Le Hussard

Mathias Kessler : le roman comme remède à la médiocrité

Le roman est une architecture et, à ce titre, la réussite d’un roman se mesure autant par son style que par sa structure. Les Bibliophiles, le dernier roman de Mathias Kessler (aussi connu sous le pseudonyme du Hussard), excelle précisément sur ces deux points : une construction de l’intrigue implacable et une écriture précise et enlevée qui charme tant le lecteur que le voici démuni une fois la lecture achevée et le livre refermé. 

Que contiennent donc ces Bibliophiles ? Il s’agit tout d’abord du roman d’une ambition, celle de Matthieu, écrivain sûr de la grandeur de son destin. Cherchant à se faire publier, il imagine que le meilleur moyen de se faire une place au soleil est d’intégrer une prestigieuse maison d’édition en tant qu’éditeur. Il y parvient – mais quelle désillusion ! Le voici confronté à l’inertie d’éditeurs paresseux, à l’incompétence de planqués appliqués à étirer au maximum leur week-end en bord de mer, au louvoiement d’intrigants hypocrites sans beaucoup de scrupules. En somme, voici Matthieu, seul protagoniste vertébré dans ce marigot de contorsionnistes, loyal envers ses convictions, fidèle à son rêve, condamné à errer parmi des êtres pour qui seuls comptent l’entregent et les lumières de la posture.

Le désenchantement de l’ambitieux

Tout ceci donne lieu à plusieurs scènes burlesques, soirées mondaines où tout le monde paraît et parade, tâchant de se montrer le plus spirituel possible pour masquer le vide intérieur, le trou noir qui a grignoté leur âme depuis longtemps déjà. Ces gens-là ont-ils l’amour de la littérature en commun ? Bien sûr que non, l’unique chose qu’ils partagent est la bêtise de leur posture creuse. 

Comment se faire une place sans sacrifier son intégrité ?

Fondamentalement, Matthieu ne fait pas partie du même monde qu’eux, il est ontologiquement différent de ces fils de, héritiers de, tous ces êtres petits et falots qui n’ont aucun autre mérite que celui d’être né dans la bonne famille. Pourtant, Matthieu aspire à respirer le même air que ces gens-là. Ce paradoxe est un des enjeux du roman. Comment se faire une place sans sacrifier ce que notre héros a de plus cher, à savoir son intégrité ? Mathias Kessler met en scène ce questionnement, assombrissant, au fil des pages, son personnage qui, pourtant, au début du roman, est perçu comme solaire, optimiste, « une boule d’énergie à l’égo démesuré ».

Le roman de Mathias Kessler est donc autant la peinture du petit (au sens misérable) monde de l’édition, réduit à une vulgaire cour de royaume, avec ses faiseurs de roi, ses bouffons, ses intrigants en coulisse et ses sacrifiés, que l’analyse fine, terriblement précise et fascinante de la contamination d’une âme pure (mais pourtant ambitieuse car Matthieu, dès le début du roman, veut appartenir à ce monde qu’il idéalise tant) par le poison de la médiocrité ambiante. Il s’agit là d’une histoire de désillusion, de chute brutale, une prise de conscience que la grandeur tant espérée n’est finalement que du théâtre.

« C’était une machine à rabougrir ce qui est grand, à briser ce qui est fragile, à blâmer ce qui est noble, à louer ce qui est oubliable, à enterrer ce qui devrait l’être. » Tel est décrit un des personnages du roman, mais cette description peut renvoyer à beaucoup des personnes croisées par Matthieu tout au long de ce qui s’apparente à une descente dans les enfers du désenchantement.

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Mais ce roman a de l’ampleur, du souffle et beaucoup de panache, des qualités que l’on retrouvait déjà dans le premier roman de l’auteur, Pays réels. Si bien qu’enchevêtrées dans cette intrigue dense et intéressante, on trouve une myriade d’autres intrigues qui nourrissent la principale tout en ayant leur propre moteur. On en revient à l’architecture et à la réussite structurelle des Bibliophiles. Matthieu n’est pas seul, puisque gravitent autour de lui, unis comme les trois mousquetaires (dont la référence ouvre le livre, selon un principe suivant lequel chaque chapitre ou partie du livre porte le nom d’un roman), Luc le bibliophile autant attiré par les incunables que par les jeunes femmes qu’il croise, et Marc, l’historien érudit prisonnier de sa voie de garage universitaire. Les destins de ces trois amis – composant une sorte de club, les Bibliophiles – sont intimement liés, la réussite de l’un faisant écho à l’échec d’un autre, avant, tels des vases communicants, que les rapports de force et de réussite ne s’inversent. Les péripéties qui agitent l’existence des deux amis de Matthieu nourrissent le destin de ce dernier – une rencontre fortuite de Luc lui servira plus tard, une relation amoureuse de Marc le mènera à un piège… Voici ce qui donne le sel de ce roman, sa profondeur, voici qui ouvre toutes les perspectives. Et le lecteur en redemande ! Car le plaisir de lecture vient du plaisir évident qu’a pris l’auteur à mettre en scène tous ces personnages, la manière dont il les fait évoluer, s’amusant parfois à les torturer, leur laissant là un espoir pour mieux les faire plonger, quelques pages plus loin, dans des abîmes de détresse, d’aigreur ou de remords. Rien n’est linéaire – toutes les surprises sont permises.

L’histoire d’une désillusion, d’une chute brutale, d’une prise de conscience que la grandeur tant espérée n’est finalement que du théâtre.

Le choix du point de vue

La structure, donc, est essentielle à la réussite d’un roman. Les Bibliophiles reposent sur une narration qui offre un coup d’avance à l’auteur – charge donc au lecteur d’imaginer quelle information lui cache-t-on et d’anticiper dans quelle direction va partir l’intrigue. Car non seulement l’histoire est bâtie sur un retour en arrière, mais elle est racontée par l’ancienne compagne de Matthieu, un personnage trouble qui explique vouloir rapporter sa propre vérité sur les événements qui ont transformé Matthieu, devenu auteur à succès. La narratrice doit, elle, se justifier de choix qui, aujourd’hui, lui sont violemment reprochés (par le groupe des Bibliophiles d’abord, par les lecteurs de Matthieu ensuite). Dès le prologue, nous savons qu’il y a eu rupture, que le destin s’est amusé avec les personnages, et qu’il conviendra, au fil des pages, de voir à quel moment ce destin a basculé, selon le point de vue d’une femme qui a été laissé sur le bord de la route. 

Les Bibliophiles est donc une sorte de procès fait à un homme qui, ayant connu le succès, s’est amusé à réécrire les épisodes les moins glorieux de son apprentissage, procès instruit par celle qui, aux premières loges, avant d’être bafouée, a été le témoin de cette ascension faite non sans heurts. De fait, le point de vue est intéressant, oscillant entre la fascination, l’amour et l’amertume de celle qui, salie par la postérité et par la réécriture de l’histoire, voudrait rétablir une vérité. Au lecteur de prendre parti, lecteur qui dès lors, devra se poser la question de la véracité des propos. 

Les Bibliophiles est le procès fait à un homme qui, ayant connu le succès, s’est amusé à réécrire les épisodes les moins glorieux de son apprentissage.

En y réfléchissant bien, on en vient à s’interroger sur la part – réelle ou supposée – de la fiction (le récit de la narratrice) dans la fiction (le roman en tant que tel), à l’heure où tout roman se teinte d’autofiction, devient témoignage vécu, à l’heure où la « littérature du réel » cherche à enterrer le roman, à l’heure où ce qui compte est l’expérience brute et nue d’un auteur et non la transfiguration de cette expérience par l’art. 

En cela, Les Bibliophiles est un roman précieux – et vertigineux. Car il est cocasse de souligner ici que Mathias Kessler est le pseudonyme d’un auteur s’étant fait connaître sous un autre pseudonyme (Le Hussard) et travaillant dans le monde de l’édition et dont on pourrait deviner ici ou là quelques rapprochements avec le Matthieu du texte. Mathias Kessler ne livre donc son témoignage qu’à travers le prisme du roman, cette forme d’art si fabuleuse – au sens étymologique du terme, c’est-à-dire se rapportant à la fable – donnant corps à la célèbre formule de Milan Kundera que l’on trouve dans l’abécédaire de L’art du roman : « Le romancier démolit la maison de sa vie pour, avec les briques, construire une autre maison : celle de son roman ».

Je vous l’avais bien dit : le roman est une architecture.

  • Les Bibliophiles, Mathias Kessler, Éditions La Giberne, 2025, 315 pages.

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