Dans son dernier roman, Les Culs-Reptiles paru dans la collection “Continents noirs” chez Gallimard, Mahamat-Saleh Haroun revient sur l’histoire d’Eric Moussambani, ici Bourma Kabo, nageur des jeux Olympiques de Sydney devenu une véritable star suite à sa surprenante performance au 200m. L’écrivain tchadien nous propose alors une fiction biographique où l’épopée de l’homme de Torodona croise les hésitations d’un anti-héros attachant, et prêt à en découdre avec le monde moderne.
Bourma en gloire
Mahamat-Saleh Haroun choisit ici de raconter une vie, celle du nageur Eric Moussambani, connu pour avoir participé aux Jeux Olympiques d’été de Sydney en 2000 grâce à une procédure spéciale permettant de faire participer les pays en voie de développement aux jeux, sans qualification préalable. Venu de Guinée équatoriale, le sportif ne savait pas nager huit mois avant, et réalisa l’un des pires temps de l’histoire des jeux olympiques, en évinçant ses adversaires – eux-aussi de pays en voie de développement – piégés par un faux départ, mais en concourant malgré tout, représentant ainsi « l’esprit » véritable et originel des jeux olympiques.
L’auteur se saisit de cette micro-anecdote largement romancée par les médias, en s’intéressant avant tout à l’homme, qu’il nomme Bourma, et pour lequel l’épisode des JO n’est qu’un élément parmi d’autres dans une vie. Plus qu’une fiction biographique, on a ici une « vie », celle de Bourma – on ne connaît son nom que tardivement, et finalement, ce n’est pas si important -, c’est-à-dire d’un homme, avec ses doutes et ses questions.
Bourma est un personnage profondément décalé, et dont la personnalité surprenante irradie dans tout le texte. Jeune oisif, il est victime d’un nouveau « mal du siècle » transposé dans un pays sahélien (non nommé) à la fin du XXe siècle. Le miracle du pétrole est fini, et c’est maintenant le temps des restrictions et des contraintes sur la population, soumise au dépérissement économique dont est victime le pays face au progrès achevé des Trente Glorieuses, et plus largement du monde de l’après décolonisation.
Bourma est un personnage profondément décalé, et dont la personnalité surprenante irradie dans tout le texte. Jeune oisif, il est victime d’un nouveau « mal du siècle »
L’origine de l’histoire de Bourma est avant tout la rencontre de différents égos : le président d’un pays autoritaire qui se cache derrière une pseudo démocratie (Bourma n’a connu que lui comme président) et qui, âgé, veut enfin accéder à la fameuse « gloire internationale » que la mondialisation lui a promise ; M. Rigobert, colosse et ancien boxeur, qui a su profiter du pouvoir naissant pour se placer et souhaite ardamment si maintenir ; Rémadji, jeune femme rompue aux manières occidentales et à cette fameuse « communication », qui joue le rôle de fond de teint sur la réalité sociale d’un pays qui se meurt ; mais surtout Bourma. On rit devant ses bravades folles, ses hésitations et son euphrie facile.
«« Entre nous, Bourma, t’es pas sérieux, là ? »
Sans hésiter, il confirme sa décision d’un geste de la tête.
« Tu es fou, tu peux pas faire ça. Dans ce pays, on démissionne pas. »
Pour Bourma, la messe est dite, donc il ne daigne même pas répondre.»
Anti-héros par excellence, Bourma est un être paresseux et assez veule, qui inspire bien plus souvent le mépris que l’admiration, mais dont on finit par apprécier la sincérité. Bourma est avant tout un homme qui rêve (de devenir quelqu’un, et de gagner, même !), mais aussi, qui aime.
Le second axe du roman est en effet l’histoire d’amour avec Ziréga, femme éduquée, et fille de Garba, le pêcheur qui a appris à Bourma à nager. Mahamat-Saleh Haroun devient ici un peu idéaliste, dans cette passion flamboyante mais tenace, en dépit de tous ses écueils. L’auteur a ici cédé à un romantisme un peu excessif, mais au fond c’est Bourma qui rêve un peu.
Culs-reptiles nous voilà
Mahamat-Saleh Haroun réussit à faire un récit où la moralité n’a pas sa place. Bourma est loin d’être parfait, mais il est palpable. On voit rarement un personnage décrit avec autant de soin dans tous ses défauts. Or à la tentation du jugement dont est pris le lecteur face à ce personnage sans courage, se substitue peu à peu la compréhension. Bourma saisit certaines opportunités car il n’a pas réellement d’autre choix acceptable. Mahamat-Saleh Haroun ne se contente pas d’une description pessimiste d’une situation géo-économique aujourd’hui bien connue. Il ose s’attaquer à des réalités sociales, et culturelles, avec détermination. On peut ici regretter que Mahamat-Saleh Haroun n’aille pas plus loin dans ses considérations sur le quartier de Torodona, dont les habitants sont méprisés partout ailleurs, et qu’il n’y fasse que quelques allusions au début de récit, sans que l’on ne sache réellement quelle en est l’importante.
Il préfère cibler les « culs-reptiles », une partie de la population qu’on pourrait voir comme des intouchables, et qui commentent ce qu’ils voient. À la première description, brillante, de ces « culs-reptiles »
Mahamat-Saleh Haroun ne se contente pas d’une description pessimiste d’une situation géo-économique aujourd’hui bien connue. Il ose s’attaquer à des réalités sociales, et culturelles, avec détermination
«Même les culs-reptiles étaient de la partie, ces oisifs qui ne voulaient rien foutre au pays, des fainéants qui passaient la journée à même le sol, sur des nattes, à jouer aux dames ou au rami. […] Pour les culs-reptiles, tout se passait comme si les jours n’étaient que la répétition d’un temps circulaire.»
répond une autre description, à la fin du roman, où Bourma a enfin grandi.
«Les mangues juteuses tombent par grappes entières. Les culs-reptiles s’en repaissent. […] Il n’empêche, malgré cette infortune, les culs-reptiles ne se découragent pas. Ils refont inlassablement le monde en se lançant dans des discussions interminables et oiseuses. Malgré leur raisonnement souvent tarabiscoté, il arrive que les culs-reptiles émettent une idée lumineuse.»
Le roman de Mahamat-Saleh Haroun est en effet avant tout un roman d’apprentissage, où Bourma va apprendre à devenir, au moins pour un temps, un cul-reptile, c’est-à-dire un observateur. Bourma, protégé par ses parents, va devoir observer les habitudes de la ville, puis les règles de l’attitude publique, avec Rémadji, mais aussi et surtout regarder et copier les gestes de son idôle sportive, le nageur russe Popov. Mahamat-Saleh Haroun articule ici une double dynamique, l’intense narcissisme de Bourma, qui observe la situation dans une auto subjectivité assumée, et le besoin des autres, et de l’observation des autres, pour exister :
«Il se joint aux autres nageurs, mais, impressionné par le talent de ces inconnus qui nagent comme des dauphins, il n’ose pas entrer dans l’eau. Il s’installe au bord du bassin et les observe attentivement, envieux et jaloux à la fois. […] Quelque temps plus tard, toujours assis au bord du bassin, il admet que ce rôle de spectateur qu’il s’est assigné n’a pas de sens. Il n’est pas venu ici pour jouer les culs-reptiles.»
Fendre les flots… du courage ?
La sympathie qui traverse les mots de Mahamat-Saleh Haroun pour Bourma nous invite alors à voir ce roman sous un angle différent. Le plus grand des cul-reptiles n’est pas Bourma mais bien l’auteur, qui se place en observateur d’un petit monde qui évolue en vase clos, sans se soucier des autres. Mahamat-Saleh Haroun prend ainsi un grand plaisir à nous montrer, à bonne distance, des univers autonomes mais qui pourtant interagissent : Ans, la cycliste hollandaise, vit bien une histoire avec Bourma, la langue n’étant jamais une réelle barrière, mais plutôt un moyen…
Mahamat-Saleh Haroun ne s’intéresse pas réellement au monde de la natation, ni à la performance de Bourma, si ce n’est dans son aspect phénoménologique. À l’inverse, il tisse un monde de mots exigeants, mais toujours facétieux : pour ne prendre qu’un seul exemple, le célèbre vers de Lamartine dans ses Méditations poétiques, qui écrit près d’un lac (et non d’une piscine), « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé » devient ainsi « Un seul être vous manque et tout semble sinistre ».
Les références intertextuelles se multiplient, et l’on aperçoit Romain Gary ou Rimbaud, mais la référence la plus présente du texte est L’Homme révolté de Camus, dont les citations sont fréquentes. On ne peut s’empêcher de penser que Bourma a une compréhension terriblement littérale du texte, mais au-delà du personnage, c’est à nous que les citations s’adressent. L’invitation à la révolte que propose Camus est une clef d’interprétation de l’action de Bourma, et comme le cite Mahamat-Saleh Haroun, « L’esclave, à l’instant où il rejette l’ordre humiliant de son supérieur, rejette en même temps l’état d’esclave lui-même ».
L’invitation à la révolte que propose Camus est une clef d’interprétation de l’action de Bourma
On reste cependant peu convaincu ici. Que vient ici faire la dialectique hégélienne dans l’histoire de ce nageur fainéant ? Bourma ne rejette rien mais se vautre dans les différentes dominations : il accepte un pouvoir qu’il sait mauvais, par ambition ; prie, par intérêt davantage que par piété ; trompe sa fiancée éhontément, tandis qu’elle l’attend en prison ; renie ses parents, parce qu’on lui a demandé – et il a facilement accepté. À cela, Mahamat-Saleh Haroun mêle aussi Bob Marley (« Get up, stand up: stand up for your rights »,), et le récit perd de sa cohérence. Si l’on comprend la démarche de l’auteur, on ne peut qu’être surpris devant ces références, trop fortes pour l’anecdote historique. Bourma devient un symbole pour les JO, mais il est surtout méprisé dans son pays. Et on peut surtout se demander si sa reconnaissance à l’international n’est pas qu’une énième démonstration de la condescendance paternaliste des Occidentaux (« l’important c’est de participer » n’a jamais été la devise des Jeux), le pays, autoritaire, ayant été de ce fait adoubé symboliquement sans que l’on se demande ce qu’il se passe vraiment pour la population… Les culs-reptiles restent bien passifs, finalement.
Bibliographie :
Haroun, Mahamat-Saleh, Les Culs-Reptiles, Gallimard, collection “Continents noirs”, 2022.
Camus, Albert, L’Homme révolté, 1951.
Haroun, Mahamat-Saleh, Djibril ou les ombres portées, Gallimard, 2017.
Kessous, Mustapha, « JO de Sydney 2000 : l’Equato-Guinéen Eric Moussambani, le nageur qui voulait maîtriser les bassins», In : Le Monde Afrique, 27 juillet 2021.