Dans Résister à la culpabilisation, Mona Chollet dresse un constat saisissant : celui d’une société où la culpabilité s’impose comme un fardeau invisible, structurant et contraignant, particulièrement pour les femmes et les minorités. Son livre, qui s’apparente parfois à une méditation personnelle, explore les racines de cette culpabilité, à l’origine de « quelques empêchements d’exister ». Mais l’effort de vouloir percer les mécanismes de domination se heurte généralement aux écueils de projection et d’essentialisation. Un essai ambitieux dont on regrette que la qualité scientifique et littéraire soit en deçà de ses ambitions.
L’un des fondements de la réflexion de Chollet repose sur la notion d’une faute enracinée dans l’histoire chrétienne, dont saint Augustin serait la figure tutélaire. Le philosophe et théologien, par sa vision du péché originel, aurait posé les bases d’une culpabilité structurelle qui viendrait polluer l’esprit de la société occidentale, du christianisme primitif à nos jours. En inscrivant dans le corps humain et dans l’âme humaine une forme d’imperfection, la pensée augustinienne serait, selon l’auteure, porteuse d’une malédiction intergénérationnelle :
« C’est lui qui a étendu à toute l’humanité le péché d’Adam et Eve, censé, d’après lui, se transmettre d’une génération à l’autre, et de faire de l’être humain un coupable de naissance. »
Ayant jeté les bases de toutes formes de culpabilité qui suivront, qu’elles soient sociales, culturelles ou individuelles, saint Augustin serait selon Mona Chollet, un archétype de la pensée culpabilisante, en d’autres termes, le bouc émissaire idéal.
https://zone-critique.com/critiques/lamour-au-temps-du-patriarcat
L’héritage augustinien serait-il si immuable au point de traverser près de seize siècles d’histoire ? Comment les formes de domination et d’exploitation que connaissent les sociétés contemporaines peuvent encore être la conséquence des idées augustiniennes ?
L’origine de la culpabilité, celle qui, profondément ancrée dans notre esprit, détermine nos comportements et maux actuels, nous dit l’essayiste, se trouve dans la certitude de la chute comme condition de l’existence humaine :
« La certitude d’une Chute inévitable et systématique reste tapie au fond de nos cerveaux. Elle explique peut-être nos états de panique à S. et à moi, quand nous nous retrouvons dans des situations que nous avions intensément désirées – quand nous atteignons nos paradis respectifs. C’est une chose de savoir que la vie change constamment, que son équilibre est toujours précaire et que le malheur peut arriver ; c’en est une autre d’être persuadée qu’il doit arriver, qu’un événement heureux sera forcément suivi d’un coup dur, et de l’interpréter comme une punition, un prix à payer »
Bien que séduisante sur le plan narratif, cette interprétation du péché originel est simplifiante tant sur le plan théologique que sociologique.
Bien que séduisante sur le plan narratif, cette interprétation du péché originel est simplifiante tant sur le plan théologique que sociologique. Mona Chollet omet de préciser que la doctrine augustinienne a été développée dans un contexte qui est celui des débats sur la grâce et le libre arbitre, et que par conséquent, si la nature humaine est marquée par une inclination au malheur, la possibilité de dépasser cette condition réside dans l’intervention de la grâce divine.
Il est certes commun d’attribuer au péché originel l’héritage d’une matrice qui pose la faute, le rachat et la rédemption comme structurant nos comportements socio-culturels. Or, si l’on peut attribuer l’origine de cette culpabilité à la pensée judéo-chrétienne et à ses prolongements, il serait réducteur de la voir uniquement imputable au péché originel. Les dynamiques culturelles, sociétales et l’apport de la psychanalyse – Freud en a exploré les échos dans l’inconscient collectif – ont contribué à transformer cette culpabilité en un phénomène multifactoriel qui ne vit plus directement dans l’ombre directe de ce mythe fondateur.
La « Chute inévitable » que mentionne Chollet, gagnerait à être interprétée comme une métaphore de l’imperfection de l’existence humaine, un thème que l’on retrouve sous des formes variées dans de nombreuses traditions et qui dépasse largement le cadre augustinien, plutôt qu’à y projeter son vécu et son expérience individuelle.
Entre expérience individuelle et projection : quelle analyse des mécanismes d’oppression ?
Un autre point réside dans la manière dont Chollet mêle ses propres réflexions sur la culpabilité à une analyse sociale plus large, faisant de son expérience et ses lectures personnelles le socle sur lequel elle bâtit son argumentaire. L’essayiste nous dresse une typologie des individus qui seraient victimes d’une souffrance culpabilisante dont elle désigne certaines catégories de figures paternelles ou tutélaires comme responsables :
« En dépit du contexte antique préexistant, il est difficile d’ignorer la façon dont les prédicateurs chrétiens ont de tout temps justifié et encouragé les châtiments corporels, ainsi que la confusion entre amour et violence. La figure d’un père infaillible et tout-puissant, à la fois terrible et vénéré, devant qui l’on tremble, s’est incarnée dans les innombrables maris et pères qui, jusqu’à aujourd’hui, terrorisent tant d’épouses et d’enfants. Tout en sévissant dans la réalité, ce personnage effroyablement banal a aussi hanté les œuvres de fiction. »
Au-delà de la culture du péché originel, c’est celle de l’humiliation qui aurait semé les germes d’une perception maladive d’un soi fondamentalement coupable et mauvais :
« Le châtiment précède la faute. Il ne serait pas plus justifiable s’il la suivait, mais cela mérite d’être souligné : l’enfant est toujours présumé·e coupable.
Dans certaines familles, au XVIIIe siècle, les châtiments corporels commençaient si tôt que “la douleur était expérimentée avant le début de la mémoire consciente”, écrit l’historien Philip J. Greven. Manier le fouet était considéré comme le seul moyen pour un parent de sauver l’âme de sa progéniture ; c’était un devoir sacré, explicitement prescrit par les autorités religieuses. Par la suite, ces préceptes ont persisté sous une forme laïcisée, en s’autonomisant de leur cadre de référence originel. »
Cette critique des structures invisibles de domination n’est pas moins intéressante que la thèse d’une responsabilité augustinienne. Mais cette grille de lecture rend la théorie des mécanismes de culpabilisation complexe voire arbitraire. Désigner une figure type comme responsable d’une forme de souffrance individuelle est en effet source de projection et d’essentialisation sur des catégories sociales entières.
On pourrait regretter que la relation à la culpabilité de l’auteure soit étendue à l’ensemble des opprimés, lorsque ce qui est vécu comme une oppression est profondément subjectif
Aussi, bien que le format narratif qui puise dans le vécu individuel permet de dénoncer les rapports sociaux de domination, on pourrait regretter que la relation à la culpabilité de l’auteure soit étendue à l’ensemble des opprimés, lorsque ce qui est vécu comme une oppression est profondément subjectif et que la frontière entre l’individuel et l’universel dépasse le cadre du politique.
Il est dommage que l’auteure de Chez soi et de Sorcières soit à l’origine d’un discours qui homogénéise le vécu des victimes d’oppression. Un défaut de nuance non intentionnel, certes, mais qui n’est pas sans conséquences à l’heure où les débats sur les inégalités de race et de genre luttent pour la préservation de l’histoire et de l’identité des minorités.
https://zone-critique.com/enquetes/figures-de-la-sorciere-fleur-hopkins
Le militantisme : un engagement à interroger
L’un des points les plus intéressants de l’ouvrage réside dans la réflexion de Chollet sur le militantisme et ses dérives, une question particulièrement d’actualité. L’auteure interroge la frontière floue entre militantisme de tolérance – celui qui défend fermement l’acceptation et le respect des différences entre les individus – et fanatisme, à l’heure où la culpabilisation ambiante rend chacun responsable devant les injustices sociales, particulièrement devant les inégalités de race et de genre.
« Au désir de prévenir les micro-agressions se substitue alors le snobisme ou la quête d’un bouc émissaire. Un faux pas devient une occasion d’ostraciser un·e intrus·e qui a trahi le fait qu’elle ou il n’avait pas les codes, ou de déclencher un effet de meute et de s’acharner avec une jubilation mauvaise sur un·e membre d’une communauté transformé·e en brebis galeuse. Avec de forts risques de commettre une injustice, car il existe des crapules qui manient parfaitement le vocabulaire militant et savent montrer patte blanche, de même qu’il existe des personnes foncièrement bonnes et pacifiques qui régurgitent simplement un préjugé auquel elles n’ont jamais réfléchi. On risque d’aboutir à l’inverse de l’objectif affiché : alors qu’il s’agissait de veiller à ce que tout le monde soit à l’aise et respecté, on crée un climat d’insécurité et de méfiance généralisées. »
C’est dans la dernière partie de l’ouvrage que l’auteure s’empare des processus de construction de l’« ennemi » au sein des milieux militants où l’exigence de justice sociale se transforme rapidement en injonction à devenir le ou la plus irréprochable possible. Un point intéressant soulevé est celui de la honte devant nos privilèges face au bonheur comme face à la souffrance. C’est là qu’elle fait le constat d’un phénomène de rigorisme culpabilisant qui provoque la « honte quand on va mal, parce qu’on se dit que d’autres souffrent bien plus que soi. Et on a honte quand on va bien, parce qu’on se dit que beaucoup de gens souffrent. »
Résister à la culpabilisation est un ouvrage ambitieux dont la portée des réflexions sur la culpabilité, la responsabilité et la domination est indéniable. L’ouvrage, qui engage à une réflexion salutaire, est un appel nécessaire à la résistance contre toute forme de soumission psychologique. Il manque cependant de nuances sur certains points et Chollet semble parfois perdre de vue la complexité des dynamiques sociales et individuelles. Un ouvrage dont on regrette qu’il reste inachevé dans sa capacité à offrir une véritable porte de sortie à cette culpabilité, malgré la richesse des ressources qu’il convoque.
- Résister à la culpabilisation, Mona Chollet, éditions la Découverte 2024.
- Crédits photo : © Pascal Ito / Flammarion
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.