Dans le dixième épisode de son podcast « Je tiens absolument à cette virgule », Hervé Weil a reçu Matthieu Garrigou-Lagrange, écrivain, journaliste et producteur de plusieurs émissions dont la Compagnie des auteurs ou encore Une vie, une œuvre. Lors de cet entretien, il revient sur l’influence de sa production radiophonique sur son dernier roman, intitulé Le Brutaliste, paru en 2021 aux éditions de l’Olivier, ainsi que les difficultés qu’il a pu rencontrer dans l’écriture de cette œuvre hybride entre non-fonction narrative et autofiction.
Dans les années quatre-vingt, un célèbre architecte portugais se retrouve au cœur d’un scandale médiatique, quand des vidéos, où il impose à des femmes des jeux sexuels et des positions dégradantes lui sont dérobées et vendues à la presse. Ce fait divers, Matthieu Garrigou-Lagrange, va donner sa trame à votre ouvrage intitulé le Brutaliste. Vous avez produit la Compagnie des auteurs ou encore Une vie, une œuvre pour France-Culture autour de figures historiques ou littéraires célèbres. Quel parallèle établissez-vous entre ces émissions et votre désir d’écrire ce livre ?
Je n’ai pas fait d’études littéraires. Je n’étais pas non plus un immense lecteur quand j’étais adolescent ou jeune adulte. J’avais écrit un roman en 2005, intitulé, Ensuite, avenue d’Auteuil, mais comme on écrit des premiers romans, c’est à dire un peu dans l’inconscience de ce qui a été écrit avant vous. Donc quand j’ai commencé à m’occuper de la Compagnie des auteurs dix ans plus tard, cela a représenté une espèce de cours accéléré dans tous les domaines de la littérature. J’avais l’impression de me retrouver en classe préparatoire.
J’ai pu étudier de près des auteurs. J’ai compris comment un certain nombre d’entre eux travaillaient et j’ai pu aussi mieux comprendre ce qu’était la littérature — ça paraît évident, mais ça n’est pas si simple en réalité.
Je me souviens surtout d’un certain nombre de déclics. Notamment, lors de la semaine que nous avions faire sur Emmanuel Carrère. J’ai pu par exemple me rendre compte de la façon dont lui-même se mettait en scène dans ses romans, tout en étant dans une posture entre le romancier et le journaliste et en lien avec la fiction-non fiction théorisée par Truman Capote. Cette émission m’a beaucoup aidé pour l’écriture de mon dernier livre, le Brutaliste, dans lequel je me mets un peu en scène, bien que l’intrigue soit basée sur un fait divers. Je me place donc, avec ce livre, dans une filiation à la fois d’Emmanuel Carrère et de Truman Capote, sans évidemment comparer le moins du monde.
Vous avez dit que produire la Compagnie des auteurs sur France-Culture, vous avait permis de mieux comprendre la littérature. Pouvez-vous expliquer comment cette émission a pu aiguiser votre compréhension de la littérature ?
Je pense que l’émission m’a permis de me mettre au clair avec les grands courants littéraires, tout ce qu’on met un peu de côté quand on se met à écrire spontanément. Les bases, d’une certaine façon.
L’émission m’a aussi permis d’avoir un regard distancié avec les textes puisqu’on les étudiait avec des universitaires, qui nous transmettait leur vision analytique. Et surtout de donner une définition précise, à des notions telles que l’autofiction, le lyrisme, le surréalisme, ce qui permet de se situer, de reconnaître dans quel sens va votre envie d’écrire. Donc ça crée un cadre qui permet ensuite de savoir un peu où on se place, dans un espace quadrillé par le « patrimoine ».
Est-ce que le livre actuel correspond à votre intention de départ ?
Au départ, j’avais envie de faire un roman qui paraisse entièrement fictionnel, comme l’était De sang-froid, sur un fait divers. Le problème était que les faits se déroulaient dans les années 80. Le Climax est en 89. Il était donc compliqué de retrouver à la fois des témoins et l’atmosphère de ces années-là. Les choses avaient beaucoup changé.
Le Brutaliste s’inscrit dans une filiation avec les récits d’Emmanuel Carrère et de Truman Capote
Par ailleurs, malgré quelques entretiens avec l’architecte Tomás Taveira, qui a inspiré le personnage du Brutaliste, je ne l’ai pas rencontré non plus de manière régulière. Tout cela a fait que j’ai manqué de matière et que je n’étais pas assez proche de ce qui avait pu se passer pour pouvoir le fictionnaliser comme le font les auteurs les plus rigoureux de la non-fiction narrative, qui ne travaillent pas sur le passé, mais qui accompagnent le déroulement de l’histoire, et sont plus proche d’elle. Cela m’a conduit, comme je vous le disais, à m’inspirer de Carrère et à réorienter le livre en m’insérant dedans. J’ai donc essayé de créer une deuxième ligne narrative dont l’enjeu consistait à déterminer pourquoi je m’intéressais à ce type terrible. C’était une ligne narrative qui était davantage autofictionnelle. À la fin, on avait deux histoires : il y avait l’histoire de l’ascension et de la chute de cet architecte que je nomme le Brutaliste, et puis l’histoire de mon rapport à lui, qui impliquait mon rapport au Portugal.
Pourquoi avoir choisi ce personnage de Tomás Taveira ?
Parce que c’est quelqu’un qui a décidé qu’il allait avoir une influence sur le monde.
Et en effet, il a eu une influence sur le monde. Que ce soit par la manière dont il a changé la ville, ou que ce soit par son comportement envers les femmes, donc à chaque fois par la manière dont il a violemment heurté des sensibilités. C’était intéressant d’étudier cet impact, et de se poser des questions : qu’est-ce que ça signifie d’avoir un impact ou de ne pas en avoir ? Est-ce que dans certains cas, il ne vaudrait pas mieux plutôt ne pas en avoir ? Avec dans les deux perspectives, cette thématique du viol, notamment du viol de la ville. Quand vous fabriquez un bâtiment en forme de guitare portugaise comme lui l’a fait, c’est quand même étonnant.
Pour autant j’avais envie de chercher qui il était, de ne pas me contenter d’une condamnation, même si, évidemment, on ne peut pas le juger positivement. Mais disons que je n’avais pas envie que le sujet du livre soit d’affirmer, de la première à la dernière ligne « c’est vraiment mal ce qu’a fait ce type ». Bien sûr je pense que c’est mal, mais littérairement, ça ne m’intéressait pas de me contenter de le dire. Cela n’aurait pas beaucoup d’intérêt, car le lecteur ne serait pas mis en tension. Il fallait exploiter le monstrueux et donc s’en approcher un peu.
Entre la télévision en continu et internet, nous baignons dans un monde d’anecdotes et de faits divers. Quelle place doit occuper la fiction littéraire dans notre société ?
Et bien, plusieurs places. Je suis tout à fait d’accord pour dire que la fiction doit servir à changer la société. À représenter la société telle qu’elle est, telle qu’elle change et peut être même à la représenter plus désirable qu’elle n’est.
Mais aussi (et c’est peut-être ça qu’on oublie, ou en tout cas qui est moins légitime que ça ne l’a été), la fiction doit servir à parler d’autre chose que la société et à ne pas toujours chercher à avoir un discours performatif sur le monde. La psychologie des personnages est aussi intéressante. On doit pouvoir lire les livres par un autre prisme que ce que représentent les personnages d’un point de vue sociétal.
Mais je pense qu’il y a de la place pour ces deux types de littérature. D’ailleurs, j’ai appris que la poésie était un genre qui se vendait de mieux en mieux. Peut-être que les lecteurs ont envie de retrouver dans les textes quelque chose qui ne soit pas toujours de l’ordre du sociétal ? Peut-être que cela va avec une certaine fatigue de l’information ?
Donc j’estime que ce ne serait pas grave, et même ce serait bien, si on s’autorisait davantage à ne pas sans cesse regarder les livres sous l’angle de « Qu’est-ce que ça dit de la société d’aujourd’hui » ? Bien sûr que ça dit quelque chose, mais ça peut dire aussi des choses de notre intériorité, de notre humanité ou notre inhumanité. Quelque chose de nos affects, sans que ce soit nos affects contre ceux des autres.
- Le Brutaliste, Matthieu Garrigou-Lagrande, Édition de l’Olivier
Crédit photo : Matthieu Garrigou-Lagrange © Patrice Normand