Manon Fantou

Manon Fantou : fausse couche, vrai drame

Lorsque Marie, une étudiante à Assas qui aime sortir et séduire, apprend qu’elle est enceinte, il est déjà trop tard pour avorter. Autour d’elle, on en parle, on se réjouit, tout va très vite dans le Paris bourgeois catholique : Marie n’a d’autre choix que de se conformer à ce que l’on attend d’elle. Mais « prends garde à toi ! » la met en garde la petite voix des femmes qui veillent sur les autres…

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Marie tombe enceinte de Clément, « catho tradi », qui se verrait bien père de famille, mais que ça ne gêne pas non plus d’avorter – du moment que ça ne sait pas. De toute manière, pas le temps de tergiverser, le rythme s’accélère et les mots se précipitent, imitant l’étau des injonctions qui se resserre autour de la jeune femme. On ne voit rien venir. Mais quand on pense qu’un bébé flanqué dans les bras de deux étudiants à peine sorti de l’enfance suffit au drame, nouveau coup de théâtre : le fœtus ne survivra pas. Mais dans Prends garde à toi, il n’est pas question d’un ange qui monte au ciel, sur fond de plainte lyrique déchirante. Exit pathos et sublimation poisseuse qui préservent le lecteur délicat, Marie rapporte sans détournement l’évolution de son corps, de la grossesse à l’expulsion artificielle du fœtus, entre fuite de fluides corporels imprévus et protocoles médicaux douloureux. Elle n’a pas juste ses règles, elle joue avec « les petits fantômes rouges qui s’échappent de [son] vagin » ; ce n’est pas une fausse couche, c’est un ventre qui vibre, des caillots de sang qui coulent, les bouts d’un corps embryonnaire qui se désagrège.

Tout comme le premier livre de Manon Fantou, Les Confidentes, Prends garde à toi est de ces romans qu’on lit d’une traite, et pas seulement à cause de sa brièveté, mais de son écriture envoûtante, qui a le pouvoir de dicter le rythme de lecture. À l’heure où la cadence frénétique et le franc parler semblent deux indispensables au succès d’un roman, il y a fort à parier qu’il circulera entre de nombreuses mains. De quoi en arracher plus d’un à son confort, celui de savoir qu’un phénomène est partout tout en feignant de ne pas l’apercevoir. Le week-end d’intégration de la fac qui ouvre le roman donne le ton : Marie, comme une infiltrée parmi une bande d’adolescents attardés, cherchant à extraire de ce bain d’hormones du « chopable » à se mettre sous la dent, juge sans filtre les chemises Ralph Lauren de ses camarades plus ou moins fachos et la puérilité de leurs activités. La narratrice adopte le ton de la plus crue de nos petites voix intérieures. Il est donné à peu d’auteurs de savoir faire se superposer ce qu’un personnage pense sans filtre, quoiqu’il soit en train de faire, sans donner l’impression d’un fouillis de pensées, et Manon Fanton l’accomplit avec brio. Le roman nous confronte à l’absurdité de brider nos impressions les plus spontanées, refoulement à l’origine de tous les tabous. Après sa péridurale, rien n’empêche Marie de penser en même temps à la fois où Haribo lui a promis de gagner son poids en bonbons.

La narratrice adopte le ton de la plus crue de nos petites voix intérieures.

Le Paris étudiant des années 2000

La jeune fille étant étudiante en droit à Assas et d’éducation catholique, Prends garde à toi avait tout pour être de ces autofictions condamnées à exclure certains lecteurs. Si Marie met un point d’honneur à souligner son origine un cran plus modeste que la plupart de ses camarades et sa prise de distance avec la religion, ce n’est pas seulement pour prouver qu’elle aussi a le droit de se plaindre. Manon Fantou maîtrise l’art de mêler son propre vécu à des expériences universelles. On replonge avec délice dans cette période qu’on connaît tous, l’adolescence : Marie embrasse des garçons plus ou moins doués en la matière, fait la guerre aux boutons d’acnés et doit se concentrer pour viser la cuvette quand elle est saoule. Le récit de ses expériences est aussi fluide que les hormones dictent sa conduite : Clément surgit comme un fantasme immédiat, alors tout glisse. Ses partenaires sexuels défilent, nous faisant goûter à la même sensation de liberté. Et comme elle le dit si bien, « tout le monde adore les chopes, c’est universel ».

Pour ne pas s’écraser mollement dans le misérabilisme, Manon Fantou n’écrit pas un livre sur un sujet. Elle insiste sur la vie amoureuse et sexuelle de Marie, parce qu’elle reste une femme de vingt-deux ans comme tant d’autres. Prends garde à toi, c’est tout autant une histoire avec Antoine, le premier amour qui hante ses pensées. La jeune femme est encore amoureuse, son odeur lui manque ; Clément, lui, ne sent que le parfum. Jaloux, impulsif, il fait preuve de violence envers Marie, qui, toujours de façon déroutante, adopte le ton du constat quand elle est au plus bas.

Manon Fantou saisit sur le vif ce qui est propre à la jeunesse sur fond d’une époque précise : que les natifs des années 1990, comme l’écrivaine, se préparent à voyager dans le temps. En soirée, Around the World rythme les pas de danse, Marie ne raterait pour rien au monde un épisode de Loft Story ni d’How I Met et ne jure que par les slims. Les textos directement insérés dans la narration, comme un prolongement naturel des pensées et des paroles, est devenu si fréquent en littérature contemporaine qu’il s’en émane déjà un léger parfum de nostalgie, d’appartenance à une autre époque. La focale se fait sur le milieu estudiantin parisien : Marie contemple d’ennui les lampes vertes et dorées de la BSG, se contente pour trente centimes de cailloux de café soluble flottants et commente le prix des pintes de DBK (diabolo banane-kiwi pour les non initiés).

Manon Fantou conjure cette absurdité : la fausse couche n’est pas un drame inéluctable, pathétique dans ses moindres aspects.

Refaire sienne une épreuve de vie : impossible n’est pas Manon Fantou

Malgré ces chemins de traverse, on se doute bien que le déclencheur de l’écriture du roman a été le sujet de la fausse couche. L’écart entre la fréquence du phénomène (entre 10% et 50% des grossesses selon l’âge) et la part des femmes qui en parlent est monumental. En plus, à ce stade, on ne parle pas de fausse couche mais de mort fœtale in utero, mais comme Marie, la plupart des lecteurs n’en n’a aucune idée, nouvelle preuve que nous ignorons tout du sujet. Si l’aborder de front est donc déjà en soi une victoire, le roman ne se contente pas de briser l’omerta. Il répond d’emblée à une deuxième injonction, qui débarque paradoxalement après qu’on se soit libéré de la première : on peut en parler, tant qu’on complait à l’image attendue de la « bonne » victime. Une femme qui perd son fœtus est censée souffrir incommensurablement, cela tombe à point nommé pour qu’on éprouve égoïstement la dose de pitié nécessaire à notre bonne conscience. L’entourage se mue en un public avide de la pièce de théâtre tragique parfaitement menée. 

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Manon Fantou conjure cette absurdité d’un claquement de doigt : la fausse couche n’est pas un drame inéluctable, pathétique dans ses moindres aspects. Marie refuse de jouer la mère éplorée, sans pour autant que tout lui glisse dessus avec indifférence, comme sur le plus rigide des philosophes stoïciens. On comprend vraiment ce qu’elle ressent dans cette épreuve, quand bien même ça ne s’avère pas être la réaction qu’on lui aurait projetée. Elle n’est ni aux anges ni pleinement dévastée à l’idée d’être mère : elle a envie de « dévorer » de tendresse son adorable petite nièce mais déteste ce que sont devenus son frère et sa belle-sœur. Si ce n’est absolument pas Marie qui pousse des « cris de mère » après la perte du bébé, mais sa mère à elle, il n’empêche qu’elle succombe parfois à la mélancolie, voire au désespoir. Si son unique but est d’expulser le fœtus le plus vite possible, il n’empêche qu’elle culpabilise de ne rien ressentir. Chaque cas est différent, ce dont souffrent d’autres femmes ne fait pas forcément souffrir Marie, et inversement. Banalité mais pas des moindres : tout ressenti est légitime. Encore plus qu’une autofiction comme on espère qu’elles le soient toutes, qui ne parle pas qu’à l’auteur mais aussi au lecteur, le très libérateur Prends garde à toi est un véritable remède à la culpabilité.

  • Prends garde à toi, Manon Fantou, Éditions Mercure de France, janvier 2025.
  • Crédits photo : ©Francesca Mantovani, Éditions Gallimard.

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