Maman déchire

Maman déchire : LA GÉNÉALOGIE DES ÉTOILES

Dans un tourbillon d’images où se mêlent l’aveu intime et l’expérimentation, Émilie Brisavoine tente de recomposer sa relation avec sa mère, Meaud, figure rebelle et envoûtante. La réalisatrice explore les méandres de leur relation tourmentée, cherchant dans les souvenirs fragmentés et les blessures enfouies une forme de réconciliation.

« Je mourus sans laisser d’enfants ; je n’ai transmis à aucun être vivant l’héritage de notre misère. »

— Machado de Assis, Mémoires posthumes de Brás Cubas.

Émilie Brisavoine vient d’avoir un enfant. Depuis sa naissance, les cauchemars avec sa mère l’assaillent. Une crainte diffuse s’insinue : celle que les conflits irrésolus avec Meaud, sa propre mère, se transmettent à son fils, comme une malédiction héréditaire. La famille repose sur le principe de transmission, et avec elle perdure la violence nichée au cœur de sa genèse. Maman déchire pose alors une question essentielle : comment briser ce cycle de douleur et violence ?

Ce n’est pas la première fois que la réalisatrice puise dans son histoire familiale pour nourrir son cinéma. Huit ans après Pauline s’arrache, elle revient explorer la cartographie intime des névroses qui l’ont façonnée, déplaçant cette fois son regard de sa demi-sœur vers sa mère. Le film s’ouvre sur des images du cosmos, entrelacées à celles d’un nourrisson, jusqu’à ce qu’une femme aux bras grands ouverts vienne interrompre ce flux onirique. Une musique nerveuse surgit, bientôt envahie par des pleurs, rompant brutalement l’harmonie céleste instaurée par les premières images.

Maman déchire cherche à envisager, sinon une rédemption, du moins une issue à un héritage de misère sentimentale.

Numéro zéro, zéro de conduite

Vite, la parole est donnée à Meaud. Son langage âpre et la véhémence avec laquelle elle évoque ses souvenirs de jeunesse dressent aussitôt le portrait d’une femme irascible et belliqueuse, dont l’intransigeance n’exclut pourtant pas une certaine fascination. La brièveté de cette séquence n’en atténue en rien la force : son témoignage, d’une sécheresse et d’une brutalité saisissantes, ne s’embarrasse d’aucune concession. Meaud expose sans détour son tempérament erratique, laissant transparaître une rage brute, paradoxalement attachante.

Cette scène fait écho à un autre film explorant la généalogie d’une vie à travers la parole d’une femme âgée : Numéro zéro de Jean Eustache. Mais là où, dans le film d’Eustache, les questions du cinéaste se confrontaient au stoïcisme impassible de sa grand-mère, Maman déchire oppose à cette posture une indignation fiévreuse, une parole qui éclate plutôt qu’elle ne se contient.

Cependant, à la différence d’Eustache, Brisavoine ne semble pas tant s’intéresser à la trajectoire de Meaud en elle-même qu’à l’empreinte laissée par ses traumatismes. Plus qu’une enquête sur le passé de sa mère, Maman déchire cherche à envisager, sinon une rédemption, du moins une issue à cet héritage de misère sentimentale.

Au cœur du récit, un trio : Brisavoine elle-même, Meaud, sa mère, et Florian, son frère. Ce dernier souffre de troubles médicaux persistants, dont l’origine oscille entre le physique et le psychique. Le film laisse affleurer l’hypothèse que ces maux pourraient être la trace somatique de sa relation tourmentée avec sa mère, une souffrance transmise qui, à défaut de se dire, s’inscrit dans le corps.

Le stade du miroir

Si l’on suit la maxime du théoricien de cinéma Christian Metz selon laquelle le cinéma est lui-même un miroir, Maman déchire déploie une série d’images où mères et enfants se reflètent les uns dans les autres. Comme si, à travers la transmission de ces névroses, se dessinait une organisation cosmique où les dualités se répètent inlassablement. Les discours scientifiques qui jalonnent le film contrastent avec l’émotion brute du récit, le dispositif documentaire oscillant entre des images intimes et une iconographie quasi scolaire sur la formation de l’univers. Après tout, galaxies et étoiles, elles aussi, obéissent à une généalogie.

Si Brisavoine semble concevoir le cinéma avant tout comme un acte thérapeutique, l’un des plus beaux aspects du film réside dans sa structure proche d’un thriller expérimental : une quête tâtonnante pour trouver le bon langage, la bonne approche pour parler à sa mère. L’affrontement tant redouté survient finalement comme une irruption soudaine. Mais au moment où la réalisatrice ose enfin confronter Meaud, la caméra, elle, pivote brusquement et se fixe sur un mur nu, comme si la matière filmique elle-même était incapable de soutenir le poids de cette réalité restée trop longtemps inavouée.

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Dans les séquences finales, Brisavoine se tourne vers une multitude de pratiques de développement personnel, cherchant de manière désespérée, presque ironique, un remède à la blessure psychologique qui la hante. Ce qui frappe ici, c’est son absence totale de peur face au ridicule : elle assume intégralement l’absurde et le kitsch de ces pratiques. Elle va jusqu’à intégrer dans son film une chanson d’une naïveté presque embarrassante, quelque part entre gospel et mantra de développement personnel. Dans cette thérapie un peu risible, elle retrouve un écho entre elle-même et l’enfant qu’elle fut jadis, la source de ses angoisses. C’est à travers cette enfant – celle dont nous avons lu les mots dans son journal intime plus tôt dans le film – que la réalisatrice touche du doigt un semblant de catharsis. Avec l’aide d’un filtre Snapchat volontairement grotesque, aussi désarmant que troublant, elle rejoue une forme de dialogue intérieur où son passé rencontre son présent, dans une tentative d’apaisement psychanalytique.

Ainsi, le film se referme sur une image qui fait écho à son ouverture : l’immensité cosmique se superpose de nouveau à un enfant – mais cette fois, c’est l’enfant intérieur de Brisavoine, qui cède la place à une femme enfin capable d’ouvrir les yeux. Puis viennent quelques photos avec sa mère, où transparaît, malgré tout, l’indéfectibilité du lien qui les unit. Comme si, dans le chaos de la matière, une forme d’harmonie pouvait encore être retrouvée, pour peu qu’on ose la regarder en face.

  • Maman déchire, un film d’Émilie Brisavoine, avec Meaud Besson, Émilie Brisavoine et Florian Brisavoine. En salles le 26 février.

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