Il est parfois nécessaire de savoir lire entre les lignes : la parution de la Correspondance entre Jacques Maritain et Emmanuel Mounier nous en donne, aujourd’hui encore, la preuve. Par bien des aspects fort banal, cet échange de lettres recèle cependant quelques instants de belles émotions et de fortes pensées. « Il faut avoir l’esprit dur et le cœur doux », écrivait Maritain à Cocteau ; et c’est bien un tel esprit, et un tel cœur, que nous découvrons au philosophe dans cet échange de vingt années avec son jeune ami, fondateur de la revue Esprit.
Aux premiers paragraphes des Degrés du savoir, Jacques Maritain lui-même semble nous vouloir avertir de la vanité du présent propos : « Hélas ! comme si un philosophe, aidé d’une formation historique supposée même exhaustive, et de la plus intuitive sympathie bergsonienne, pouvait pénétrer l’intérieur d’un saint ! ». Et l’auteur d’ajouter : « Toutes les fausses clefs de la philosophie se brisent, pour la bonne raison qu’il n’y a pas de serrure ; on n’entre là qu’à travers le mur ». Nous-mêmes n’avons, pour évoquer la sainte figure de Jacques Maritain, nulle autre ressource que ces « fausses clefs », à peine maintenues en nos mains d’anxiété frémissantes à l’idée d’exécuter ignoblement une si noble tâche. C’est, alors, le seul avantage peut-être que l’on peut trouver à la publication de cette Correspondance entre l’auteur d’Humanisme intégral et Emmanuel Mounier, fondateur de la revue Esprit ; avantage donc que d’y entrevoir briller l’éclat d’une âme dont la pureté déchaîne à son encontre, encore et toujours, toutes les plus saccagantes rages de l’enfer. Au livre second du De imitatione Christi, le chapitre quatrième semble écrit tout entier pour soutenir nos efforts, que nous citons dans la traduction de Corneille : « Pour t’élever de terre, homme, il te faut deux ailes, / La pureté du cœur et la simplicité : / Elles te porteront avec facilité / jusqu’à l’abîme heureux des clartés éternelles ». Et ces deux vers encore, qui d’une formule forte disent l’excellence ineffable de cette personnalité si singulière dont nous savons ne pouvoir rien faire de plus qu’esquisser les contours : « Au cœur bien net et pur l’âme prête des yeux / Qui pénètrent l’enfer et percent jusqu’aux cieux ».
Maritain philosophe
Les lettres qu’échangèrent, entre 1929 et 1949, Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, parfois permettent d’apercevoir, entre deux quotidiennes banalités et trois administratives contingences, la netteté de cette âme, selon le terme judicieusement choisi par Corneille. L’âme nette, c’est-à-dire l’âme nitide, brillante d’un éclat que l’absence d’impureté rend possible et dont le rayonnement transperce sans lui faire violence l’ampleur toute entière de la Création, jusques aux franges obombrées du Lieu réservé. Aussi, dire de Jacques Maritain qu’il fut philosophe, c’est ne rien dire, ou dire tout : ne rien dire si l’on entend cette dénomination en son sens évident et convenu ; tout dire, en revanche, si l’on prend la peine d’ouïr sonner en ce mot son intime vérité grecque. Philosophe, l’auteur de Science et sagesse certes le fut, et très-éminemment, mais bel et bien en tant qu’il fut de la Sagesse seule amant, et d’elle en retour aimé. « C’est une autre sagesse que nous prêchons, écrivait-il encore dans Les Degrés du savoir, scandale pour les Juifs et démence pour les Grecs. Excédant tout humain effort, don de la grâce déifiante et des libres largesses de la Sagesse incrée, à son principe il y a l’amour fou de cette Sagesse pour chacun de nous, à son terme l’unité d’esprit avec elle. » Hors cette compréhension de la philosophie, tout à la fois la plus stricte et la plus ample, il est impossible et impie d’affirmer que Jacques Maritain fut un philosophe. Seule la philosophie entendue comme la réponse d’un amour intelligent et intelligeant faite à l’Appel précédent d’une Sagesse toute aimante déjà, seule la philosophie ainsi entendue nous autorise à considérer sans crainte d’inexactitude blasphématoire la vie et l’œuvre de Jacques Maritain comme celles d’un philosophe ; et peut-être même, si l’on s’en tient à cette définition, comme celles du seul philosophe de son siècle, – à tout le moins du plus exemplaire.
Une solitude philosophique
Les lettres qu’échangèrent, entre 1929 et 1949, Jacques Maritain et Emmanuel Mounier, parfois permettent d’apercevoir, entre deux quotidiennes banalités et trois administratives contingences, la netteté de l’âme du philosophe
À ce titre, et à plus d’un autre, sa solitude fut immense ; et toute peuplée pourtant de ces « grandes amitiés » dont son épouse bien-aimée, Raïssa Maritain, a su dire les puissantes beautés en un livre admirable. La solitude splendide de Jacques Maritain ne fut certes point celle du vieillissant Verlaine vagabond, mais bien plutôt celle décrite par Léon Bloy, aux inaugurales lignes des Méditations d’un Solitaire en 1916, en ces termes : « Je suis seul. J’ai pourtant une femme et deux filles qui me chérissent et que je chéris. J’ai des filleuls et filleules que l’Esprit-Saint paraît avoir choisis. J’ai des amis sûrs, éprouvés, beaucoup plus nombreux qu’on n’en peut avoir ordinairement. Mais, tout de même, je suis seul de mon espèce ». Comme son cher parrain, Jacques Maritain fut, lui aussi, inexprimablement seul, – seul de son espèce dans le gouffre infini que creuse sous leurs pas l’intensité surnaturelle de certaines âmes. Que l’on ne se fourvoie pas, cependant : si la solitude de Jacques Maritain fut presque totale, il s’agit avant tout et singulièrement d’une « solitude philosophique », selon la belle formule par lui-même utilisée à l’intention de son jeune ami Mounier, lorsque ce dernier projette un « numéro-manifeste » d’Esprit auquel il désire adjoindre Religion et culture ; ce que l’auteur refusera, arguant que son affaire est « d’aller à la découverte en taillant les notions aussi exactement que possible et en tâchant de suivre le fil de la vérité dans les questions difficiles, non de prendre part à des manifestations collectives, où la pureté des notions risque toujours d’être quelque peu bousillée ». Telle se dessine ici l’exigence belle et nette qui attira sur Maritain les foudres de tous esprits partisants, de toutes les incestueuses sectes politiques, qu’elles fussent dextres ou sinistres. La fureur des factions fut toujours sa rançon. À commencer bien sûr par celle de l’Action française et de son adjudant-chef Charles Maurras, qui ne craignait point, à l’aube encore des années cinquante, de le traiter de « médiocre professeur naturaliste » ; alors même que lui avaient été dédiées les Réflexions sur l’intelligence, en 1924. Gageons cependant que, si cette « solitude philosophique » lui valut pareille haine de la part de Maurras, qui n’y voyait que trahison, elle lui permit tout à l’inverse d’entrer en immédiate et sympathique résonance avec l’esprit de Bernanos, dont il se fit un ami dès au moins l’an 1937.
L’Esprit et l’organe
D’un côté comme de l’autre, celui des fraternités et celui des fractures, il n’est rien que de compréhensible, car l’absolue fermeté de Maritain lorsque se trouvait ébranlée la primauté du Spirituel que rendit célèbre l’un de ses livres, ne pouvait que susciter l’hystérique convulsion des plus serviles vassaux du Prince de ce monde. À Mounier, en 1932, il écrivait ceci : « je suis persuadé que les ruptures les plus graves valent mieux que de laisser Esprit devenir « l’organe » d’un mouvement politique. Ce serait le monde renversé, c’est l’esprit qui se sert d’organes, en bonne philosophie ! Toujours la vieille querelle du « mystique » et du « politique ». Il est essentiel que vous soyez dès le principe d’une fermeté absolue ». Cette absolue fermeté de principe lui valut d’être très tôt conspué par les enfermés absolus séides du Prince d’en-bas.
Dans cette correspondance se lisent tout à la fois les enthousiasmes et les craintes de Jacques Maritain envers la revue Esprit
Mais les gloires du monde passent, et Maritain demeure. « La pente de l’intelligence moderne est contre nous, écrivait-il dans Les Degrés du savoir. Eh bien, les pentes sont faites pour qu’on les remonte. L’intelligence n’a pas changé de nature, elle a pris des habitudes. Les habitudes se corrigent. Seconde nature ? Mais la première est toujours là ; et le syllogisme durera aussi longtemps que l’homme ». Maritain sait son grec et son latin : l’organe c’est l’organon, l’outil ou l’ustensile qui n’a d’autre raison d’être que d’être utile et que l’on use de lui en vue d’une fin plus haute ; et c’est vers elle que souffle l’esprit, puissance pneumatique d’animation des corps, insoumis par essence à quelque inférieure réalité que ce soit. « Animalis autem homo non percipit ea quae sunt Spiritus Dei stultitia est enim illi et non potest intellegere quia spiritaliter examinatur », dit Saint Paul dans sa première Épitre aux Corinthiens : « l’homme animal n’est point capable des choses qui sont de l’Esprit de Dieu : elles lui paraissent une folie, et il ne peut les comprendre ; parce que c’est par une lumière spirituelle qu’on doit en juger », traduisait Lemaître de Sacy. Là se lisent tout à la fois les enthousiasmes et les craintes de Jacques Maritain envers la revue Esprit : son espoir est de la voir honorer ce divin nom qu’elle s’est attribuée, en devenant le foyer d’où peuvent partir quelques rayons de lumière spirituelle ; sa crainte est toute contraire, celle de voir l’esprit du temps ronger de si hautes exigences, et les contraindre par le bas à d’inacceptables compromissions, – autant dire, en ces graves matières : d’intolérables prostitutions.
Le pur et le saint
Cela, le jeune Mounier lui-même semble parfois ne pas bien le comprendre, qui écrit dans son journal à propos de Maritain, qui lui reprochait, sous prétexte d’une certaine « neutralité » de sa revue, de n’avoir point encore, en novembre 1932, affirmé fermement l’identité catholique d’icelle : « mon cœur lui donne entièrement raison : il faudra proclamer au plus tôt le Christ et je quitterais plutôt mes amis… mais il pense en ermite. Faisons une œuvre monastique, ce sera peut-être plus fécond qu’Esprit ». Mounier, ne comprenant en profondeur la solitude philosophique de son ainé, en fait une forme d’isolement volontaire, et du bout de l’amitié lui reproche avec ironie de ne se point vouloir tremper dans les eaux limoneuses du monde. Le fondateur d’Esprit, grand lecteur de Péguy, paraît incapable de ne pas confondre « la pureté du cœur » que loue l’Imitation de Jésus Christ, avec cette autre pureté, par soustraction, qui faisait dire à Péguy que « le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains ». Il existe pourtant une toute chrétienne pureté qui n’a strictement rien à voir avec celle-ci, qu’à juste titre dénonçait Péguy ; une pureté non par soustraction, qui pour demeurer pure se doit soustraire à toute contagion maculatoire, car alors il serait impossible de dire « pur » le Christ lui-même, qui tollis peccata mundi, – mais une pureté bien plutôt par assimilation, une pureté donc qui au lieu d’être contaminée, souillée, par la présence du péché, serait suffisamment puissante pour purifier tout ce qu’elle touche. Une telle pureté ne craint pas, alors, de plonger dans la boue, puisqu’elle se sait capable d’en faire de l’or. « Ô pureté, qui semblable à celle du soleil n’est ternie par aucune fange et ne craint nulle contagion, mais qui gagne les âmes et en fait disparaître toute tache », dit le Sermon pour la Fête-Dieu, de saint Thomas d’Aquin. Et cette pureté-là, seule véritable, n’est autre que la sainteté elle-même, comme le rappelle ce même Thomas d’Aquin, dans un Sermon consacré à l’Esprit-Saint, lorsqu’il affirme que « en grec, « saint » désigne la pureté », en s’appuyant sur une étymologie, commune à l’époque, qui faisait dériver agios, « saint, sacré », de agès, « pur ». Le saint n’est certes pas celui qui conserve les mains propres ; il est bien plutôt celui qui, en plongeant jusques aux coudes dans la bourbe, en parvient à extraire quelques précieuses âmes et les en nettoyer afin qu’elles puissent recouvrir leur plein natif éclat. Prolongeant, consciemment ou point, peu importe, la métaphore solaire de Thomas d’Aquin, le Cardinal Journet écrivait qu’une fois constitué dans le monde, « royaume qui n’est pas de ce monde est comme un soleil qui demande à illuminer d’en haut, sans aucunement le désessencier ni se l’incorporer, tout l’ordre des royaumes de la culture » (Traité de l’Église). Mounier, hélas, ne voit rien de cela et larmoie lorsque Maritain lui fait quelque remontrance : de la sainte solitude philosophique de son ami, il fait un solipsisme puéril ; pour le dire d’un mot, il semble que la sainteté de Maritain lui échappe, car il ne voit cette stupéfiante solitude qu’enraciné dans la cité, lors qu’il lui faudrait au contraire parvenir à voir la cité elle-même à partir du solitaire observatoire de la pensée, prééminente toujours aux modes politiques du monde.
Communautés
Au début de sa Politique, Aristote écrivait que « toute cité est une sorte de communauté (koinônia), et que toute communauté est constituée en vue d’un certain bien », puis il ajoutait : « il en résulte clairement que si toutes les communautés visent un bien déterminé, celle qui est la plus haute de toutes et englobe toutes les autres, vise aussi, plus que les autres, un bien qui est le plus haut de tous » ; et il concluait : « cette communauté est celle qui est appelée cité (pòlis), c’est la communauté politique ». Or, il est pour un chrétien authentique une koinônia plus haute encore que la communauté politique, c’est la Communion de l’Église universelle ; car le plus haut des biens étant, pour chacun et pour tous, la Béatitude éternelle, il est strictement impossible d’envisager que la cité terrestre prenne soudain et pour quelque raison que ce soit l’ascendant sur cette autre Cité, céleste, dont les fins excèdent le monde infiniment.
L’Action française avait pour guide suprême un incroyant avoué, tout aussi sourd d’âme que de corps aux Vibrations surnaturelles d’un Principe dont il se voulut prince afin que de S’en pouvoir servir au lieu de Le servir
Nulle urgence temporelle ne saurait justifier, aux yeux du Catholicisme, le renversement de telle hiérarchie : l’organum toujours doit être soumis aux fins que désigne le spiritus sancti. « Il importe au surplus, écrivait Maritain dans Primauté du spirituel, de ne pas perdre de vue que si l’Église elle-même est essentiellement supra-politique, en revanche chaque catholique pris comme membre de la communauté terrestre est dans la cité, et de la cité, non au-dessus, doit travailler pour sa part au salut temporel de la cité et du monde. À ce salut temporel certaines conditions politiques, pour subordonnées qu’elles soient aux conditions spirituelles, sont indispensables. L’Église, qui poursuit un autre bien, – éternel, – n’a jamais méconnu, elle veut sanctifier au contraire ces conditions du bien temporel, et par là même qu’elle les ordonne à l’ultime fin surnaturelle, elle assure de haut leur rectitude ». À l’éblouissante lumière de ces lignes, l’on comprend mieux ce fait, qui n’est surprenant qu’aux préjugés : Maritain, que toutes les droites accusent régulièrement encore de toutes les imaginables compromissions avec le « monde moderne », Maritain précisément reprochait à Mounier de n’exprimer pas avec une suffisante fermeté son catholicisme, car à ses yeux, et en raison même de « la grandeur implacable des choses de l’esprit », la question de l’existence de Dieu « crée une inévitable ligne de partage des eaux ». Que l’on constate pourtant la suivante évidence, douloureuse sans doute à tous les frelatés cancrelats d’extrême-droite : ce ne fut certes pas Maurras, agnostique dès l’adolescence, qui eût pu affirmer avec une semblable force pareille intransigeance. Et Maritain d’ajouter : « n’importe quelle action commune vient un jour se heurter à cette question. Il faut alors ou bien rompre avec les athées qu’on essayait d’entraîner, ou bien trahir Dieu comme ont fait les gens d’Action française ».
L’Action française avait pour guide suprême un incroyant avoué, tout aussi sourd d’âme que de corps aux Vibrations surnaturelles d’un Principe dont il se voulut prince afin que de S’en pouvoir servir au lieu de Le servir ; et ce sont les descendants d’un tel homme qui se font juges aujourd’hui du cœur pur et de l’adamantine intelligence de Jacques Maritain, sous prétexte que ce dernier manifestait une préférence pour une certaine démocratie, plutôt que de s’épuiser à espérer une phantasmatique Restauration. À ceux-là, éternellement, Maritain répond dans Les Degrés du savoir : « ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de vérités qui nous servent, c’est d’une vérité que nous servions ».
Le philosophe et la cité
Comment comprendre alors, maintenant, les incessants reproches faits à Mounier par Maritain ? Il serait parfaitement absurde de les lire, sans autre subtilité, comme les reproches d’un Rat retiré du monde aux députés du peuple rat : l’on ne comprendrait alors que Maritain, jamais, ne condamne la revue Esprit en elle-même, ni même l’intention de son fondateur. Il faut plus finement observer. Deux tendances, qu’il devine présentes en l’âme de son ami, obligèrent Maritain à garder toute sa vie une certaine distance, quoique toute amicale, avec Esprit. Tout d’abord, nous l’avons dit, le philosophe craint la compromission : l’universalisme d’Esprit est certes louable en soi, car l’Esprit souffle où Il veut, mais il est nécessaire, pour que cette saine aspiration ne se transforme point en mauvaise bourrasque, qu’une complète intransigeance quant aux principes soit fermement conservée. Mais surtout, l’auteur du Philosophe dans la cité sait que sa place n’est pas là, au sein de cette œuvre collective ni d’aucune autre de même ou d’autre sorte : une revue digne de ce nom ne peut à ses yeux être autre chose qu’un « laboratoire de recherches », et rien moins que « l’organe d’un parti ». Le philosophe ne peut être homme d’un parti, quel qu’il soit, car un homme de parti est toujours homme d’une partie, un homme partiel donc et par là même partial. « Il est absurde de supposer que ce qui est par définition universel, c’est-à-dire catholique, puisse se lier à ce qui est par définition particulier, c’est-à-dire à un parti » (Primauté du spirituel). Hegel a raison d’affirmer que « le vrai est le Tout » ; cela, le Catholicisme le lui accorde aisément, mais en un sens tout autre que le sien, cependant.
Le philosophe ne peut être homme d’un parti, quel qu’il soit, car un homme de parti est toujours homme d’une partie, un homme partiel donc et par là même partial
La Vérité est certes aussi large que les bras du Christ en Croix embrassant le genre humain tout entier, et elle ne peut être, au surplus, qu’au prix d’une telle amplitude absolue ; mais le faux ne se réduit pas pour autant à un simple « moment » du vrai total. Le faux n’est jamais vérifié ; et si ens et vero convertuntur, il faut affirmer fermement l’impossibilité d’une résolution dialectique du premier dans le mouvement total du second. Avec plus d’exactitude dirons-nous alors que le vrai est toujours du point de vue du Tout : si le Christ est bien le Chemin & la Vérité, c’est donc du haut du Calvaire seulement que nous pouvons voir en Vérité ; et c’est tournés tous vers l’axe unique de la Croix que nous réalisons au plein sens du terme l’universalité de l’Église, qui est littéralement une « conversion vers l’Un » (unus versus). « L’Église, dont la sagesse joint dans une unité supérieure et métapolitique toutes les vérités dont les hommes, dans le domaine de la cité terrestre, doivent chercher à droite ou à gauche l’application temporelle, est donc obligée de combattre avec vigilance ces tentations, qui peuvent surgir chez les uns ou chez les autres, de l’inféoder à un parti politique », écrivait Maritain dans Primauté du spirituel, ne faisant là que répéter les affirmations du Pape Léon XIII en son encyclique de 1890, Sapientae christianae.
Universel et particulier
Mais l’Universel, c’est aussi, à la lettre : « ce tourné-ci », unus pouvant signifier « celui-ci » : la conversion vers l’Un est alors comprise comme le revers communautaire d’une conversion de chaque « un » vers son unique Principe : conversion vers l’Un de ce converti-ci, en sa pleine et entière singularité. Les hommes de partis ne peuvent pas comprendre qu’une communauté, parce qu’elle est surnaturelle, parce qu’elle est prémisse au triomphe d’un royaume qui n’est pas de ce monde, puisse tenir ensemble ces deux aspects, contradictoires à première vue, tandis qu’il est nécessaire aux rassemblements à fins humaines d’abolir l’un pour accomplir l’autre. À cet égard est fort éclairante la distinction de deux universalités à laquelle se livre Maritain au vingt-septième paragraphe de Primauté du spirituel, en son troisième chapitre. L’auteur y discerne deux sens de l’universalisme, l’un qui est « du diable, homicide dès le commencement, chef de l’Église du mal » ; et l’autre qui est du Rédempteur. Le premier « demande le principe de son unité à l’homme lui-même, considéré comme la règle et la fin suprême, – et mêle alors toute les diversités humaines dans une grande confusion destinée à dissoudre les limites nationales, et à instaurer la cité universelle où notre nature se suffira à elle-même, comme celle de l’ange » ; le second, tout à l’inverse, « demande l’unité de l’homme au Père des créatures ; respectant toute les diversités naturelles, il élève au-dessus des nations la vraie cité universelle qui est l’Église, et où l’homme, par la grâce naturelle, parvient à la liberté des fils de Dieu ». L’homme de parti ne distingue point ; il ne voit que le premier de ces universalismes, auquel il adhère avec fureur s’il ne le combat pas avec rage – mais en tous les cas, il ignore diablement le second, ou plutôt refuse de le discriminer du premier. L’homme de parti, tout simplement, ne distingue pas l’ordre de la Création, dont dépendent entièrement les collectivités susdites, et en premier lieu les collectivités politiques, de l’ordre de la Grâce, dont seule dépend la Communauté du Christ, à propos de laquelle le Cardinal Journet, dans un texte déjà cité, écrivait ceci : « sa catholicité est le contraire d’un totalitarisme : elle n’est rivalité sans merci qu’à l’égard de la cité du mal. S’il [le royaume du Christ] emprunte les matériaux de la nature et de la culture, c’est pour se constituer sur un plan que ne peuvent occuper ni la nature ni la culture. Il laisse en place les lois du cosmos, les arts et les techniques, les familles et les cités, et les misères physiques de la nature déchue : la faim, la soif, les processus de naissance et de vieillissement, la souffrance et la mort […]. Le royaume qui n’est pas de ce monde est catholique de par sa nature évangélique, en raison même de sa transcendance : aucune formation humaine ne peut espérer l’emprisonner, ni prétendre jamais l’identifier à soi. Il passe librement à travers elles comme Jésus à travers les portes du Cénacle. Telle est la catholicité essentielle et constitutive de l’Église ».
Une sainte solitude
Au sein d’une telle koinônia, l’on est toujours seul, mais d’une bien particulière solitude, qui n’est pas abandon à soi-même – car il ne s’agit point pour le solitaire philosophe de clamer comme un certain Rat que « les choses d’ici bas ne le regardent plus » (La Fontaine) –, mais bien plutôt singularisation extrême de soi sous le Regard amoureux du Principe qui se fit homme et nous promit de compter chacun des cheveux de notre tête. Être seul en vérité, ce n’est pas n’être plus accompagné, c’est atteindre ce degré d’intensité existentielle où l’unicité absolue de notre personne crève tous les ciels et toutes les terres, jusqu’à s’aller reposer au creux de l’Être absolu subsistant qui tient dès toujours cette singularité en sa Toute-Puissante.
Semblable à cette Église qu’il aima d’un amour limpide et lumineux, et qu’il servit, grand de ce véridique amour, en véritable philosophe, Jacques Maritain n’eût point peur de la solitude
Être seul en vérité, c’est être singulier, – et il n’est qu’un lieu où tel état s’avère possible, c’est cet Espace qu’ouvre aux âmes pures les bras du Christ, étendus sur la Croix. L’on est donc nulle part plus seul qu’au sein de l’Église elle-même, paradoxalement unique communauté nécessaire et essentielle aux hommes. Ainsi, de cette Église, l’auteur d’Art et scolastique pouvait affirmer, en référence au chapitre trente-cinquième d’Isaïe, qu’elle « n’a pas peur de la solitude ; s’il le faut, elle habitera les déserts et les fera fleurir ». Semblable à cette Église qu’il aima d’un amour limpide et lumineux, et qu’il servit, grand de ce véridique amour, en véritable philosophe, Jacques Maritain n’eût point peur de la solitude ; et sans doute savait-il confusément, au fond de lui-même, que cette solitude même, pleine parfois d’amertume et de chagrin, faisait autour de lui fleurir « la terre déserte et sans chemin » (Is. 35;1). L’étude de la Sagesse, écrivait saint Thomas d’Aquin, est de toutes la plus sublime car « l’homme y accède le plus à la ressemblance du Dieu qui a tout fait en sagesse ; et, comme la ressemblance est cause de dilection, l’étude de la Sagesse unit le plus à Dieu dans l’amitié, ce qui fait dire que la Sagesse est pour tous les hommes un trésor infini qui donnera à ceux qui en ont usé part à l’amitié de Dieu » (Contra Gentiles, I, 1). Nous ne croyons pas excéder ce qu’il nous est permis de supposer en affirmant que, sans doute, nul homme plus que Jacques Maritain n’eût part en son temps à cette amicitia Dei que son maître, le Docteur commun, puisait au Livre de la Sagesse.
- Correspondance (1929-1949), Jacques Maritain & Emmanuel Mounier, Desclée de Brouwer, 2016, Paris, 29 euros, 463 p.