Nasser Abu Srour

Nasser Abu Srour : Quand l’écriture défie l’oppression

Dans Je suis ma liberté, Nasser Abu Srour transcende les murs de sa cellule pour offrir une œuvre politique, poétique et profondément humaine. Écrit dans les conditions austères d’une détention perpétuelle en Israël, ce texte bouleverse les codes de la littérature carcérale. Entre réalité et onirisme, il explore la quête de sens dans un contexte où, à l’instar des geôles dans lesquelles il est écroué, l’avenir semble irrémédiablement verrouillé.

« Je suis la voix de ce mur. C’est ainsi qu’il s’est décidé à parler. C’est une écriture de prison, avec ses troubles, ses malaises, ses trébuchements. Elle n’est pas le fruit de conversations nocturnes autour d’une table encombrée de boissons et d’histoires, dans quelque café pour intellectuels. Elle est née des entrailles d’un mur de béton, pour un peu, elle vous écorcherait. C’est une écriture d’acier et de ciment », narre Nasser, tel un Nelson Mandela palestinien.

Le mur de la cellule 33, bien qu’en Israël, est bien loin d’être celui des Lamentations. Il n’est pas qu’un symbole d’enfermement, ici, il devient un espace vivant. Ce mur se « rend transparent » et matérialise les rêves et pensées de l’auteur. Cette inversion des rôles lui confère une profondeur métaphorique et anthropomorphique. Comme Antonio Gramsci et ses Cahiers de prison, Nasser Abu Srour démontre ainsi que la pensée et l’écriture peuvent transcender les murs les plus épais.

Une œuvre à la fois déchirante et réparatrice, une méditation sur la beauté du combat pour la liberté, et un témoignage bouleversant de l’humanité dans sa forme la plus résiliente.

Un récit universel enraciné dans la lutte palestinienne

Si Je suis ma liberté s’inscrit dans le conflit israélo-palestinien, son souffle dépasse largement ce cadre. Le camp de réfugiés, dépeint comme un « théâtre », devient un lieu où s’écrivent des légendes de souffrance et de résistance. Abu Srour excelle à rendre tangibles des expériences abstraites : l’exil, le viol, la douleur collective et le besoin urgent de réinventer des mythes.

À travers des références à Kierkegaard, Freud ou encore la Nakba, l’auteur relie son expérience individuelle à des thématiques comme l’identité, la quête de sens et l’absurdité de la condition humaine.

En 1993, Nasser quitte le quartier d’isolement pour rejoindre d’autres prisonniers dispersés dans diverses prisons israéliennes. Ces détenus politiques palestiniens, bien qu’éloignés, partagent une lutte commune contre l’oppression et unissent leurs efforts pour améliorer leurs conditions de vie. La ville d’Hébron où est enfermé Nasser, est décrite comme une « sorte de laboratoire de l’occupation où sont mises au point les techniques de contrôle de la population palestinienne ».

Les grèves des prisonniers, véritable acte de résistance, jalonnent leur histoire. La première, en 1970, se solde par un échec et la mort d’Abdel-Qader Aboul-Fahem. En 1980, dans la prison de Nafha, une grève de 33 jours coûte la vie à trois prisonniers mais permet des avancées significatives : lits, matelas, et meilleur accès au soleil. Cette victoire renforce leur détermination et pave la voie vers une grève majeure en 1984, qui améliore encore leurs conditions : nourriture plus abondante, vêtements autorisés et introduction de radios.

Abu Srour excelle à rendre tangibles des expériences abstraites : l’exil, le viol, la douleur collective et le besoin urgent de réinventer des mythes.

L’expérience carcérale et l’anéantissement de l’être

Les murs, décrits comme « témoins presque vivants », et les chaînes qui « ploient et se courbent au gré des membres qu’elles entravent », reflètent l’altération de la perception et de l’identité. Les odeurs, omniprésentes, incarnent une déshumanisation insidieuse : « Hélas, aussitôt lavé et rhabillé, je me rendais compte qu’elle revenait avec la même âcreté ».

L’interrogatoire vide l’être de sa substance, il dissocie corps et âme. Abu Srour décrit cet état de confusion et d’effacement : « Pendant l’interrogatoire, tu es vide. Absent. Il ne reste de toi que tes aveux et ces choses que tu as tues, même à toi-même ». Ce témoignage illustre un processus d’anéantissement où la honte, exacerbée par la puanteur et l’humiliation, dépasse même « les coups, toutes les formes de coups » et « l’odeur de mort ».

Le livre de Nasser Abu Srour met en lumière des dimensions méconnues de la lutte palestinienne, notamment le rôle central des femmes dans l’Intifada. Loin de l’image stéréotypée d’une révolte portée par des jeunes hommes lançant des pierres, il montre comment les femmes ont été des figures essentielles : martyres, organisatrices de réseaux clandestins, et soutiens logistiques pour les familles de prisonniers et de combattants. Ce récit révèle leur contribution déterminante à une transformation collectiveforgée sur les ruines des deux Nakbas.

« Il nous fallait une génération capable de forger une légende qui renierait tout ce en quoi nous avions cru jusque-là : les deux Nakbas, l’exode forcé, les massacres, les tentatives désespérées. […] Nous avions besoin de prophètes qui tiendraient à leur femme comme le dernier mâle d’une tribu », détaille Abu Srour.

En transformant le quotidien carcéral en une poésie du combat, Nasser Abu Srour offre une nouvelle perspective sur un conflit souvent figé dans les récits historiques et médiatiques.

Poésie de l’amour et de la résistance 

L’histoire d’amour entre Nasser et Nanna, dont le visage donne cent raisons de vivre, portée par des échanges épistolaires, illustre la possibilité d’un dialogue et d’une beauté qui surgissent dans les moments sombres. « Quand tu aimes, tu retrouves ta voix. Tu renonces à compter tes blessures. Comme c’est beau, qu’une femme vous atteigne au plus profond. Qu’elle ne se contente pas de vous égratigner, ou de taquiner votre virginité. Une femme dont l’orgueil ne se satisfait pas de votre écorce », revendique l’auteur.

Je suis ma liberté n’est pas un livre militant au sens traditionnel. Par sa richesse stylistique et ses envolées métaphysiques, il atteint une universalité rare. En transformant le quotidien carcéral en une poésie du combat, Nasser Abu Srour offre une nouvelle perspective sur un conflit souvent figé dans les récits historiques et médiatiques.

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« J’ai lu le Coran, la Torah et les Évangiles. J’ai porté les dix commandements avec Moïse, et encore vingt autres. […] Je crois que ma perpétuité n’a pas encore commencé. »

Nasser Abu Srour a été arrêté en 1993, accusé de complicité dans l’assassinat d’un officier des services de renseignement israéliens, et condamné à perpétuité. Détenu en Israël depuis plus de trente ans, il a écrit ce livre en prison, où il est toujours.

Au-delà de la lutte palestinienne, le premier livre traduit en français de Nasser Abu Srour s’adresse à tous ceux qui cherchent à réconcilier liberté et mémoire, douleur et espoir. C’est une œuvre à la fois déchirante et réparatrice, une méditation sur la beauté du combat pour la liberté, et un témoignage bouleversant de l’humanité dans sa forme la plus résiliente.

  • Je suis ma liberté, Nasser Abu Srour, Gallimard, 2025.
  • Crédits photo : Dessin de l’écrivain Nasser Abu Srour sur le mur d’un bâtiment dans le camp de réfugiés Aida (West Bank, Palestine). ©Vladimir Gurewich.

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