Jusqu’au 31 mai prochain, le musée des beaux-arts de Montréal expose le travail de l’orientaliste Benjamin Constant. L’occasion pour Zone Critique de revenir en mots et en images sur les enjeux, l’esthétique, et la signification de ce courant pictural, qui retrace le parcours des fantasmes que le XIXème siècle occidental pouvait entretenir au sujet de son voisin.
Lorsque Delacroix revient du Maroc et commence à représenter la lumière sensuelle et la douceur de vivre de l’orient, l’Europe s’émeut. Le monde occidental est en pleine évolution, mais un paradis demeure, à portée de main. Celui-ci devient source de fantasmes pour les artistes qui commencent à effectuer leur « voyage d’orient » à l’image du voyage en Italie des siècles précédents. C’est alors que nait le courant « orientaliste », représentations exotiques d’un orient peu réaliste, victime des rêves d’échappatoire occidentaux.
La recherche de l’émotion
Voilà bien une exposition aux multiples titres. Elle se veut faire la lumière sur les « Merveilles et mirages de l’orientalisme», elle nous invite au voyage « De l’Espagne au Maroc », et elle semble être une monographie du peintre français Benjamin Constant. Tenter de trouver un fil directeur, une tentative d’évolution dans cette exposition serait une erreur. Ce serait appliquer une vision européenne, cartésienne de l’histoire de l’art à une exposition d’influence américaine. Quant au choix de l’artiste mis en valeur, Benjamin Constant, il est contestable. Cet artiste oublié n’est pas même un précurseur de l’orientalisme, il suit le parcours de Delacroix bien des années plus tard pour ensuite s’embourber dans ses sujets alors que le public des salons s’intéresse désormais aux avant-gardes. Pourquoi, alors, avoir choisi cet artiste ? Ses toiles sont magnifiques. C’est la ligne directrice de l’exposition : la recherche de l’émotion.
Les différentes salles de l’exposition sont décorées de manière à faire voyager le visiteur. Chaque salle est une entité à part entière et possède une ambiance particulière. Dès la montée des marches vers le grand hall, le visiteur s’imprègne d’une atmosphère orientale. Le visiteur se fond dans le monumental Intérieur de harem au Maroc qui sert de porte d’entrée dans le monde onirique d’un orient inventé. Des installations aux motifs mauresques font échos à la lumière tamisée et aux couleurs chaudes des murs. La première salle fait office d’atelier d’artiste. C’est l’envers du décor, dans lequel les artistes orientalistes stockaient de nombreux objets ramenés de leurs voyages. Le visiteur entre dans l’intimité du peintre. C’est une intimité superficielle, de celle que les peintres cultivent pour donner l’illusion d’être des scientifiques, spécialistes de l’Orient. La salle est ainsi ornée de tapis et objets orientaux dans de petites ouvertures en alcôve, qui alternent avec des tableaux représentant des scènes de pose en atelier. Cette ambiance rouge et confortable contraste avec la salle dédiée au Maroc. Celle-ci, introduite par des carreaux de céramique au sol, est composée de panneaux blancs éclatants sur lesquels se succèdent des vues panoramiques de Tanger. Cette salle, à l’image de l’épiphanie artistique vécue par les peintres à leur arrivée en Orient, reflète les écrits des artistes qui qualifiaient la lumière marocaine de « blanche et lumineuse ». Enfin, la salle dédiée au harem marque par sa sensualité. Les visiteurs sont invités à s’assoir sur un canapé aux coussins pourpres ornés de motifs mauresques.
Le visiteur plonge ainsi véritablement dans les diverses ambiances de l’orient rêvé. Il convient de s’en imprégner.
L’orient fantasmé : Le mythe de l’âge d’or
L’orientalisme n’est en rien exempt de vérité historique. La plupart du temps, les tableaux orientalistes ne sont pas les représentations de scènes vécues par les peintres. Certains n’ont pas même fait le déplacement dans le sud, Ingres par exemple, peintre du Bain turc qui s’inspire d’écrits de voyageurs. Les artistes se fondent alors sur ce qu’ils ont aperçu fugitivement, sur les écrits de leurs contemporains mais surtout, sur leur imagination. Les portes du harem se ferment et l’Occident imagine.
Ces lieux semblent figés dans l’histoire, comme immuables. Tandis que l’Occident vit de grandes transformations économiques, l’Orient demeure un lieu paisible où la population est oisive et où même la violence est empreinte de sensualité. Les tableaux orientalistes sont souvent monumentaux, comme s’ils dressaient le portrait d’un peuple et d’une façon de vivre. Il suffit alors de s’y plonger pour en ressentir sa dimension universelle, le besoin occidental d’avoir un paradis à portée de main.
Les tableaux orientalistes sont souvent monumentaux, comme s’ils dressaient le portrait d’un peuple et d’une façon de vivre
Dans ces scènes, les apparats l’emportent sur la composition. Ce sont les détails qui font appel aux sens du visiteur, qui lui rappellent par ces objets inconnus que ce lieu n’est pas accessible mais qu’il existe bel et bien. C’est un Eden orné et assumé qui s’offre au regard d’un public assoiffé. Les grands thèmes de l’orientalisme rappellent la prospérité des origines, où la vie humaine était associée à des plaisirs simples. On note de multiples représentations de lieux idylliques, tels que des bords de mer et des jardins luxuriants dans lesquels les orientaux se prélassent dans une douceur de vivre sans limite. Les objets sur les toiles orientalistes sont associés à ce mode de vie épicurien, il est courant de trouver ainsi des tapis, des instruments de musique et autres carafes.
Ce rêve d’Orient est créé par la volonté d’un retour aux sources de l’homme, quand l’accès au pouvoir et aux plaisirs étaient d’une simplicité animale. Les peintres orientaux créent l’antithèse d’un monde moderne qu’ils sont en train de construire. Une antithèse empreinte des péchés habituels associés aux fantasmes primaires : il n’est en effet pas rare d’associer la paresse et la sensualité au personnage féminin qui est parfois représenté étendu nu à côté d’un serpent. Ce lieu paradisiaque est adaptable pour les peintres occidentaux qui s’en emparent, cédant au fantasme napoléonien de la « mission civilisatrice ».
Une vision colonialiste
En se promenant au fil des salles, on entend bien souvent les visiteurs évoquer leurs dernières vacances sur la Costa Brava ou les promenades en chameau aux alentours de Marrakech. L’homme a besoin de s’inclure dans un univers pour y apprécier tous les ressorts. L’occidental du XXIème siècle confronte sa vision de l’orient avec celle de l’occidental du XIXème.
La colonisation imaginaire de l’Orient se traduit par un subtil mélange entre une fusion des esthétiques et une volonté de domination des pratiques
La colonisation imaginaire de l’Orient se traduit par un subtil mélange entre une fusion des esthétiques et une volonté de domination des pratiques. Nous pouvons en effet observer une forme de porosité des arts. Il s’agissait de rééduquer les orientaux dans la mise en place d’une culture mixte. Benjamin Constant et ses contemporains se plaisent à orientaliser des sujets de l’imaginaire occidental. Nous sommes ainsi confrontés à des peintures d’histoire mixtes dans lesquels les peintres parent les héros bibliques d’attributs orientaux. C’est une réécriture de l’histoire de l’art. Le banquet d’Hérode, fresque clé de la première renaissance italienne de Filippo Lippi, est reprise par Georges-Antoine Rochegrosse qui peint une Salomé vêtue de voiles orientaux au centre d’un décor qui rappelle l’Egypte antique. La Judith peinte par Benjamin Constant est un bel exemple de mixité des influences. Le mythe de Judith et Holopherne, représenté par les plus grands, de Botticelli à Rubens, est prétexte à peindre une femme forte et manipulatrice. L’héroïne est ici une femme occidentale, au teint clair et aux cheveux roux, vêtue à l’oriental. Seule la vision européenne de l’histoire est valable, la confrontation avec l’Orient permettant seulement l’ajout de quelques dorures.
A l’inverse, les scènes de genre qui se veulent typiques et réalistes sont adaptées au public européen. Les scènes de harem représentent des occidentales dans des costumes d’orientales. La seule référence suffit à créer le fantasme d’une accessibilité féminine. Les odalisques sont d’une blancheur laiteuse, parfois une cigarette à la main, et leurs esclaves, elles, ont la peau dorée des femmes du sud. Il s’agit de mettre en scène les canons occidentaux jouant le jeu délicieux de l’inhabituel. Le visiteur européen, reconnaissant des sujets familiers, se permet alors une évasion fantasmagorique contrôlée. Peut-on ainsi qualifier cette peinture d’ethnographique? Les orientaux sont représentés par rapport aux normes de l’occident. Les peintres tentent d’aborder de manière scientifique l’autre, mais ils parviennent simplement à mettre en évidence ce que l’oriental n’est pas. L’oriental n’est pas civilisé et normé, ses passions sont exacerbées à l’extrême. Les peintures d’histoire deviennent des lieux de drames théâtralisés dans lesquels l’amour et la mort sont les vecteurs d’une humanité passionnée.
L’enjeu n’est pas seulement de civiliser les orientaux, il s’agit aussi d’user de clichés pour que l’occident s’évade. C’est-à-dire, à l‘image du tourisme de masse actuel, servir de l’exotisme à qui en demande. C’est donner à l’occident ce qu’il veut voir : du sexe et des épices.
La femme orientale ou la servitude romancée
« Ce sont de jolis petits animaux dont la fonction est de déployer, par des gestes lents et rares, les lignes subtiles de leur beauté. » Benjamin Constant
L’unique fonction de la femme orientale est de satisfaire les désirs de l’émir. De nombreux tableaux montrent comment les femmes s’occupent en l’absence de leur maître. Il s’agit de les représenter qui se prélassent au son d’une cithare, qui « s’amusent » à apprivoiser un flamant rose, qui dansent entre amies sur les toits de Tanger… La femme est un objet de plaisir, mais, pour les orientalistes, sa vie n’est elle-même qu’une succession de plaisirs. Coupées du monde violent, dont elles ne voient qu’une vue panoramique de leurs fenêtres, les femmes sont protégées des horreurs et de la cruelle réalité de la condition humaine. Benjamin Constant et ses contemporains créent alors des paradis clos dans lesquels les femmes se prélassent dans l’ignorance du monde extérieur. C’est une forme de servitude romancée pour ne pas confronter le visiteur occidental à la réalité de la condition féminine et conserver ainsi intacte le fantasme initial.
Benjamin Constant et ses contemporains créent alors des paradis clos dans lesquels les femmes se prélassent dans l’ignorance du monde extérieur
Et pourtant, le fantasme d’une révolte féminine est mentionné à multiples reprises dans la littérature. A l’image de Shéhérazade qui parvient à éviter la mort grâce à ses talents de conteuse, Montesquieu se plait à imaginer la révolte d’un sérail dans ses Lettres persanes. La femme, usant de son pouvoir sexuel auprès des eunuques, se détache peu à peu de l’amour de son émir et parvient à corrompre la sérénité du harem. Cette communauté de femmes vengeresses pourrait ainsi faire appel aux mythes des amazones, ces chasseresses qui renient toute compagnie masculine, sauf lors d’attaques de villages dans lesquels elles forçaient les hommes à l’accouplement dans le but de perpétuer leur communauté. L’homme enferme donc la femme mais se rêve à la voir sortir de son état initial. Tous ces fantasmes de retournement de situation ne conduisent qu’à des échecs monumentaux, signe que la femme orientale se doit de rester enfermée dans l’étroitesse des fantasmes des européens.
Trois artistes marocaines contemporaines ont été invitées à donner leur avis sur la vision de la femme dans les peintures orientalistes. Majida Khattari, Lalla Essaydi et Yasmina Bouziane mettent l’accent sur le ridicule des fantasmes occidentaux et rappellent que l’orient ne se limite pas à des femmes lascives allongées sur des coussins. Et les hommes, dans tout ça ? Les orientaux violents, libidineux et esclavagistes représentés dans les tableaux de Benjamin Constant et de ses contemporains sont-ils si réalistes ? Obsédés par la question féminine, on en oublie de remettre en question la vision animale et primitive de l’homme oriental.
L’exposition au Musée des Beaux-Arts de Montréal nous permet de prendre du recul sur l’orient fantasmé des peintres du XIXème siècle. Nous pouvons ainsi noter l’évolution de notre rapport à l’autre qui se veut aujourd’hui d’un réalisme transparent. A l’issue de votre visite, n’oubliez surtout pas de vous orienter vers la boutique du musée pour vous munir d’un exemplaire du Kâma-Sûtra et d’un plat à tajine ocre et or.
- Merveilles et mirages de l’Orientalisme. De l’Espagne au Maroc, Benjamin-Constant en son temps, Musée des Beaux-Arts de Montréal, jusqu’au 31 mai 2015