Comédien, metteur en scène, auteur, artiste définitivement queer, Lucien Fradin publie son premier roman aux éditions La Musardine, Midi-Minuit Sauna, un récit érotico-pornographique, où il réinvente le sauna gay comme lieu des badinages et de la tendresse. Une journée de novembre, derrière la porte bleue d’une rue de Lille, le lecteur pénètre avec Lucien Fradin dans l’antre chaud et humide du Midi-Minuit Sauna. De douze heures à minuit, on suit le jeune homme de trente-cinq ans dans l’accomplissement de ses fantasmes, réels ou rêvés, souvent crus, et parfois poétiques. Dans ce lieu habituellement fermé aux regards, on découvre derrière le cliché des backrooms et du sexe triste, une communauté d’hommes touchants et banals.
Au cours des douze chapitres du livre, qui suivent l’écoulement des heures de midi à minuit, Lucien Fradin nous raconte ses déambulations érotiques, le jeu des regards et des sous-entendus, qui du jacuzzi conduit à la cabine, ou à la déception. Dans le sauna gay, le consentement se joue dans le regard. « Ici, les regards sont le centre de la drague. Il y a les regards fuyants, “je te vois mais je n’ai pas envie”, et les regards invitants : “Est-ce que tu veux qu’on se rapproche ?” Il y a aussi les regards insistants, et si tu n’es pas intéressé il faut répondre par un regard “j’ai-vu-que-tu-me-regardes-mais-vois-comment-je-regarde-franchement-ailleurs”. Ou alors on peut aussi dire non, verbalement ou en tournant la tête de gauche à droite, mais bien que cette solution paraisse plus claire, elle est assez peu utilisée ». On se rencontre en général dans le jacuzzi, on peut s’embrasser dans la piscine, se zyeuter et se masturber dans le sauna, ou s’isoler à deux dans les backrooms. Avec le regard, on choisit son partenaire, et selon le lieu, on ne s’adonne pas aux mêmes pratiques sexuelles. Il est par exemple interdit de jouir dans l’eau. Le hammam peut être excitant, mais il est sombre et suffocant. Autrement dit, le sauna gay et ses contraintes pratiques participent à codifier la sexualité. Ils créent autant de canevas possibles, dont Lucien Fradin nous dresse le portrait au fil des chapitres. Fellation, sodomie, domination, soumission, voyeurisme, uro, fétichisme, bondage, simples baisers ou caresses, tout est possible, et tout est représenté. La dimension pornographique du récit tient dans la description explicite des scènes de sexe et des positions adoptées, et dans le fait de nommer les objets de la sexualité : poppers, vaseline, gel lubrifiant, masseur prostatique, dildo, cockring, sling. Les termes spécifiques à la sexualité gay, et plus particulièrement au sauna gay, apparaissent clairement dans le texte. En cela, il confirme l’ambition de la nouvelle collection de La Musardine, « Prismes », dont le projet est de « refléter toutes les facettes des désirs et des sexualités queer ». Toutefois, le récit se détache dès les premières pages de la dimension strictement pornographique pour explorer plus largement ce que signifie dire et représenter la sexualité masculine au sein d’un lieu de cruising.
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Réinventer le sauna gay
Lucien Fradin opère plusieurs déplacements par rapport aux codes des récits pornographiques traditionnels. Il s’autorise à créer des personnages allégoriques inspirés des caractéristiques physiques des hommes qu’il rencontre, Bite Parfaite, l’Ourson, Le Bouc, la Bête, Armoire à Glace ou encore Lunettes. Le choix des noms nous rappelle que, dans un sauna gay, le regard réduit les individus à leurs attributs corporels. L’allégorie permet de déjouer cet automatisme, car elle l’accentue davantage, et le rend plus visible encore à la conscience du lecteur. Elle confère également à des individus anonymes la dignité des personnages des contes ou des mythes, souvent désignés sur le mode allégorique. Le mélange des genres littéraires s’observe également dans l’ajout de courts poèmes à la fin des scènes de sexe ou dans les moments de tension érotique. Les poèmes se présentent la plupart du temps comme un prolongement de l’imaginaire sexuel de l’auteur, lui permettant de consommer le désir inachevé par procuration. À certains endroits du texte, ce procédé le conduit à formuler de nouvelles aspirations érotiques, modelées par les attentes et les imaginaires queer. Ainsi, à la fin d’un passage où il compare les identités gays et lesbiennes, Lucien Fradin imagine un trio sexuel où deux gouines dominent un pédé, qui, se faisant, se libère de ses préjugés sexistes : « C’est un film/ Dans une salle de bains. / Deux gouines debout sur les bords d’une baignoire/ Pissent sur un pédé qui en demande encore/ Parce que c’est la première fois grâce à ses copines-là/ Qu’il arrive à formuler à haute voix/ “Ce qui me plairait c’est qu’on me filme/ Pendant que je me fais pisser dessus.” » Le texte ne reste donc pas dans une relation « premier degré » avec son sujet. Au contraire, Lucien Fradin se donne la possibilité de commenter le sexe en action, en introduisant de nouvelles notions comme le consentement, ou en renversant des stéréotypes de la pornographie : « Avec mon petit sexe, j’essaie de réparer les autres, ceux qui ont envie de se faire pénétrer mais qui, comme moi, ont peur ou ont mal. J’y vais tout doucement, vérifiant très régulièrement si tout est toujours ok, si l’acte est toujours consenti et si ça ne fait pas mal. Et puis je cherche cette position où mon gland vient toucher la prostate, jouer avec. Ce n’est pas la position la plus agréable pour mon sexe, mais c’est le jeu, c’est celui qui est pénétré qui est prioritaire, point ».
Un rêve de tendresse
Midi-Minuit Sauna est également le regard d’un ancien employé sur son lieu de travail, car Lucien Fradin a travaillé pendant un an dans un sauna gay lillois. Il était seul à servir les clients derrière le comptoir et à nettoyer les restes de leurs ébats. Il raconte les conditions de travail difficiles, le SMIC, la flexibilité des horaires, les capotes à ramasser dans les recoins sombres, les propositions déplacées des clients et la crainte des agressions à la sortie du sauna. Il révèle la solitude d’un métier où l’on ne voit pas ses collègues, où l’on ne peut pas partager ses mauvaises expériences et se souder dans une forme de syndicalisme. De façon ponctuelle, il restitue des bribes d’échanges dans lesquels transparait une atmosphère politique marquée à droite, voire à l’extrême-droite, comme cette conversation qu’il surprend lors des élections présidentielles de 2012 : « Marine, en fait, elle est super sympa. Elle est venue à une soirée gay, on a bu du champagne, on a dansé et tout. / Ah ben tu sais, le couple avec un mec soumis au collier rouge et l’autre qui domine, ben celui qui domine c’est un maire Front National. » Le sauna gay attire principalement des quadragénaires blancs, cisgenres, plutôt installés dans leur vie. Il est un reflet de la société ainsi que le constate l’auteur avec amertume : « C’est en travaillant dans cet espace non mixte gay que j’ai fait le triste constat que les gays n’étaient pas des hommes meilleurs que les autres. Ça m’a rendu maussade, j’avais l’impression qu’être gay faisait automatiquement de moi quelqu’un de moins sexiste, ou de moins raciste, minorité oblige, mais les mecs ici passaient leur temps à me prouver le contraire ». Face à ce constat, l’écriture est l’occasion pour Lucien Fradin de formuler un rêve auquel le douzième chapitre, « Minuit », est consacré. À minuit, à l’heure élue des métamorphoses, il imagine une orgie festive et harmonieuse dans laquelle les différents personnages du livre s’assemblent et se complètent malgré leurs différences. Le topos de la scène orgiaque est ainsi détourné sous la forme d’une vision utopique, permettant de transformer le sauna gay en un lieu où les hommes « partage[nt] à plusieurs toute la tendresse du monde ».
Avec ce premier roman écrit dans un style simple et direct, Lucien Fradin pose ainsi le premier jalon d’un parcours littéraire au cœur des sexualités queers.
Avec ce premier roman écrit dans un style simple et direct, Lucien Fradin pose ainsi le premier jalon d’un parcours littéraire au cœur des sexualités queers. Dans ce texte à la fois récit de témoignage et pièce de théâtre, Lucien Fradin parvient à formuler un discours sur le réel tout en proposant un horizon de transformation. Il ne se contente pas de faire exister des sexualités peu, voire pas représentées. Il interroge les pratiques queers déjà existantes et propose de nouveaux modèles érotiques. Une affaire à suivre !
- Midi-Minuit Sauna, Lucien Fradin, “Prismes”, La Musardine, 2024.
- Crédit photo : © Charlotte-Yonga
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