Comment renouveler la langue de l’amour dans la poésie palestinienne, trop souvent réduite aux questions incontournables de la terre, de l’exil et des blessures de l’Histoire ? Que peut l’écriture du désir dans un paysage poétique largement dominé par les interrogations, les déplacements et les ruines ? Dans De l’amour des étranges chevaux, recueil de Nathalie Handal traduit par la poète algérienne Samira Negrouche aux Éditions Mémoire d’encrier au Québec, la poésie s’apparente à un voyage intime où se construit, à partir du motif équin, une tentative subtile de repenser le désir dans sa vitalité et ses ambivalences.
Poète et dramaturge franco-américaine d’origine palestinienne, Handal a sillonné le monde, de l’Amérique latine à l’Asie, en passant par les États-Unis, l’Europe et le Moyen-Orient. Née en Haïti et ayant grandi dans une famille originaire de Bethléem, elle a enseigné dans de nombreuses universités dont la Sorbonne, l’Université américaine de Beyrouth et l’Université de Columbia. Son œuvre, qui comprend notamment des recueils de poésie, des pièces de théâtre ainsi que deux anthologies de poésie contemporaine, a été saluée par la critique et traduite en de nombreuses langues. Paru pour la première fois en 2010 sous le titre Love and Strange Horses, ce recueil est son premier à être traduit en français, offrant ainsi au lectorat francophone l’occasion de découvrir l’univers poétique d’une voix majeure de la diaspora palestinienne.
La matière universelle de l’amour
Organisé en trois parties ou « mouvements » où résonnent les émois du cœur et du corps, le recueil s’ouvre sur des références à Octavio Paz, Jorge Luis Borges et Mahmoud Darwich, un trio qui semble souligner à la fois la portée universelle de l’acte d’écrire et le rapport entre mythe, réalité et littérature. Ailleurs dans le recueil, on croise l’espagnol Garcia Lorca, la russe Anna Akhmatova, la sud-africaine Ingrid Jonker, le belge François Jacqmin, le grec Yánnis Rítsos, l’irlandais Louis MacNeice, ou encore le mexicain Amado Nervo. C’est dire que Handal, qui a vécu aux quatre coins du globe, aborde l’amour et la sensualité en dialogue avec les voix poétiques du monde.
Les trois parties se referment sur des évocations équines qui fonctionnent comme une image démultipliée des variations spatiotemporelles associées à l’expérience amoureuse.
Prolongeant cette ouverture géographique, le poème « Pasaje », placé en début de recueil, prend la forme d’une suite d’interrogations qui suggèrent l’ambition poétique de Handal : « Qui accepte le sexe comme gloire des corps, la passion comme compagnon ? Qui comprend l’amour différemment ? Qui se soucie d’un esprit éperdu ? » Les poèmes suivants sont autant de tentatives de répondre à ces questions en explorant la matière universelle et instable de l’amour à partir de la figure mythique du cheval, dont on connaît l’importance capitale dans la culture arabe. Les trois parties se referment sur des évocations équines qui fonctionnent comme une image démultipliée des variations spatiotemporelles associées à l’expérience amoureuse.
Désir et étrangeté
La première partie, « Intima’ » (« appartenance » en arabe), est placée sous le thème du rapport ambivalent au temps : « L’Histoire a cette façon de / ramener le cœur en arrière. / Cette façon de le tirer en avant / de protéger son passé, son esprit éreinté ». En explorant les moments de conflit, de rupture ou de silence dans la relation amoureuse, Handal fait du poème un lieu d’interpellation et de mise en relation : « Peins mon visage à la couleur de ta révolte », écrit-elle. À partir d’expériences évoquées sur un ton souvent allusif et fragmenté, la poésie s’emploie à définir l’essence du lien amoureux : « Qu’est-ce que la foi si ce n’est un amour brisé, dormir à l’intersection l’un de l’autre ». Attentive aux détails visuels ou sonores (la main d’un mendiant, l’ourlet d’une robe, les murmures des feuilles, le clapotis d’un lac), la poésie décrit l’amour comme la somme d’expériences dont le but ultime est de vaincre l’obscurité, de libérer les sensations, de nommer les incertitudes et les oublis pour célébrer la mutation de l’être :
nous nous sommes enlacés
et avons transformé le petit bourdonnement
de pulsations déchaînées au fond du cœur
en ceux que nous sommes censés être
Entre les matins caribéens et les rues de Mexico, Handal revient souvent à cette Palestine qu’on découvre, comme chez d’autres voix palestiniennes contemporaines, hantée par l’absence : « Où est le pays ? / Il semble inutile de compter / depuis quand nous ne l’avons pas vu ». Vies fragiles, chemins perdus, fenêtres donnant sur l’inconnu ou l’enfer : autant de signes d’inquiétude portés par un « nous » démuni qui vient compléter le « je » de la poète :
Nous n’avons ni titres ni droits de naissance
ni bosquets ni Shakespeare
vers lesquels se tourner
Nous nous excusons pour la peur
qui pousse sur nos côtes
Dans le dernier poème, qui donne son titre au recueil, le cheval devient le point de convergence d’un « désir ardent », d’un besoin pressant « de retourner – d’appartenir ». Transcendant l’origine et la nation, le poème célèbre le cheval qui « a laissé une étrangeté à l’intérieur de moi ». Comme l’amour, l’étrangeté est ce qui préserve le souvenir, travaille la mémoire, déclenche la pénible mais nécessaire remontée du temps.
Une quête érotique
La deuxième partie, « Elegía Erótica », aborde l’amour comme une expérience charnelle et érotique où il s’agit de reconstituer des gestes et des scènes, d’esquisser la face « escarpée et sauvage » de l’amant. L’écriture s’aventure alors vers la prose, frôlant parfois le format de la fable ou de la courte nouvelle. Ici, « un déboutonnage de l’ardeur », là un « amoncellement des os contre nos baisers » : le poème dessine une cartographie amoureuse définie par la quête renouvelée de l’être aimé. L’amour est souvent associé au rituel de la prière : « nous continuons de prier pour que nous puissions cesser d’aspirer l’envie l’un de l’autre ». L’amant hume le corps « comme s’il cherchait la miséricorde » et finit par y découvrir « un sous-sol sans lumières » mais son identité reste toujours obscure, incertaine, comme suspendue dans l’ivresse érotique.
La poésie de Handal a cette manière délicate, presque envoûtante, de décrire le contact des corps, ces moments d’incertitude, de suspension, qui accompagnent les amants.
La poésie de Handal a cette manière délicate, presque envoûtante, de décrire le contact des corps, ces moments d’incertitude, de suspension, qui accompagnent les amants alors qu’ils s’interrogent sur leurs identités et cherchent ensemble, dans le même élan, « une nouvelle façon de renaître, une danse lente, un carrousel ». Ici, comme dans le reste du recueil, la musique est omniprésente, qu’il s’agisse de La Malagueña, célèbre chanson mexicaine qui décrit les avances d’un amoureux à une femme de Malaga, ou d’une mélodie du chanteur et compositeur égyptien Abdel Wahab qui résonne dans les rues de Jérusalem.
De l’Inde au Mexique, les amants parlent de chevaux et de littérature, de désirs et d’ancrages, se rêvent dans un ailleurs lointain puis reviennent explorer ce qu’ils ont introduits en eux « par effraction ». La poésie de Handal étend les espaces, allonge les temporalités, juxtapose les langues où se déploie la relation amoureuse, donnant forme à « une érotique qui glisse dans un corps de questions » sans cesse renouvelées. À la question « pourquoi les hommes meurent jeunes », par exemple, la poète répond : « Parce qu’ils réclament la pitié / uniquement quand ils n’ont plus d’options / et imaginent l’amour uniquement comme / une addition de tulipes laissées mourantes ».
Mythes et révélations
Dans la troisième et dernière partie, « Terre Música », la poésie de Handal s’appuie sur la mythologie (surtout grecque et nordique) et la tradition religieuse (notamment en Islam) pour approfondir la symbolique équine. Qu’il soit vénéré comme coursier, associé à des légendes ou sacrifié dans des rites de fécondité, le cheval semble refléter la matière dynamique et ambivalente de l’amour qui n’en finit pas de se réinventer.
Ici, la poésie semble hantée par la question de la trace et la tension née de la nature éphémère des relations :
c’est fini maintenant, la ville
où nous nous sommes une fois aimés, les cartes
que nous avons une fois dessinées, les échos qui
nous ont une fois traversés
comme s’ils avaient besoin d’une chose
que nous avions.
Si l’amour est une affaire de mouvements et d’égarements, il se manifeste aussi dans la réconciliation des contraires, dans cette prise de conscience de la pluralité du monde et des liens irréductibles que tissent les expériences humaines : « Qui a dit que nous devions être étrangers, / alors que nous écoutons la même musique ? » Cette pluralité se traduit dans le vaste vocabulaire et les différentes nuances d’amour dans l’arabe classique que la poète retranscrit méticuleusement dans le poème « Le Chansonnier ».
Face à cette profusion linguistique, la poésie ne peut se concevoir que comme « un étonnement », un moment de « révélation soudaine » ou une quête de repères à partir de fragments de vie ou d’apparitions bigarrées, à la frontière du songe : des fraises blanches, des papillons noirs, des nuages roses, mais aussi des images qui émergent de la rencontre du rêve et de la réalité : « Nous sommes la suspension / à laquelle nous croyons ». Sublimée par cet effet aérien, presque féerique, la poésie de Handal reste hantée, à l’image du poème « Les Cloîtres », par la tension entre l’enracinement et la mobilité, entre l’amour comme attachement radical à la terre et comme refus de sacrifier cette même terre ou ce qu’il en reste. Il y a là peut-être un écho à l’expérience palestinienne dans ce qu’elle a de plus tragique et irréductible.
Traduite dans la langue élégante de Samira Negrouche, la poésie de Handal est à la fois exigeante et accessible, invitant le lecteur à penser les variations de l’amour à partir de l’intime et du sensible, tout en gardant un œil émerveillé sur le monde. Dans l’étrange carrousel du désir, nous dit Handal, il faut prendre le temps de saisir ces frémissements poétiques qui façonnent la relation amoureuse et échappent souvent à l’emprise du langage.
- Nathalie Handal, De l’amour des étranges chevaux, trad. Samira Negrouche, Mémoire d’encrier, 2023.
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