Nathalie Léger : Sous la mort, l’écriture

 

la Case des Pins© archives Ouest-France

Paru en octobre 2020 aux éditions P.O.L, Suivant l’azur n’est pas un livre, mais un « tombeau » de papier que Nathalie Léger a élevé avec amour et obstination pour son mari. Il y reprend vie par les grâces de l’écriture, nous rappelant combien– pour qui la vit et la subit – la mort  est d’abord une affaire de langage. 

Homme de théâtre, enseignant, écrivain et traducteur, Jean-Loup Rivière disparaît dans le calme et la froideur de sa chambre d’hôpital. Emporté en à peine quelques semaines par un cancer, il laisse derrière lui sa compagne, Nathalie Léger, qui – totalement requise par sa mort – se voit enjointe de revenir sur cet évènement funeste, de le mettre en mots : « Rien d’autre n’est possible, nulle autre manière de tuer le temps. » Portée par la nécessité, Léger retrace ses derniers instants aux cotés de Jean-Loup Rivière qui, touchants sans pour autant tomber dans l’exhibition ou le pathétisme, sont traversés par la recherche de l’ultime parole susceptible « [de] laver et [de] panser l’horrible blessure de sa peur ». Cette parole impossible, disons-le, ne viendra pas. Elle retiendra Nathalie Léger chaque jour davantage, « incapable d’inventer l’émotion ou le mot qui [le] sauverait. » Suivant l’Azur répare ce silence et évacue le sentiment de culpabilité qui l’accompagne. Il invente les mots qui disent la mort et abritent de l’oubli. Il donne forme et sens à une expérience qui en est par trop dépourvue. 

La solitude du témoin 

Advenue sans crier gare, la disparition de Jean-Loup Rivière « est allé[e] trop lentement pour l’ignorer » en même temps que « trop vite pour en savoir quelque chose ». Trop lentement, c’est-à-dire suffisamment étirée dans le temps pour que Nathalie Léger prenne la mesure de « son retrait » et sonde « les plis secrets de ce qui advenait ». Trop rapidement cela étant pour que ne s’élaborent un savoir et surtout une parole porteuse de « cette vérité » qu’est la mort qui ne se connaît « ni par les faits, les pauvres résidus de fait, ni par l’intuition », mais qui s’éprouve par les mots. Des mots d’ailleurs que tairont les quelques médecins rencontrés tout autant que Nathalie Léger, victime d’un « un savoir opaque, tassé au fond, inaccessible. » Que dire, il est vrai, de ce que l’on ignore ? La méconnaissance et la fulgurance de la mort suspendent la parole et contraindront l’auteure au silence qui, témoin de son « impuissance » coupable, n’évoquera jamais avec son mari sa disparition à venir. 

Pareil silence plonge du même coup Nathalie Léger dans la solitude du témoin que « les gestes usés par des généalogies de déploration » n’ont su peupler. Elle en rétablit ici la généalogie et retrace avec pudeur « l’impossible partage » de cette mort dont elle restera irrémédiablement séparée, faute d’en être l’objet. La disparition laisse alors place à l’abandon et au manque qui avivent encore davantage la séparation. Car ce qui est profondément insupportable dans la mort, ce n’est pas tant la disparition soudaine et brutale, aussi horrible soit-elle, mais le « vide en soi » qui accapare, étreint et abîme. Par des mots simples et toujours incisifs, Suivant l’azur chronique la déroute de son auteure en même temps que sa recherche furieuse. Irrésolue à faire de son mari une simple abstraction verbale, pas davantage tentée par le dolorisme souffreteux, Léger s’efforce de « quitter cette obscurité », elle « dress[e] la carte » des souvenirs et ressuscite par à-coup jusqu’à la voix et au corps de Jean-Loup Rivière. 

Ramener à la vie

Il appartient en revanche sans doute à la littérature de donner vie aux morts, de « creuser un couloir tangent à la vie, une vie qui ne tient désormais qu’à ce passage dans les mots ».

Devant la mort insoutenable, « La pensée s’emballe. » À la vigueur de son esprit, Nathalie Léger ranime « les lignes et les matières », « l’épaisseur, le grain, l’odeur, l’index » de son mari. Elle « s’adonn[e] minutieusement à l’archéologique enzymatique qui reconstitue en pensée [leurs] baisers si longs dans la nuit ». Il s’agit de « revenir à la forme chaude et imprononçable de l’amour » que renferment les quelques papiers laissés en plan sur le bureau de Jean-Loup Rivière, une liste de course égarée dans la poche de sa veste, « les livres qu’il lisait » ou « les séries qu’il regardait ». En scrutant les signes par lesquels la vie de Jean-Loup Rivière se déclare et persiste, Léger « rus[e] avec le vide plein de [la] mort », fraye avec les fantômes et s’arrache de ce présent sans présence. 

Mirage donc que la culpabilité du survivant, que la « trahison » dont l’auteure s’incrimine d’abord comme pour mieux s’en libérer ensuite, une fois examinées les raisons de son silence. Il n’appartient en effet à personne de retenir les vivants. Il appartient en revanche sans doute à la littérature de donner vie aux morts, de « creuser, comme le fait admirablement Léger, un couloir tangent à la vie, une vie qui ne tient désormais qu’à ce passage dans les mots ». Les paroles, les gestes et les regards scrupuleusement consignés altèrent l’esseulement de Nathalie Léger et nourrissent son souvenir impérissable et vivant de Jean-Loup Rivière qu’elle recompose par l’entremise de « ces récits [mis] bout à bout ». 

À l’image de la brève apparition qu’il faisait dans le film de son ami Raoul Ruiz intitulé si justement La Présence Réelle (1984), Jean-Loup Rivière « est là », « [sa] présence s’est imprimée », s’est en quelque manière déposée sur ces pages, nous délivrant, ne fût-ce qu’un instant, du néant. Sa bonhommie, sa chaleur et sa discrétion, les phrases saisissantes qu’il prononça à l’enterrement de son père semblent nous revenir, son corps rond éclore entre les lignes. Avec habileté, Nathalie Léger fabrique « une conjugaison pour parler des morts au présent », une langue du souvenir et de l’incarnation qui prête délicatement vie à ce qui n’est plus. 

Écrire pour survivre 

Au fond, Suivant l’azur vise moins à consoler, à faire son deuil, qu’à faire taire la culpabilité du survivant.

Cet art de la présence que constitue l’écriture, Nathalie Léger s’en souvient songeant aux propos de Roland Barthes dont elle édita certains des cours au Collège de France et qui l’unissait à Jean-Loup Rivière, son ancien élève. Elle rappelle ainsi que le théoricien français considérait que la littérature « sert à moins souffrir ». Rhétorique de la consolation objecteront certains. Un geste de survie, faudrait-il leur rétorquer, avant de démontrer combien ce petit livre bref et intense répond de l’« inexistence spectaculaire, à la fois atone et exorbitante » qu’engendre la mort d’un être cher : « […] voilà ce qu’on fait, on écrit parce qu’on regarde silencieusement le monde, parce qu’il nous a laissé désœuvré. »

Au fond, Suivant l’azur vise moins à consoler, à faire son deuil, qu’à faire taire la culpabilité du survivant. Il métamorphose de « pauvres mots simplifiés, mâchouillés » de honte en « cette espèce de sève résineuse mêlée de poudre d’or » qui soutient une « âme en miettes ». Il n’y a en conséquence ni geignardise, ni complaisance sous la plume de Léger, mais une ténacité et une force d’âme qui œuvrent à suspendre l’effondrement du corps, à combler le vide par « la fiction [d’une] présence ». Son écriture s’accorde, en réalité, aux sollicitations du corps, de tous les corps – vivants ou morts – qui « appell[ent] sans cesse les mots à la rescousse pour se donner enfin contenance ». Travaillée par la mort, c’est néanmoins de la vie inaltérable de Jean-Loup Rivière dont s’assure Nathalie Léger en bâtissant dans l’urgence un écrin livresque dans lequel il puisse se déposer et de nouveau s’incarner.  

Par l’exemple, ce beau récit démontre, en outre, que l’on écrit d’abord pour survivre. On écrit presque toujours dans la cendre et dans l’espoir fébrile d’accueillir ce qui s’est absenté et de faire place à un commerce avec les morts, à la manière d’un sursis dont seuls les mots gratifient. À cet égard, les pages les plus belles, les plus émouvantes aussi, sont sans doute celles qui esquissent un tel accueil grâce auquel il redevient possible à Nathalie Léger de vivre dans la présence de la mort ; de porter, en d’autres termes, son regard vers l’horizon du ciel intensément bleu – d’un bleu « azur » semblable à celui qui emplissait les yeux de Jean-Loup Rivière.

 

  • Nathalie Léger, Suivant l’azur, Paris, P.O.L, 2020, 80 pages. 

 

Sylvain Teil Salanova


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