Marie Ndiaye : qui suis-je, moi qui pense ?

© Editions Gallimard.

Soixante pages pour explorer le chaos d’une psyché en proie à la culpabilité. C’est l’objectif que se fixe Marie Ndiaye en écrivant un monologue intérieur, Royan, publié aux éditions Gallimard, mettant en scène une jeune femme du nom de Gabrielle, professeure de français ravagée par un événement traumatisant.

En un flot ininterrompu de pensées, le récit de Marie Ndiaye laisse s’entrouvrir une fenêtre sur l’esprit. Cette âme dévoilée, c’est celle de Gabrielle, originaire d’Oran et professeure de français, venue s’installer dans la ville de Royan. De ce personnage vaporeux, on ne sait finalement que peu de choses, car ce qui est donné à lire n’est pas tant l’histoire d’un protagoniste mais bien plutôt un afflux de réflexions et de sentiments touchant à l’intimité d’un moi dévasté. Le récit s’ouvre ainsi sur la certitude de Gabrielle d’être attendue, sur son palier, par les parents de son élève Daniella qui s’est donnée la mort dans sa classe en se défenestrant. Le monologue intérieur, procédé littéraire déjà exploité par maints écrivains (qu’on pense au Mrs Dalloway de Virginia Woolf, au soliloque de Molly Bloom dans le roman Ulysse de James Joyce ou encore au parlé-écrit qui inonde le Belle du Seigneur d’Albert Cohen), se présente alors comme une clé d’accès toute trouvée pour l’archéologie d’un sujet pensant.

Le monologue intérieur, procédé littéraire déjà exploité par maints écrivains se présente alors comme une clé d’accès toute trouvée pour l’archéologie d’un sujet pensant.

Tel est le chemin qu’emprunte le livre Royan, mettant à nu les limbes de la conscience de cette professeure de français ravagée par la culpabilité. Le surgissement de la conscience, dans la manière dont il apparaît et dans ce qu’il dit de l’être humain, constitue alors le cœur de ce témoignage, véritable illustration d’un intériorité déchirée. Le mal-être se lit dès les premiers mots du texte. L’enseignante se remémore sa salle de classe, et se dévoile d’emblée une impression angoissante qui se structure autour d’une synesthésie préliminaire : à la « pénombre » de cette pièce s’ajoute une « odeur acide », des « effluves âcres » et un « hurlement muet ». La tonalité est immédiatement inaugurée et porte en elle toute la dimension tragique de ce monologue.

Visant de toute évidence l’élaboration d’un réalisme psychologique, la parole intérieure se déploie faisant fi de toute ponctuation et mettant à mal les règles de syntaxe. Ces soixante pages apparaissent comme le condensé des pensées déferlantes qui assènent la narratrice. Quoiqu’à certains passages fastidieuses puisque répétitives, elles tentent d’atteindre l’amplitude d’une écriture introspective dans laquelle la mort de cette élève revient tel un refrain morbide. « Bénie sois-tu Daniella bénie bénie bénie », se répète incessamment Gabrielle, dont la folie s’exprime à travers ces litanies incontrôlées. Les motifs de cet acte suicidaire échappent à la raison et apparaissent progressivement comme un symbole de la violence inhérente à la nature humaine. « Ta chair ton sang ton crâne fracassé sur le ciment de la cour » : ainsi la brutalité s’engouffre-t-elle dans les failles de l’imagination provoquant un ressenti qui dévore la narratrice.

De la difficulté du monologue

Or, s’il en reprend les codes, le texte de Ndiaye n’accède pas encore à l’inépuisable richesse de cette forme littéraire qu’est le monologue intérieur. Délicate est l’entreprise de retranscrire l’expérience d’un affect dans toute sa densité, en en faisant, dans le même temps, la matière d’un livre ! C’est ici toute la question de l’écart entre la pensée et sa formulation qui est en jeu. Bergson le soulignait parfaitement dans son Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) : « Nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. ». Il est complexe en effet de souhaiter mettre en mots, et donc de pétrifier la pensée qui, dans son abstraction inhérente, sans cesse nous échappe.

Il manque dans ce monologue ce quelque chose qui transporterait plus viscéralement encore le texte du côté d’une désarticulation fondamentale de la pensée.

Les pensées, placées sous le joug de l’ineffable, sont ici retranscrites, à certains moments, de manière encore trop maîtrisée, notamment par l’emploi d’un style parfois trop emphatique et solennel. En témoigne, par exemple, la façon dont la narratrice mentionne l’attention que lui portent par moments ses élèves : (« leur regard levé vers moi dans la classe orne de merveilles tout mon corps / de joyaux mon grand front ») ou bien, à plusieurs reprises, le paysage qui l’entoure (le « grand jour finissant qui enrobe l’avenue d’une soie d’ambre et m’éblouit encore »). Il manque dans ce monologue ce quelque chose qui transporterait plus viscéralement encore le texte du côté d’une désarticulation fondamentale de la pensée. Tout reste encore trop ordonné et cérémonieux alors même que nous sommes plongés dans les méandres d’un esprit désorienté.

Aveux de culpabilité

Cela étant, à partir de cette angoisse fondamentale Marie Ndiaye décline plusieurs thématiques, toutes liées à celle d’une intranquillité de l’âme et chacune se superposant les unes aux autres. C’est d’abord celle de la culpabilité vis-à-vis de l’élève qui est instituée. La professeure se transforme ici en une femme-bourreau qui n’a pas su percevoir le malaise de Daniella, risée de ses camarades, malgré les multiples sollicitations de cette dernière. La question de la responsabilité de l’enseignant surgit au travers de ce monologue psychanalytique. Le personnage se rappelle : « Elle me disait après le cours qu’on l’avait importunée et moquée durant l’heure même de mon enseignement. Elle me disait : Vous ne voyez donc rien Madame ? ». Les paroles de l’élève défunte infestent l’esprit malade de cette professeure. De la sorte, il n’est pas anodin que l’œuvre se referme sur une citation de Marceline Desbordes-Valmore (« Ah je crois que sans le savoir j’ai fait un malheur sur la terre. », issue de son poème « Allez en paix »). Le destin dramatique de cette poétesse, surnommée Notre-Dame-des-Pleurs et ayant vu mourir presque tous ses enfants, fait foncièrement écho à l’âme ravagée de Gabrielle.

Aussi retrouve-t-on ici, in fine, les questions de la condition féminine et de la maternité, chères à Marie Ndiaye et précédemment abordées dans son roman Trois femmes puissantes, gratifié du prix Goncourt en 2009.

À cela s’ajoute plus globalement le thème du rapport qu’entretient la professeure avec sa classe, représentée ici, à travers les impressions de la narratrice, comme un ensemble de « grands fauves » habités par « la faim ». « L’élève est l’unique prédateur de l’enseignante » peut-on lire au détour des pages. Plane alors encore plus largement, au-dessus de ce lien femme-enfant, l’angoisse de ne pas parvenir à être une bonne mère, quand bien même ce thème n’est guère présenté qu’en creux : « Je serais une mère décevante une mère retrouvée insatisfaisante […] je serais une mauvaise mère ressurgie du néant ». Aussi retrouve-t-on ici, in fine, les questions de la condition féminine et de la maternité, chères à Marie Ndiaye et précédemment abordées dans son roman Trois femmes puissantes, gratifié du prix Goncourt en 2009. Le monologue se fait ainsi réceptacle d’anxiétés et mode de représentation de toute une activité cérébrale, qui donne à voir une femme brisée, confrontée à ses propres défiances.

Si l’enjeu de présenter le condensé d’une conscience tourmentée à travers un récit rapide et frénétique se perçoit aisément, on attendrait toutefois, de cette forme choisie qu’est le monologue intérieur, une représentation plus nerveuse et désarticulée d’une pensée en action. Il convient cependant de souligner que ce texte, qui s’écoute certainement plus qu’il ne se lit, et rédigé à l’intention de la comédienne Nicole Garcia, devait être joué à l’occasion du festival d’Avignon, celui-ci ayant été annulé à cause des circonstances liées à l’épidémie. On espère tout de même voir un jour ce monologue se concrétiser sur les tréteaux : il serait à coup sûr intéressant de constater l’épaisseur que pourrait apporter la mise en scène à ce monologue névrotique !

  • NDIAYE, Marie , Royan, Paris, Gallimard, 2020

 


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