Avec son style rigoureux et descriptif à l’extrême, le nouveau roman de Marc Graciano intitulé Shamane (édition Tripode) nous embarque dans une échappée lumineuse et méditative qui met en scène une femme solitaire menant une vie nomade et érémitique à l’écart du monde habité. Jusqu’au moment où elle fait une rencontre lourde de conséquences.
Pour le dire d’emblée : je n’ai aucune prédilection pour la nature (trop de verdure !), ni une attirance particulière pour les treillis (trop militariste !) ou les tresses aux extrémités perlées (trop roots !). Je ne m’intéresse pas plus que ça à la randonnée (trop ringard !), ni au nudisme (trop RDA !). Je ne suis pas non plus un inconditionnel du ragoût de tomate (pas assez consistant !). Et pourtant ! Et pourtant le nouveau livre de Marc Graciano me parle. Je dirais même qu’il m’enchante, m’emporte, et finalement… me trouble. La chute du roman est décidément étonnante, inattendue et à bien des égards déroutante. Car rien, ou presque, ne semble la préparer.
Si je m’étais seulement arrêté quinze pages avant la fin du texte, j’aurais probablement insisté sur des aspects qui, à la vue du dénouement – le terme raboutement employé par l’auteur est probablement plus juste – m’apparaîtraient désormais obsolètes ; malgré une impression de départ toute autre. Mais c’était avant d’entamer le dernier chapitre. Cependant, ne mettons pas la charrue avant les bœufs, comme le rappelle à juste titre le proverbe. Commençons par le début.
Une sensualité envoûtante
De quoi est-il question dans Shamane ? Quelle est la trame narrative du récit ? À bord d’un camion de camping solidement équipé, une femme, que l’on imagine avoir entre vingt et trente ans, sillonne des pistes forestières dans un décor montagneux un peu désolé. Elle s’arrête sur des aires de stationnement désertes, à la lisière des bois, à l’ombre d’un belvédère, pêche des truites à main nue, cueille des berces qui agrémenterons son ragoût aux tomates, pratique le yoga et le taï-chi, prend le soleil ou bien contemple le ciel. Bref, elle mène une existence retirée, dépouillée de tous artifices dans des lieux où la présence humaine se fait rare et les acquis de sa civilisation discrets.
Un texte lumineux et rafraîchissant composé d’une suite de tableaux concis.
Dès lors, j’aurais probablement parlé d’un texte lumineux et rafraîchissant composé d’une suite de tableaux concis, à partir desquels s’esquissent les contours d’une vie authentique, primitive au sens noble du terme, presque rousseauiste. Non pas parce que le texte proclamait un retour à la nature (ce que, soit dit en passant, le Discours sur l’inégalité ne préconise pas non plus), mais parce qu’il met en scène un mode d’existence ravivant la nature en sa protagoniste. Et les passages du roman décrivant des pratiques nudistes peuvent aisément être lus sous cet angle. Tout comme, de manière plus générale, l’attention portée par le texte au corps (y compris à ses éliminations) et à la chair. De ce fait, et si l’on voulait persévérer dans une lecture philosophique, ces pistes nous mèneraient à la pensée de Nietzsche plutôt qu’à celle de Descartes, à Diogène plutôt qu’à Platon.
Ensuite, j’aurais sans doute enchaîné sur un paragraphe rappelant le style à la fois vigoureux et pointilleux de Graciano : « C’est […] une plane prairie d’altitude cernée d’une immense sapinière, et où la croix de Lorraine en pierre d’un monument commémoratif se détache sur un ciel céruléen très clair et iridescent et de consistance crémeuse, et l’air est frais et l’herbe est verte ». La prédilection pour les détails se manifeste aussi dans l’attention portée aux petits gestes du quotidien à priori anodins exécutés par la protagoniste. Tels qu’ouvrir une boîte de conserve, recharger un briquet Zippo, tendre une bâche, ouvrir des huîtres ou encore déboucher une simple bouteille de vin : « elle scie le capuchon en aluminium plastifié qui scelle la bouteille, puis elle arrache la pastille qu’elle vient ainsi de créer et la met à la poubelle, et la bouteille possède un bouchon de liège dont le sommet est désormais parfaitement visible et accessible, et elle replie la scie sur le limonadier ».
Bien sûr, l’enseignant en moi ne peut s’empêcher de sourciller en lisant des phrases qui d’un point de vue syntaxique sont bien trop longues et, de surcroît, n’avancent que grâce au recours (immodéré ?) fait aux uniques connecteurs que sont la conjonction et ou l’adverbe puis. D’un autre côté, Graciano ne réalise pas un travail sur table mais bel et bien une œuvre littéraire. Car nonobstant de ce que les puristes pourront gloser sur le bon usage académique de la langue, Shamane déploie un rythme, une mélodie, un souffle, une sensualité tout à fait particulière.
Le temps arrêté
Alors oui, évidemment, j’aurais dit qu’il y a des moments qui me parlent moins que d’autres. Je pense par exemple à cette séquence improbable placée dans le dernier quart du livre lors de laquelle le camion, et avec lui la jeune femme, s’élève pour voyager dans l’espace. En introduisant un élément fantastique, l’auteur brise sans nécessité apparente la vraisemblance jusque-là implacable. Même regrets quant à la trop longue description de mouvements de combat fait dans le vide relatée au début du texte et de laquelle se dégage une certaine monotonie. Malgré que ces pages s’inscrivent et sur le fond et sur la forme dans la logique du récit.
C’est toutefois dans les moments les plus monotones du roman – parce qu’il y en a d’autres – que me semble résider l’une des clés pour aborder son titre : Shamane. Si Graciano opte pour l’orthographe inhabituelle et à vrai dire surprenante qui en début de mot remplace le ch attendu par un sh, c’est peut-être pour rappeler… le shamatha (littéralement l’arrêt), l’un des deux piliers – l’autre étant le vipashyana (le regard profond) – de la méditation bouddhiste. La protagoniste possède notamment un zafu, coussin propice à l’exercice de cette pratique mentale. Bien que profondément liés l’un à l’autre, c’est au shamatha que revient le rôle primordial. Car tant qu’il n’y a pas arrêt, c’est-à-dire tranquillité de l’esprit, le regard profond ne saurait se mettre en place.
Eh bien, c’est en quelque sorte ce qui se passe dans le roman. Quand l’héroïne combat les ombres tout au long d’une seule phrase courant sur une dizaine de pages ou que Graciano rapporte, toujours en une seule phrase, de manière extrêmement détaillée les gestes opérés pour préparer son ragoût de tomates, nous, en tant que lecteurs, sommes incapables d’esquiver le sujet. L’immersion dans l’action, pourtant à l’arrêt, est totale. Ce n’est qu’à la fin du chapitre, au moment où la phrase se ferme enfin, que l’auteur nous accorde un moment de répit. Alors nous levons la tête et reprenons notre souffle. Avant de nous replonger dans une nouvelle séquence, aussi hermétique et pauvre en action que celle que nous venons d’achever. Si le récit avance malgré tout, c’est dans les blancs typographiques délimitant les séquences que cela se joue. Dans cet espace-temps indéfini qui s’ouvre entre deux chapitres et sur lequel nous ne pouvons que spéculer. Tandis qu’à l’intérieur d’eux, le temps donne l’impression d’être arrêté.
Voilà ce que j’aurais écrit sur Shamane si je m’étais contenté de refermer le livre à la page 165 : un texte envoûtant, linguistiquement enrichissant, avec en arrière-plan une interrogation philosophique plus que sociétale.
Or, la fin change nettement la donne. Même si je maintiens le bien fondé des réflexions proposées ici. Mais au lieu de quitter mon bureau pour aller me promener en forêt à la recherche d’un grand arbre au pied duquel je pourrais me plonger dans les ouvrages de Rousseau et de Nietzsche, emportés à l’occasion, je ressens la forte nécessité de relire Shamane afin de vérifier si je n’ai pas raté des indices qui auraient pu amortir le choc final.