Dans son nouvel ouvrage Le Double, Naomi Klein plonge au cœur d’une réflexion dense sur les tensions idéologiques et identitaires anti-déclinistes. Ce livre, ancré dans l’expérience unique de Klein, qui découvre en Naomi Wolf, (une essayiste libérale et féministe devenue une figure de l’extrême droite), un sosie public, est une lentille à travers laquelle l’auteure explore les phénomènes complotistes.
Le livre s’ouvre sur une anecdote troublante : Naomi Klein se retrouve régulièrement confondue avec Naomi Wolf, une autre auteure et féministe qui, avec le temps, a embrassé des théories complotistes de droite populiste américaine. Ce point de départ illustre à merveille la problématique du double, non seulement comme une autre version de soi, mais comme un reflet déformé, altéré par les circonstances historiques et idéologiques. Cette méprise devient un point de réflexion sur l’idée plus vaste du doppelgänger, ce double fantomatique qui, dans la littérature et la psychanalyse, représente tantôt une menace, tantôt une source de malaise. Klein convoque Freud, Dostoïevski et d’autres penseurs pour mieux comprendre comment ce concept nourrit une angoisse existentielle qui semble profondément liée aux crises modernes. L’auteure utilise également ce concept pour examiner la manière dont les crises qu’elles soient écologiques, économiques ou sanitaires sont « exploitées par le capitalisme ».
« Être régulièrement confondue avec une autre a quelque chose d’humiliant. Cela révèle combien nous sommes interchangeables, voire oubliables. » L’uniformisation des mœurs et des pensées nous transforme-t-elle en clones ?
La journaliste montre comment ce climat de peur, propagé par le capitalisme, a permis à des figures de l’extrême droite, comme Steve Bannon, de propager des récits complotistes, souvent relayés par des personnalités telles que Naomi Wolf, pour « détourner l’attention des vraies causes de la crise ». Voici, cher lecteur, un exemple frappant de la forme la plus contemporaine du conspirationnisme.
La manipulation des crises : étude d’un désastre
Sur le plan stylistique, Le Double est un texte d’une grande pertinence pour comprendre de quelle façon les fractures personnelles, identitaires et psychologiques reflètent et intensifient les crises collectives. En abordant à la fois la sphère intime et les grandes questions politiques, économiques et environnementales, Klein montre que le dédoublement ne concerne pas seulement les individus, mais aussi les nations et les sociétés. Pour Clausewitz, la guerre est un prolongement de la politique : un passage de tensions abstraites à un conflit concret pour imposer une volonté. Naomi Klein explore un prolongement similaire, mais du niveau individuel à celui de la société. Ce phénomène se prolonge dans une polarisation sociopolitique, où chaque division intérieure alimente la fragmentation intégrale.
Klein utilise un ton à la fois intime et analytique, ce qui permet au lecteur de se sentir proche de son parcours personnel tout en l’incitant à réfléchir aux implications plus vastes de ses idées. Toutefois, la densité des références théoriques et des concepts peut parfois rendre la lecture ardue, exigeant une attention soutenue de la part du lecteur.
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Le reflet sociopolitique du « monde miroir »
Depuis qu’Obama est apparu sur nos écrans en 2008, les réseaux sociaux se sont incrustés dans le show politique. Aujourd’hui, en 2024, c’est un sport national : chaque camp, démocrate ou républicain, s’y divise dans un gigantesque cirque numérique. On recrute des influenceurs comme des mercenaires, prêts à fédérer des foules.
C’est pourquoi la deuxième partie de cet ouvrage orwellien élargit la portée de cette exploration du double en l’appliquant aux sociétés actuelles, notamment à travers le prisme de la technologie. Klein évoque lde rôle des algorithmes, de l’intelligence artificielle, des deepfakes et de la surveillance de masse, soulignant à quel point les individus peuvent être usurpés par des représentations factices en ligne, comme cela a été le cas pour elle.
Elle montre comment, en ligne, les idées et les mouvements sont souvent détournés ou travestis par des forces politiques opposées. Elle cite notamment l’exemple du mouvement Make America Great Again aux États-Unis qui a réussi à capter une grande partie des frustrations populaires tout en inversant les valeurs progressistes pour servir une rhétorique populiste de droite. L’altermondialiste dépeint cette tendance comme un « monde miroir » où chaque geste, chaque discours devient le négatif exact de ce que l’autre camp affirme. Cette symétrie binaire entre la gauche et la droite n’est plus simplement idéologique, mais devient une manière de structurer la réalité elle-même. Cette « contrefaçon de la vie » telle que décrite par Klein, est un espace où les faits sont déformés pour justifier des agendas politiques opposés.
Le véritable tour de force de Le Double réside dans la capacité de l’auteure à équilibrer son analyse politique avec une introspection personnelle
« Discuter avec l’autre soi »
Klein relie ces thèmes globaux à des problématiques concrètes, notamment à travers ses références à des événements historiques comme l’Holocauste, l’Inquisition espagnole ou encore la colonisation de l’Afrique et de l’Amérique.
Le véritable tour de force de Le Double réside dans la capacité de l’auteure à équilibrer son analyse politique avec une introspection personnelle. Loin d’être un simple essai académique, ce livre est également une forme de catharsis. Elle réussit à prouver que son expérience avec Naomi Wolf est un microcosme de ce qui se passe à plus grande échelle dans nos sociétés : des mouvements politiques, des partis, voire des nations entières se retrouvent avec des chimères, des versions distordues d’eux-mêmes qui menacent leur intégrité.
Dans la dernière partie, l’essayiste propose des solutions. Elle appelle à une acceptation des contradictions inhérentes à l’identité et à la société, une intégration des multiples facettes de soi et du monde.
- Le Double, voyage dans le Monde miroir, Naomi Klein, Actes Sud, 2024.
- Crédit photo : © Kourosh Keshiri
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