Lucile de Pesloüan

Lucile de Pesloüan : Les mots qui brûlent

Tout brûler de Lucile de Pesloüan est un recueil de poèmes à vif, où chaque mot, empreint de vérité et de poésie, ouvre des plaies qui refusent de se refermer. Dès les premières pages, une question se met à brûler en nous : comment ne pas céder à cette envie dévorante de tout réduire en cendres, après avoir été témoin de l’effondrement des tabous et des silences qui jalonnent ce texte, mais aussi la vie de Stella ? 

Tout brûler, Lucile de Pesloüan

Stella, héroïne au nom prédestiné, porte en elle les stigmates d’un passé abusif, inscrit dans la chair et dans l’âme, énoncé avec une dureté sans concession : « Je suis le mal… Ma mère répète que je suis méchante à tout âge. Je ne sais plus si c’est vrai, à force. » Le récit n’est donc pas simplement le récit d’un aveu, mais l’expression d’une identité érodée par les schémas familiaux toxiques et les actes destructeurs répétés : ceux de l’inceste.

Pour décrire l’horreur vécue par Stella, Lucile de Pesloüan utilise le langage comme un scalpel, incisant la surface lisse des apparences pour révéler les complexités douloureuses qui se trouvent en dessous. « Je veux seulement du juste. Aller seule au front, pourquoi pas, si c’est pour énoncer, » clame Stella, exprimant ainsi la dualité de son combat : le besoin viscéral de justice face au désespoir de l’isolement. Chaque mot que Stella prononce est à double tranchant, car parler, dans son monde, est à la fois un acte de libération et un vecteur de vulnérabilité. Ce paradoxe crée un espace où le silence a autant de poids que la parole,où  chaque non-dit est chargé d’un passé irréconciliable avec le présent. Où est vraiment temps ? 

https://zone-critique.com/critiques/wendy-delorme-chant-de-la-riviere

L’un des thèmes les plus saillants du roman est l’impunité qui enveloppe les actes d’abus. Pesloüan peint un tableau criant de véracité, où l’inaction devient complice : « Ils savaient, ils n’ont rien fait, rien dit… Vous, qui avez envoyé vos filles en vacances chez lui tous les étés. » Le texte résonne d’un sentiment d’injustice profonde, mettant en lumière non seulement les abus eux-mêmes mais aussi la structure sociale et familiale qui les permet. Cette exploration de la complicité par omission révèle comment la culture du silence est entretenue, cultivée comme un jardin secret où les mauvaises herbes de la violence sont dissimulées sous le vernis de la respectabilité.

La guérison : entre abîme économique et sororité salvatrice

Pesloüan détaille minutieusement le parcours de guérison de Stella, marquant chaque étape par des chiffres qui semblent défier la compréhension : « 300 heures de thérapie… 10 heures d’intégration neuro-émotionnelle par les mouvements oculaires… 100 heures d’ostéopathie. » Ces chiffres soulignent la lourdeur de la route vers la guérison. Ils parlent aussi de l’accessibilité de la thérapie, posant la question de savoir qui peut se permettre de guérir dans un monde où la douleur psychologique est monnayée, mais rarement pleinement reconnue ou remboursée par les systèmes de soin et, plus globalement, par la société.

Au cœur du récit, le thème de la sororité émerge comme un contrepoint vital à l’isolement et à la lutte de Stella.

Au cœur du récit, le thème de la sororité émerge comme un contrepoint vital à l’isolement et à la lutte de Stella. « On va gagner, mais aussi, la parole ne libère pas, elle tue. » Dans ces cercles de parole, où Stella retrouve d’autres femmes partageant des histoires similaires, elle découvre une solidarité qui transcende la douleur individuelle. Ainsi, ces rencontres deviennent des sessions de guérison collective, où les voix des autres femmes résonnent comme des échos de sa propre lutte, offrant un soutien et une force inattendus. Ce réseau de femmes agit donc non seulement comme un témoignage de la résilience féminine, mais aussi comme une affirmation de la capacité du collectif à porter et à transformer les traumatismes individuels.

Maternité et héritage en question

La question de la maternité, omniprésente dans la quête identitaire de Stella, se déploie comme une réflexion sur l’héritage familial. Comment être mère après avoir traversé tant de douleur ? « S’il y a eu des berceuses, elles sont oubliées », écrit-elle avec une détresse palpable, évoquant à la fois la rupture avec sa propre enfance et la difficulté de transmettre un amour sain à la génération suivante. La maternité devient pour Stella à la fois un défi et une promesse. Dans son propre rôle de mère, elle cherche à rompre le cycle de violence : « Ma fille a deux ans. Je lui apprends à dire non, quand elle ne veut pas qu’on l’approche. » Il y a ici une forme de résistance active, un désir de protéger, d’armer sa fille contre un monde qui n’a pas su la protéger elle-même. La maternité, pour Stella, n’est pas simplement un rôle ; elle est un territoire de reconstruction, un espace où l’amour peut, enfin, ne plus être entaché par les traumatismes du passé.

Stella, étoile dans la nuit

Le choix du prénom Stella, qui signifie étoile, est loin d’être anodin, car il est un symbole de lumière potentielle dans la noirceur abyssale que Stella doit traverser. « C’est étrange que dans toute cette noirceur on m’ait donné un prénom de lumière. » Ce paradoxe n’est pas juste une question de nom, mais de destinée : le prénom devient une prophétie, un objectif lointain vers lequel Stella aspire, symbolisant sa lutte pour ne pas se laisser engloutir par l’obscurité de son passé.

Les mots de Tout brûler dépassent le simple langage poétique, car ses vers ciselés résonnent comme un cri sincère, une clameur profonde qui se fait entendre au-delà des pages : « Je veux seulement du juste. Aller seule au front, pourquoi pas, si c’est pour énoncer. » Ils portent ici l’urgence d’une révolte contre l’injustice et un hymne puissant à la résilience. De cette œuvre émane alors une force brute, frissonnante et foisonnante, qui n’est pas seulement lue car elle s’impose comme une expérience à vivre, celle d’une immersion dans notre système et qui nous force à ressentir, à explorer et à remettre en question les fondations profondément enracinées des violences sexuelles faites aux enfants dans notre société. Stella, à travers ses combats et ses victoires arrachées au silence, incarne une lueur d’espoir ardente, celle qui éclaire même les vérités les plus sombres : malgré tout, Stella est debout, mère, femme, capable de poser des mots sur ses brûlures les plus vives. Plus vrai encore, le récit prouve que c’est à son tour de tout brûler. Elle le fait et, en réduisant en cendres les vestiges de son passé, elle ne cherche pas seulement à se purifier pour oublier sa propre histoire, mais également à tracer un chemin pour tous ceux qui, encore tourmentés par leurs démons, tentent désespérément de rallumer leurs étoiles éteintes.

  • Lucile de Pesloüan, Tout brûler, éditions La Ville brûle, 2024.
  • Crédit photo : © Yann Stofer

Ils savaient, ils n’ont rien fait, ton cri brisé sous la peau,
Pas toi, Stella, c’est l’impunité qui ronge,
Sororité en colère, nous sommes là, refusant de nous taire,
Étoile nommée pour survivre, tu brûles dans la nuit sans fin.


Publié

dans

,

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire