Michel Surya&Jean-Paul Curnier : la pensée par l’amitié

Paru cet automne aux éditions du Dernier Télégramme – déjà promesse d’une parole à venir – Co/Incidence réunit des lettres entre Jean-Paul Curnier et Michel Surya : le premier, écrivain et philosophe qui nous a tristement quitté voilà 5 ans, et le second, auteur notamment d’un remarqué et remarquable beau roman Le Monde des amants aux éditions L’extrême contemporain à la rentrée de septembre, ont noué une amitié forte, tout en travaillant à la réussite de la revue Lignes, revue dont l’histoire occupe en filigrane les échanges – des lettres choisies, de 1991 à 2017.

Il y aurait trop à dire de ces pages, trop à dire des lettres, des échanges, des coups de téléphone, de la postface d’Alain Jugnon, de la préface d’Alphonse Clarou, de cette constellation qui se déploie et interroge ce qu’est penser, vers où cela porte, comment penser peut conjuguer.dire quelque chose du réel.

Il y aurait trop à dire et surtout il faudrait s’en faire donner lecture, dire à haute voix ce que cherchent les mots, ce qui crépite d’une pensée qui foisonne, qui se travaille, dans la dialectique, dans le dialogue qui s’acharne à ne dire que sa propre authenticité. Car s’il y a au fil des pages la puissance du lien et de l’amitié – la révolution même par l’amitié, pour reprendre le titre de Mascolo, dont l’ouvrage est reparu au début de l’année chez La Fabrique – qui pense le présent et l’écriture, le politique et la révolution, on reste ébaubi d’admiration aussi devant cette injonction à une éthique de soi dans le dialogue avec l’autre, qui honore à bien des égards.

Il y aurait trop à dire encore de cet exercice même de la pensée, où se développent des réflexions d’une intelligence rare et profonde, où plus que jamais toucher du doigt ce qu’est l’acte de penser et ses potentialités. Et sans doute faut-il dire encore combien un tel exercice nous oblige. Rien en réalité ici d’une correspondance, au sens entendu. Mais plutôt un atelier, une arrière-boutique, coulisse, dirions-nous pour filer l’image théâtrâle d’Alain Jugnon : « le théâtre vivant de leur individuation permanente comme écrivains », loin pourtant de tout ethos sur-imprimé et tapageur, mais dans ce qu’il y a lieu de nommer don. Il précise, dans sa postface intitulée « Les amis de pensée, l’écriture des vies », le pouvoir de cette écriture, « car un rythme, une tenue et une retenue », une exigence de la phrase qui ne reflète que celle de la pensée, et une pudeur délicate de l’ordre des cœurs, là où « les deux amis ordonnaient entre eux un rêve éveillé qui consiste à faire acte de pensée, leur poème et leur scène. »

L’authentique incarnation d’une conquête de la pensée par sa mise en jeu politique et sociale fait date dans l’histoire intellectuelle, souvent là où on ne se donne pas la peine de la lire et c’est alors qu’on la découvre plus belle encore, tant l’effort de son combat s’est heurté et se heurte au mépris et au silence du monde. Et comme il est bon de la lire, de savoir qu’elle persiste, en retrait du brouhaha ambiant, mais bien plus encore que le brouhaha, les yeux grands ouverts, les mains jusque dans la merde, et sans duperie. Et éclater de rire / d’un rire nietzschéen

« Mais quoi ? Que peut-être une amitié fondée sur le pressentiment, au fond assez justifié, d’une commune « liberté souveraine » ? Oblige-t-elle encore ? Et de quelle façon ? L’inconnu en commun ?

Ceci peut-être:la réjouissance terne de l’autre de voir avancer cette proposition si inconnue de soi, si familière pourtant de nécessité, voir avancer quelque chose de soi qui, venant de l’autre, débarrasse de soi. Et fait rire. » (JPC)

Car c’est cela qu’une Co/Incidence, et le geste qui coïncide à la pensée, et la soif d’une cohérence en soi et pour soi au service du collectif. C’est cela certes et surtout une manière de dire combien l’incidence sur le monde et le réel, ne se fait qu’en concert, qu’en commun et sans commune mesure, que le faire communauté saurait ne jamais se taire, fût-il inavouable ou désœuvré.

« Ne pouvant donc me reposer, je ne suis pas disposé à ce que mes amis les meilleurs le puissent. » (MS)

// Lorsque se referme l’Histoire de l’oeil, manière de lire l’histoire, géographie de soi ou du monde, c’est une coïncidence encore qui surgit, celle que l’écriture a dupé l’esprit, quand la pensée elle-même dans sa fugacité créative fonde sa propre cohérence sur la surprise de se trouver derrière l’artifice – et de dire alors qu’il y a du commun où coïncider partout, à condition de le démasquer, que ce qui œuvre à la communauté n’est pas mort. On glosera interminablement alors sur cette coïncidence, qui nous ramène au plaisir de découvrir les affres de l’histoire – gardant l‘œil ouvert encore //

Si un coup de dès n’abolira jamais le hasard, c’est qu’on peut faire le pari jouissif que l’incidence – fortuite – surgit du frottement de la pensée, de la rencontre des pensées, que la phrase qui s’intermine portera en elle les possibilités à venir de cette incidence. Et qu’alors à la faveur de la rencontre, de l’amitié et du commun, elle tiendra de nouvelles voies. Car la nécessité serait celle d’une même exigence à soi qu’à l’égard du monde. Et inversement.

On assiste alors à une puissance singulière de la démonstration – singulière en ce qu’elle est noble d’une part, brillante d’autre part. La lettre qu’on dira « sur les intellectuels », de JPC, du 6 septembre 1997, au-delà même de la pudeur touchante de son auteur, déploie une pensée incroyable sur la place du penseur dans la cité, quand l’expérience subjective s’offre à penser le monde jusqu’à sa propre dilapidation :

« Plus exactement, il n’est pas un geste public ou une ligne de moi qui ne soit surplombé par un conflit interne dont je suis la scène : artiste contre l’art, penseur contre la pensée, et de manière plus générale intellectuel contre l’intellectualité. »

L’effort maïeutique demeure d’une poésie sans borne dans l’exercice d’une littérature qui s’émancipe d’elle-même. L’envers toujours permet de penser l’incidence, ensemble.

« […] tout en moi s’oppose à l’appartenance et aux règles qui en découlent, jusqu’à cette appartenance insidieuse qui s’énonce sous l’expression moi-même. Seule m’attire la possibilité d’une dépossession d’un soi (mais aussi bien d’un entre soi) obèse de peur et de métaphysique qui nous colle à la peau et celle de faire entendre l’infinie liberté de cette dépossession en ruinant tant que cela m’est possible toute prétention à arraisonner le refus humain de ce que tu nommes si justement la ‘privation’. »

L’intimité au cœur de laquelle nous plonge ce texte désarme – et dénude certainement aussi – et brille toute à la fois de ce qui s’érige au fil des lignes.

« Si je me permets de parler ainsi, un peu vivement, à coeur ouvert, c’est parce que l’amitié le permet elle-même et que je garde, naïvement peut-être, une confiance très grande dans les possibilités du langage. Qu’il dépend même de celles-ci que l’amitié vive. » (MS)

Dire enfin qu’aucun texte encore n’aura semblé plus essentiel sur sa clairvoyance du présent-en-jeu (notre passé donc), tout comme la lettre sur Nietzsche, du 20 avril 1999, d’une grande justesse, qui réinscrit avec la force la nécessité d’une généalogie de la pensée, de la digestion du penser, de l’effort même de l’échange de pensée(s) / vers un devenir-déchet-désastre, scène si beckettienne. Essentiel et clairvoyant, aucun texte donc, sur le devenir de l’exhibition des consciences malheureuses, sur l’effondrement même du commun dans l’aspiration politique, sur l’essor des violences, que la lutte des classes encore n’aura rien de mort – car le changement n’est pas paradigmatique mais syntagmatique, que dire le contraire n’est qu’illusion de médiatisation – et qu’enfin, refermer des lettres qu’on voudrait relire, on ne peut que rougir de ce qu’elles nous enjoignent à penser encore, et nous obligent. Et nous invitent à penser seul ensemble. « Penser seul ensemble », comme l’expérience est belle qui titre la préface d’Alphonse Clarou, qui nous ouvre à ce « partage de pensée », par lequel l’amitié s’offre à lire et « devient une pratique concrète, un besoin matériel qui ne cède pas pour autant sur son intellectualité. »

Un échange qui « découvre » (AC), en ce qu’il met à nu si étrangement les injonctions et les façades, en ce qu’il affranchit. Voilà pourquoi (l’)écrire alors. Car enfin, si « ce qui s’écrit accueille en retour cela qui ne peut se dire de vive voix » c’est avoir entendu l’espace commun de l’hospitalité, l’oeuvrer en partage, de son ventre le plus ému jusqu’à l’outre-soi.

 


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