Emmanuel Ruben malville

Emmanuel Ruben : Crépuscule nucléaire

Malville, le roman d’Emmanuel Ruben, aborde les problématiques majeures de notre époque au sein d’une narration nourrie par une véritable sensibilité poétique. À mi-chemin entre l’histoire contemporaine et l’anticipation, ce roman prend pour cadre la centrale nucléaire de Creys Malville pour dresser un tableau inquiétant du monde de demain.

Quand l’Histoire se mêle à la fiction

Avec Malville, Emmanuel Ruben s’impose comme une nouvelle référence du roman d’anticipation. Mêlant l’histoire contemporaine à la dystopie, ce récit place son action en bordure du Rhône, près de la centrale de Creys-Malville, qui abrite le réacteur Superphénix. C’est là que vit Samuel Vidouble, le narrateur-personnage, depuis son enfance, sous le premier septennat de Mitterrand, jusqu’à l’année 2036, où le pays est désormais dirigé par un gouvernement d’extrême-droite. 

Une existence intimement liée à celle de la centrale, et qui dépend matériellement de son activité, nonobstant le danger qu’elle incarne : « nous étions des gamins du nucléaire qui avions tous en commun que notre père et parfois ainsi notre mère travaillait pour EDF, ses filiales françaises ou ses partenaires européens. » Car la menace nucléaire est permanente. Elle prend l’aspect d’une peur qui  s’instille jusque dans les moindres recoins du quotidien, une peur que la catastrophe de Tchernobyl, en 1986, rend encore plus tangible.

Adolescent, Samuel n’hésitera d’ailleurs pas à s’opposer frontalement à son père qui, en tant syndicaliste, ne voit dans l’industrie nucléaire qu’une garantie d’emplois et le symbole du progrès. Le jeune homme prendra en effet une part active aux importantes mobilisations qui aboutissent à l’arrêt de la centrale et à la décision gouvernementale de son démantèlement, en 1998.  

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La Nature, matrice du récit 

Le Rhône est le deuxième personnage principal du roman. Placé au centre de l’aventure, il s’affirme comme une allégorie de l’existence.   

Géographe de profession, Emmanuel Ruben dresse une véritable cartographie des lieux. « Située au pied de la grande crête violette du mont Tentanet, l’île des Brotteaux n’était qu’une île que la moitié de l’année […]. Mais nous étions à la fin de l’été, les Iônes de la Sauge n’étaient qu’une maigre étendue d’eau stagnante envahie de nénuphars et le ponton bitumé reliant la ferme à la route de la levée n’était pas encore submergé. » Son texte fourmille de descriptions de ce genre, où l’évocation spatiale prend une coloration poétique, afin de relayer le récit de vie.

C’est là, au hasard d’un affluent, au détour d’un bras de fleuve, que la dimension initiatique du récit se déploie, rappelant par certains aspects les aventures de Tom Sawyer, le héros du roman de Mark Twain, qui vit lui-même au bord du fleuve Mississipi. Thomas, le compagnon de Samuel, en est la figure emblématique. 

Samuel grandit donc dans une région baignée par les cours d’eau et marquée par la ruralité. À la faveur des éléments naturels (eau, air, terre et feu) puissamment mobilisés, le récit dessine un espace mythologique, dont la dimension paradisiaque se change progressivement en son envers, du fait de la présence de la centrale. Plus le temps passe, et plus les lieux d’enfance du héros se dégradent. plus se dresse à l’horizon la menace d’un futur sans avenir, d’un monde défait, décomposé, à l’image de ces bateaux, peu à peu changés en épaves. Les rives poissonneuses du fleuve, sa végétation luxuriante et les bourgades qui l’environnent se désagrègent. L’espace rétrécit. Samuel, englué dans le cours de ce fleuve qu’il avait pris pour refuge, s’aperçoit que, si la nature a repris ses droits, elle est désormais devenue son ennemie. 

À la fin du cycle, le héros vieillissant se retrouve confiné dans la cave de sa maison des bords de Loire, comme pour s’y enterrer. L’horizon devant lui n’est qu’une étendue désertique, où toute vie est absente.

Il y a une ressemblance hideuse entre les principes du fascisme et les principes de la physique moderne – Vassili Grossmann.

Astrid, métaphore centrale

Au péril nucléaire s’ajoute celui d’une dictature fasciste, que le narrateur, reprenant la thèse du grand romancier russe Vassili Grossmann, associe étroitement. Selon ce dernier, en effet : « il y a une ressemblance hideuse entre les principes du fascisme et les principes de la physique moderne », car l’un et l’autre, ayant rejeté le concept d’individu, « opèrent par masses énormes. » Si bien que « le fascisme et l’homme ne peuvent cœxister ». (Vie et destin, 1ère partie, chapitre 19) Or, quoi de plus antidémocratique, quoi de plus terroriste, qu’une prise de décision qui met en péril la vie des populations et s’exerce contre leur gré ?

En 2036, le gouvernement d’extrême-droite applique donc de manière intensive un programme pronucléaire dont les effets dévastateurs n’ont pas tardé pas à se faire sentir. La remise en activité de la centrale de Creys-Malville a fortement endommagé un de ses réacteurs et provoqué une catastrophe de grande ampleur, qui oblige la population à vivre confinée.

Le réacteur détérioré se nomme « Astrid », tout comme se prénomme la compagne de Samuel. C’est elle qui a pris la tête de l’action coup de poing menée contre la centrale, à laquelle Tom et Samuel prennent part. C’est elle qui est la plus déterminée. « C’était une question d’urgence, ils étaient super motivés : il fallait frapper un grand coup, avant qu’il ne soit trop tard. Montrer au monde entier que le nucléaire était une belle saloperie. Que Malville pouvait à tout moment dégénérer en Tchernobyl ».  

Ironie du destin, Astrid mourra, atteinte d’un cancer du sein directement lié aux radiations, et à l’image du réacteur qui a des fuites, Samuel deviendra incontinent. 

Malville est un formidable récit, à l’écriture fluide et concise, qui nous plonge au cœur des émois, des combats et des interrogations de son héros. Comme dans La peste de Camus, le mal y est dépeint comme une réalité omniprésente, dotée d’une dimension à la fois charnelle et symbolique. Bien sûr, en le lisant, on ne peut pas ne pas songer à un autre grand roman de politique-fiction : celui de Robert Merle, intitulé précisément Malevil, et rédigé quelque vingt ans après la catastrophe d’Hiroshima. 

  • Malville, Emmanuel Ruben, Éditions Stock, 2024.
  • Crédit photo : Dorian Prost.

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