Meizoz : de quelques fictions

Jérôme Meizoz. © Yvonne Böhler

Les éditions Zoe proposent une double actualité Jérôme Meizoz avec la réédition de Séismes en poche, texte de 2013, et la nouvelle parution de l’auteur : Malencontre. Écrivain valaisan reconnu, professeur à l’Université de Lausanne, Meizoz croise dans ces deux textes très différents, des audaces narratives et des portraits initiatiques forts, souvent pleins d’humour.

 

Au nom du fils

Est séisme ce moment de vacillement où le moi enfant découvre le monde, l’altérité et le désir. Est séisme ce moment où vacillent des certitudes, cheminant vers l’âge adulte. 

Si Séismes pourrait dérouter c’est sans doute qu’il s’ouvre sur l’annonce de la mort de la mère et dans une narration au style parfois documentaire et factuel, ainsi la première phrase du roman : « Quand ma mère s’est jetée sous le train, il a bien fallu trouver une femme de ménage ». Or, on découvre rapidement combien cette perspective permet à l’auteur de mesurer l’écart critique entre le regard du jeune enfant, personnage dont le roman se veut le récit, et celui de l’adulte qu’est devenu le narrateur. En ce sens, Séismes offre un témoignage frappant et touchant de ces épiphanies de nos vies : est séisme ce moment de vacillement où le moi enfant découvre le monde, l’altérité et le désir. Est séisme ce moment où vacillent des certitudes, cheminant vers l’âge adulte.

Récit d’une enfance dans le Valais au cœur des années 70, le texte étoffe son effet de réel par un cadre très neutralisant, au sein duquel évolue l’enfant à l’œil vif, porté par l’adulte qu’il est. On trouve une série de figures de pouvoir et d’autorité, mais également de désir : L’Église, les Madame Rose et les Madames Vannier, le père, et ce regard confessionnel du rousseauiste.

Madame Rose ? « Elle tirait sans cesse une forte langue qu’elle roulait sur ses lèvres, laissant voir une dent unique, rescapée de toute une vie. L’organe obscène, chair rose et grumeleuse, m’épouvantait. »

Madame Vannier ? « Chargée d’effluves et de secrets, tous les dimanches sur la scène réglée de l’église, au bras du mari que la loi lui avait donné, elle portait haut ses attributs comme une tenancière de bar ou une putain sacrée. »

Le père ? « Père respectait l’ordre factice, mais pour lui rassérénant, de l’État. »

Car l’émoi est une secousse, un sursaut dans le creux du ventre et une rencontre avec soi-même, souvent aussi importante qu’avec autrui.

Puis plus loin : « Nos adolescences irritent le Chanoine aux cheveux gras, très noirs, qu’il peigne en dictant des formules. Il rayonne d’une méchanceté pure, involontaire, celle d’un ours en cage. » Le poids moral et la contrainte qu’il représente s’impose logiquement comme barrière où frotter les possibles du désir, comme celui de toucher la cordelette de la robe de la sœur. Le milieu familial et religieux cristallise une série d’interdits auxquels est confronté le jeune narrateur. Et puis il y a cette jeune fille, du même âge, loin de ce monde d’adulte et de ses codes, l’apprentie, au champ : « la nuit, je rêvais d’un séisme », un vrai, où cède un barrage : la métaphore file sur plusieurs pages avec joie. L’apprentie « et moi restions seuls au milieu des bâtisses éventrées. Comateux, surnuméraires, mais libres de nos festes et désormais sans nul être dressé entre nous. Malgré le poil jeune encore sur mes avant-bras, la chair pâle et dépourvue d’odeurs, elle me regardait alors comme un homme, comme une bête, pour la première fois. » Car l’émoi est une secousse, un sursaut dans le creux du ventre et une rencontre avec soi-même, souvent aussi importante qu’avec autrui. Là un texte d’une fluidité incroyable qui porte ce regard de l’étranger sur soi-même, une expérience heureuse de recul, qui méritait bien une réédition en poche.

D’amour fiction

Rosalba, cette femme qui n’existe pas, ou a existé dans sa jeunesse, et dont il imagine leur vie amoureuse. Rosalba, pur fantasme, pure fiction, occupe le roman, devient l’objet d’une enquête qui rend incapable d’écrire – et surtout rend possible la possibilité d’écrire sur l’incapacité d’une réalisation du rêve amoureux.

Mais ce n’est pas le seul texte de Meizoz qui paraît aux éditions Zoé puisque Malencontre vient parachever une bien belle actualité éditoriale. De Malencontre il faudrait dire qu’il est bien loin sans doute de Séismes, et pourtant très proche là où il narre ce deuil d’une certaine vision de soi. Initiatique à sa manière, ce nouveau roman de Jérôme Meizoz met en scène un narrateur, appelé dans son petit village le Chinois – pour ses études si spécifiques – qui tente absolument d’écrire sur Rosalba, cette femme qui n’existe pas, ou a existé dans sa jeunesse, et dont il imagine leur vie amoureuse. Rosalba, pur fantasme, pure fiction, occupe le roman, devient l’objet d’une enquête qui rend incapable d’écrire – et surtout rend possible la possibilité d’écrire sur l’incapacité d’une réalisation du rêve amoureux.

Car Malencontre est un roman sur l’écriture : « Un peu de méthode, allons, si tu veux enfin écrire une vraie histoire » se dit le narrateur à lui-même. Car « te voilà coincé parce que tu ne veux pas d’un polar à grosses ficelles et que, pour tout dire, tu ne sais pas faire ça. C’est technique et un peu ennuyeux, dessiner des plans, répartir les pics dramatiques, tenir une fiche pour chaque personnage, disséminer les indices dès le début, etc. » Pourtant, Rosalba n’est pas là, n’existe plus ou n’existe pas, elle doit occuper le sujet d’un roman, fruit d’une écriture de soi qui, d’une part a besoin de se raconter, d’autre part ne saurait laisser fuir cette idéalité. Mais pourtant : « Replié dans un abri, mes émotions barricadées ne laissaient passer que des phrases toutes faites. »

Un roman qui fait la part belle à l’humour, une autodérision fréquente sur ce narrateur qui délire et fantasme cet amour disparu, qui s’invente un véritable polar autour de la disparition de Rosalba : « Quelle épaisseur, quelle densité avait pris, au fil des années, cet être qui s’était soustrait à mon désir ! » Car, comme il le confie peu après « En imagination, je continuais à dérouler la part non vécue de notre amour. » L’histoire est une archéologie de soi et une enquête sur cette disparition : pourquoi l’être aimé ne saurait nous aimer et aurait disparu de l’histoire même de notre vie ? Rosalba demeure la grande inconnue du récit, métaphore du récit lui-même d’une certaine manière, elle est l’attendue construite, le rêve espéré, l’impossible horizon du plaisir de la fiction. Et de l’imaginer : « Un jour, à la fin du même été, Rosalba aurait appelé, elle devait me parler, ça pressait. Rendez-vous juste après souper devant la croix de granit qui délimitait les deux rues principales. »

Il mène une recherche insatisfaite pour savoir ce qu’il est advenu de cette femme qu’il aurait dû aimer et laisse la voix, au sein même du roman, tour à tour à une série de personnages : Voisin éleveur, 47 ans ; employé des postes, 32 ans ; Président de la société de tir, chef d’entreprise, 45 ans ; esthéticienne, 54 ans ; Tenancier du bar, 60 ans, … Tous sont témoins de la vie et du temps qui passent. Témoins, personnages, acteurs, chacun apporte son mot à l’histoire et à la fiction de l’amour pour Rosalba au coeur de cette polyphonie pleine de tendresse et d’humour. Mais « le monde morcelé en moi semait ses doutes ».

Véritable roman sur le roman, sur le désir de fiction, sur ce goût singulier que nous avons tous de nous raconter des histoires, de nous bercer d’images, Malencontre offre une expérience de lecture sensible et drôle, tendre et enjouée, promesse initiatique à son besoin de mensonge romanesque, là où Séismes rappelle le plaisir de la rencontre dans la découverte de soi, deux textes légers et intelligents, savoureux.


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