Manon Jouniaux

Manon Jouniaux : une cartographie des coups et des silences, les frontières de la sororité 

Dans Échappées, Manon Jouniaux écrit la force inimitable des femmes. Elle en fait une fresque où les corps, les silences et les violences s’enlacent dans une rencontre similaire au chaos. Le roman s’ouvre sur une scène chargée d’oppression, où chaque geste, chaque regard contient en lui une violence larvée prête à éclater. Jouniaux ne se contente pas de décrire une simple lutte pour la survie ; elle nous plonge dans la conscience des âmes blessées, de ces femmes marquées par la violence des hommes, mais qui, dans leur douleur, trouvent un élan vital, une résistance silencieuse et partagée.

Manon Jouniaux, Echappées

Ce texte est ainsi traversé par une énergie brute, presque sauvage, qui transfigure la souffrance en une sorte d’épiphanie collective. Preuve en est : les corps ne sont jamais des entités isolées ou simplement décrites. Ils deviennent eux-mêmes des territoires, des champs de bataille où se joue la lutte entre domination et émancipation. Le corps de Sophie, au centre de la narration, porte les stigmates d’une violence conjugale omniprésente. Les coups de Johan, son mari, résonnent encore, même après sa mort, comme une empreinte indélébile sur sa chair. « Il faudrait limer la peau. Pour qu’elle s’en aille, l’odeur d’écorce d’Azalée, la raser, en faire des copeaux qui disparaîtraient dans la bonde, nettoyer la chair, la recouvrir de savon, frotter jusqu’au sang. »​. Ce désir de purification, presque un rituel de réinvention du corps, montre combien la violence, bien qu’éliminée physiquement avec la mort de Johan, continue de hanter Sophie.

Le corps devient un espace à la fois de mémoire et de renouveau, où chaque cicatrice porte en elle les souvenirs des violences subies.

Johan incarne la figure du tyran domestique, une présence fantomatique qui, même effacée, continue de peser lourdement sur les femmes. Son meurtre, loin d’être un simple acte de rébellion, est une libération douloureuse, un cri arraché au silence : « Johan s’effondre. Fracas du corps qui tombe, avant le silence violent. ». Ce silence post-mortem, qui devrait marquer un répit, n’est en réalité que le début d’une autre forme de souffrance. Sophie doit se reconstruire non seulement contre la mémoire de Johan, mais aussi contre elle-même.

La sororité : une force transgressive ?

Si la violence masculine est omniprésente, Échappées est avant tout un roman de femmes, un texte qui explore la solidarité féminine comme réponse à l’oppression. Jouniaux tisse un réseau invisible mais puissant entre ses personnages féminins. Azalée, amante de Sophie, est plus qu’un simple personnage secondaire. Elle incarne la possibilité d’un autre type de relation, fondée sur l’amour, l’écoute et la réciprocité. « Azalée est partie et son corps ressasse continuellement cette absence. »​. L’absence d’Azalée devient une sorte de béance dans le corps de Sophie, une perte qui se superpose à toutes les autres. Pourtant, cet amour, bien que fragilisé par la fuite, reste une lumière persistante dans la noirceur environnante.

Si la violence masculine est omniprésente, Échappées est avant tout un roman de femmes, un texte qui explore la solidarité féminine comme réponse à l’oppression

La sororité qui unit les femmes de la châtaigneraie est une force transgressive, un rempart contre le patriarcat. Ces femmes, unies par un passé commun de souffrance, transcendent leur condition en se soutenant mutuellement. « Les femmes lèvent leurs verres et trinquent à la châtaigneraie. »​. Ce passage est démonstratif de toute la puissance qui revêt ce lien féminin qui dépasse la simple camaraderie pour s’imposer comme force de révolte collective – l’espace est un espace de liberté, libre de la violence des hommes.

La châtaigneraie : un espace mythologique de rédemption

La châtaigneraie, décor principal de l’œuvre, est bien plus qu’un simple lieu géographique. Jouniaux l’utilise comme un espace mythologique, à la fois refuge et piège, où les âmes errantes viennent se confronter à leurs fantômes. Ce lieu est ainsi construit par l’énergie des femmes qui l’habitent ; il naît même de leur force commune pour devenir un personnage à part entière. La nature en effet, complice et témoin des violences humaines qui l’entourent, agit dans l’œuvre comme un reflet des luttes internes des personnages. « La main sur le dernier barreau de l’échelle, elle rassemble ce qui lui reste d’énergie pour se hisser une ultime fois. » La remontée d’Anita symbolise cette quête d’élévation, cette volonté de s’élever au-dessus des ténèbres. Ce qu’elle découvre dans ce grenier n’est pas un salut, mais une nuée de moineaux, fragiles et éphémères, symboles de la précarité de l’existence.

La châtaigneraie devient ainsi le lieu d’un renouveau qui inspire la douleur, car les personnages y essaient de se réconcilier avec eux-mêmes, donc avec leurs démons également. Pourtant, les femmes y parviennent : entre elles, elles apprennent à se réinventer, à reconstruire leurs corps et leurs esprits, car la châtaigneraie est un espace de guérison, loin des hommes. La parole et le silence ne sont ainsi plus distingués mais se mêlent pour créer une forme de résistance et de reconnaissance des existences et des combats.

Ce lieu, chargé de symboles, agit comme un personnage silencieux mais omniprésent, une matrice où les femmes redéfinissent leur identité.

La maternité : entre fusion et sacrifice

Le thème de la maternité traverse l’œuvre comme un fil rouge, tissant une trame complexe entre sacrifice et fusion. Sophie, en tant que mère, est constamment confrontée à ce paradoxe : elle protège son enfant tout en s’effaçant elle-même. « Nous accouchons de leurs corps suintants, nous nous délestons de leurs sucs mais il reste toujours quelque chose, au fond des entrailles. » Cette citation montre la fusion presque cannibale qui existe entre la mère et l’enfant, une relation où les frontières entre les deux corps se brouillent. La maternité, loin d’être une simple fonction biologique, devient ici une lutte existentielle.

Les enfants, pourtant, ne sont jamais seulement des individus distincts dans ce roman. Ils sont des prolongements de leurs mères, des réceptacles de leurs espoirs et de leurs peurs. Le désir de protection de Sophie pour l’Enfant est absolu, mais c’est cette même volonté qui finit par la détruire. En somme, la maternité, chez Jouniaux, est une force dévorante, à la fois source de rédemption et de perdition.

Une échappée à travers les ombres

Dans Échappées, le corps, la nature et la mémoire ne font qu’un, car Jouniaux y questionne les rapports de domination, la maternité, la mémoire corporelle, et surtout, la capacité des femmes à se réinventer dans un monde hostile, en se retrouvant dans un espace presque mythologique, lieu de la réinvention des corps et des âmes. 

Pourtant, même dans la mort, même dans la destruction, il reste quelque chose de vivant, une étincelle de résistance qui ne peut être éteinte. « Il faudra des milliers de jours pour apaiser leur douleur. » C’est cette persistance, cette obstination à survivre malgré tout, qui fait d’Échappées une œuvre profondément habitée, où la force des femmes s’impose, inimitable et indestructible.

  • Échappées, Manon Jouniaux, Grasset, 2024.
  • Crédit photo : Grasset © JF Paga

Ici,
sous les branches tordues de la châtaigneraie,
les corps se plient,
mais ne rompent pas.

L’homme est tombé,
un fracas sourd,
et le silence,
violent,
a tout enveloppé.

La femme lave ses mains,
frotte jusqu’au sang,
comme si l’odeur d’Azalée
pouvait disparaître,
comme si la peau pouvait tout effacer.

Les femmes marchent,
leurs voix des murmures,
leurs rires,
des échos à peine nés.
Elles se frôlent,
se soutiennent,
dans l’obscurité des nuits partagées.

L’enfant regarde,
muet témoin
d’une guerre qui ne dit pas son nom,
d’une lutte qui se tait.

Les mains serrées,
les visages marqués,
elles avancent.
Les mots sont inutiles,
leurs gestes suffisent,
la sororité des ombres,
la force de l’indicible.

Sous les feuilles humides,
sous la terre lourde,
quelque chose attend,
une liberté qu’on n’ose encore nommer.

Et dans le ciel,
les moineaux s’envolent,
fragiles et déterminés,
vers l’infini,
vers ce lieu où les chaînes se brisent
et où les silences
ne sont plus qu’un lointain souvenir.


Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Une réponse à “Manon Jouniaux : une cartographie des coups et des silences, les frontières de la sororité ”

Laisser un commentaire