par absence de l’autre mais complétude réalisée en soi-même, ce qui suppose une auto-division préalable et la possibilité de se lier à l’un ou l’autre de ses sous-mois. Il n’y a plus de coexistence mais cela ne se traduit pas par un vide : celle-ci est remplacée par la succession des modes narcissiques dont le sujet est capable et sur lesquels il fait l’expérience de lui-même (comme être pluridimensionnel). L’exploration de ces différents états vaut relation. La pratique de la psychanalyse est d’ailleurs mentionnée comme auto-exploration dans une « situation dyadique artificielle », c’est-à-dire par l’interposition d’un dispositif apparemment relationnel (l’analyste et l’analysant, la logique transférentielle) mais qui sert fondamentalement le principe d’une relation à soi. On peut en dire autant de l’Antimonde décrit par le roman : les relations aux autres sont autant de configurations artificielles dont la finalité est moins d’être lié à l’altérité pure – extérieure – qu’à l’altérité intérieure : l’anti-moi, le contraire du moi, la « contre-identité », écrit encore Nathan Devers. N’est-elle pas la substance de toute écriture ?
- Nathan Devers, Les liens artificiels, Albin Michel, 2022.