Bonne ou mauvaise mère, bonne ou mauvaise féministe ? Entre s’accrocher à son idéal et accepter le principe de réalité, la négociation n’est pas toujours simple quand on élève seule sa fille – le père est mort – et qu’on s’est émancipée d’un cadre familial strict. Dans son nouveau livre, La Gosse, la journaliste Nadia Daam, nous raconte, à travers une série de chroniques familiales, le poids de cette négociation perpétuelle à partir de sa relation avec sa fille, « la gosse », souvent encombrante, parfois angoissante, mais toujours source de dérision. Avec La Gosse, on découvre que derrière le talent de la chroniqueuse se cache aussi celui de l’écrivaine.
Dans un entretien accordé à France Info, Nadia Daam explique qu’à l’origine de ce livre, il y a l’envie de savoir « comment ça peut se passer chez les autres, une fois qu’ils ferment la porte, dans leur intimité ». Comprenez : comment les autres gèrent-ils leurs propres contradictions ? Par exemple : être body positive, mais refuser de grossir, lutter contre les stéréotypes féminins, mais accepter que sa fille porte « les cheveux longs, les lèvres vinyle, les yeux dramatiquement ourlés de noir », le tout, « l’air vaguement exténué ». En résumé, quel équilibre trouver quand « on est un coup libertaires, un coup nerveux comme un motard de la Brav-M » ? Il est passé le temps de la recherche de l’équilibre et de la posture de la « mère suffisamment bonne » pour reprendre le mot de Winnicott. Dans ce livre, l’écrivaine ne cherche pas à dépasser nos contradictions. Au contraire, elle s’en saisit comme point de départ de l’écriture de ses notes personnelles, d’abord rédigées le soir, une fois la gosse couchée et la machine à laver lancée, qui deviendront ensuite une série de chroniques. Interviewée dans La Grande Librairie, elle raconte avoir eu besoin de « mettre des mots sur les émotions qui [la] traversaient ». Mettre des mots, c’est-à-dire nommer et désigner le réel et faire preuve de franchise.
« Spill the Tea, Sis » ou l’art de la franchise
Nadia Daam se livre dans les moindres détails. Dans la chronique « Refaire sa vie », elle raconte : « Même s’il m’était possible de confier la gosse à la baby-sitter le temps de m’étourdir dans les bras et les draps beiges d’un homme puis de rentrer à la maison, je n’étais pas mentalement assez plastique pour sucer une bite à 23 heures et rabattre sa couette sur la gosse à minuit ». Avec sa parole crue, elle tisse un lien de confiance avec le lecteur : ici, on se dit les choses franchement. C’est toute la différence entre voyeurisme et franchise. L’effet est immédiat, au lieu de se réjouir de savoir mieux faire que la mère dépassée, on acquiesce, on rit avec elle, on comprend qu’on est tous pareils. Au-delà du dévoilement de son intimité la plus crue, Nadia Daam nous offre un exemple contemporain de parrhésie. En grec ancien, la parrhésie signifie « tout dire », avec l’idée de dire vrai. Autrement dit, dire tout haut ce que les autres pensent tout bas. Elle désigne également l’attitude par laquelle on se détache des conventions pour mieux atteindre la vérité. Dans « Refaire sa vie », le problème n’est pas qu’une femme, qui est aussi mère, souhaite à la fois avoir un plan cul et dire « bonne nuit » à son enfant. Il est davantage lié à la volonté de satisfaire deux désirs contradictoires : celui d’être une bonne mère veillant sur sa fille, et celui, souvent implacable, d’avoir des rapports sexuels. Plus que de choquer ou interpeller, la parole franche de l’autrice nous place à l’endroit exact de nos contradictions : se conformer aux normes sociales ou composer avec ce que sont réellement nos désirs.
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La naissance d’une écrivaine
Dans la chronique « Famille », Nadia Daam revient sur notre attachement à la norme, source d’identification et d’appartenance : « De toutes ces familles que je zieutais de partout, aucune ne ressemblait à celle à laquelle j’appartenais quand j’étais petite. Aucune ne ressemble non plus à celle que je forme avec la gosse », avant de conclure, « J’avais fait le deuil, moi, de voir ma famille […] représentée dans les livres, à la télé, chez les copains ». L’air de rien, la journaliste nous livre une théorie philosophique de la norme. Livres, télé, copains, la norme existe davantage dans nos imaginaires qu’elle n’est incarnée dans la réalité. Au fond, elle est toujours une fiction, une histoire qu’on se raconte. Libre à chacun d’inventer la sienne : « La vérité, c’est que la gosse et moi, on n’est pas une “famille”, ni même un “foyer”. On est un petit miracle d’ébénisterie. Un tabouret dont le troisième pied s’est déroché et qui tient encore debout ». Les chroniques deviennent ainsi un espace où le discours franc aboutit à l’analyse anthropologique, comme si elles étaient un exercice de maïeutique chaque fois renouvelé. Nadia Daam maîtrise son sujet et l’émaille de détails croustillants. Son livre aurait pu rester une série de chroniques drôles et bien senties dans leur description de la nature humaine, mais en exerçant l’art de chroniquer, Nadia Daam s’est révélée écrivaine.
En exerçant l’art de chroniquer, Nadia Daam s’est révélée écrivaine.
Certes, Nadia Daam présente désormais l’émission Famille & co sur France Inter, où elle revient sur « les plus grands non-dits de la parentalité ». Certes, elle a écrit Mauvaise mères : la vérité sur le premier bébé, en 2008, et Mères indignes, en 2011. Certes, la parentalité est son sujet de prédilection, mais, plus qu’un récit personnel, Nadia Daam a écrit un véritable texte littéraire. C’est un livre qu’on lit d’une traite, à la fois émerveillé par son sujet, sa composition et son style. Le genre de la chronique lui permet de saisir l’universel dans le particulier. Un verbe, « radoter », le nom d’un plat, « nachos », ou d’une marque « Comme un Lego » sont des objets communs à partir desquels elle raconte une tragédie singulière. La chronique « Nachos » parle ainsi de cette nourriture mexicaine prête-à-consommer mais aussi du deuil. À la suite, de la mort du père, elle raconte la flemme de sortir dehors et de se préparer à manger. Plongée dans l’état léthargique du deuil, il faut quand même penser à se nourrir, et, surtout, à nourrir la gosse, alors, « Vas-y, viens, on se matte un dernier épisode avant de dormir et on creuse le pot de guacamole ». Nadia Daam alterne entre le style haut et le style bas dans une prose aux accents rabelaisiens. Sa langue est tour à tour érudite ou familière, sérieuse ou drôle. Elle donne au texte une étonnante vivacité, comme s’il avait été écrit la veille, en toute urgence. Pourtant, la maîtrise règne : la narratrice s’indigne, le rythme s’accélère, elle s’attendrit, il ralentit, sans même qu’on s’en aperçoive. Dans ce texte, on respire avec elle à la moindre phrase et entre deux inspirations, on tombe sur quelques pépites, des vérités déconcertantes formulées avec une poésie simple et réconfortante : « La vie n’est ni trépidante, ni triste. Ni exaltante ni reposante. On a 30 ans et un gosse, quoi. Chaque jour est un lundi matin ». Évoquant la « gosse », elle trouve cette formule : « Elle est mon lait sur le feu ». Tout peut réussir, tout peut rater. Reste cet état d’ultra vigilance épuisant qui aura conduit Nadia Daam à écrire un texte brillant.
- Nadia Daam, La Gosse, Grasset, 2024.
- Crédit photo : © JF Paga
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