Louise, c’est le nom de la première création de la compagnie Le Bruit de l’herbe qui pousse. Elise Ducrot, Judith Guillonneau et Marie Julie Peters-Desteract, en alternance avec Luis Alberto Rodríguez, y déploient la magie du théâtre au noir dans une forme spectaculaire chimérique alliant la marionnette aux arts textiles et au théâtre d’objet. Une entreprise culottée qui donne à (re)penser le principe même de la création, la figure de l’artiste, et l’objet d’art.
Il en faut de l’audace pour entrer dans le milieu de la marionnette avec un spectacle sans histoire, sans narration, sans paroles. Cette première création repose sur des partis pris risqués. Louise est une marionnette sans corps. C’est un masque manipulé à la main qui surgit dans un rayon de lumière à l’avant-scène. L’apparition de deux avant-bras aux ongles délicatement vernis suffit à nous faire imaginer son buste et tout le reste de son être. Louise prend vie dans des jeux de clair-obscur qui nécessitent une importante précision d’éclairage. La représentation a pour principe moteur l’illusion du théâtre au noir : un procédé marionnettique qui flirte avec la magie nouvelle, dans lequel le plateau n’est que partiellement éclairé, laissant complétement invisible les actrices vêtues de combinaisons noires. Elles profitent des quelques espaces de lumière pour faire émerger des objets ou des parties de leur corps semblant sortir du néant. À cette chorégraphie s’adjoint une magnifique création sonore du bruiteur Jean-Christophe Quinsac qui offre une voix à la marionnette et guide notre voix intérieure, en orientant notre interprétation des mouvements de Louise. Sous nos yeux s’enchaînent une succession d’images et d’actions pas forcément logiques, par lesquelles on se laisse porter dans l’univers de Louise.
Assise sur une chaise cannée démodée, elle a le tricot pour activité principale On la découvre endormie sous une longue frise de laine cousue, qu’elle a dû passer des heures à filer, telle Pénélope tissant inlassablement son linceul. Seule, du haut de son grand âge, le personnage tire des fils et remonte l’histoire de sa vie. En quelques gestes, elle traverse des souvenirs, déroule des paysages, invente des images, dans une étonnante symbiose entre ses mouvements et les bruitages contrôlés par les comédiennes au plateau. Le spectateur est convoqué à éprouver cette synesthésie de sensations en assistant à un spectacle organique, une mise en scène de matière textile qui s’anime.
Le spectateur est convoqué à éprouver cette synesthésie de sensations en assistant à un spectacle organique, une mise en scène de matière textile qui s’anime.
Poupées russes
Par un effet de mise en abyme, les comédiennes font vivre une marionnette qui elle-même produit une œuvre. Louise s’apparente à une artiste textile, une tricoteuse qui nous fait découvrir son installation de tissu. Dans un décor surchargé d’objets, débordant de matières et de couleurs, comme dans une œuvre de Sheyla Hicks, une sculpture de fils prend vie petit à petit. Par terre, gisent des pommes en plastiques, des seaux, du matériel de couture, de la corde, une penderie, des cintres, des manches à balais… Le tout est éclairé partiellement par des luminaires fixes ou mobiles qui nous font découvrir cet univers foutraque par fragments visuels, créant une petite dramaturgie d’objets immobiles. Cette accumulation de vétilles, qui forment l’atelier de l’artiste, se transforme minutieusement en œuvre monumentale pour clore la pièce sur un tableau constituant l’apogée du travail de Louise.
La compagnie nous plonge ainsi au cœur du processus de création d’une artiste. Louise s’apparente effectivement à Judith Scott, figure majeure de l’art brut, qui embaumait et momifiait des objets du quotidien à travers des mètres de fil de coton ou de laine. De la même manière, on voit Louise tenter d’encoconner dans du textile des pommes bientôt en putréfaction, ou s’adonner à des rituels funéraires en ouvrant ces fruits, en retirant leur noyau pour le remplacer par du coton, et finir par les raccommoder. En quelque sorte, les pommes sont les marionnettes de la marionnette, puisqu’elles sont doublement manipulées, par les comédiennes et par le personnage. Sans un mot, la compagnie nous invite à nous questionner sur les lieux d’émergence de l’art : où est l’œuvre ?
Sans un mot, la compagnie nous invite à nous questionner sur les lieux d’émergence de l’art : où est l’œuvre ?
Pour porter ce sujet à réflexion, Le Bruit de l’herbe qui pousse, en plus de s’inspirer de ce que les arts plastiques ont nommé « les arts textiles », prend comme matériau de travail des références aux artistes d’« art brut ». L’appellation vient de Jean Dubuffet et désigne une collection d’œuvres réalisées par des artistes que la société a vite fait de considérer comme « fous ». Il s’agit des personnes reléguées à la marge, souvent exemptes de culture, de savoir-faire, de techniques artistiques. Elles travaillent sur des œuvres que le collectionneur envisage a posteriori comme de l’art.
Dé-normaliser les corps
Un ensemble de subtiles allusions s’intègre petit à petit à la représentation pour évoquer les handicaps du personnage principal. Louise n’a pas l’air d’avoir toute sa tête, ou plutôt, elle a de multiples têtes. Elle dévoile plusieurs bras et plusieurs visages, qui apparaissent simultanément et s’évaporent au-dessus d’elle, dans un rapport distordu aux proportions perturbant les liens entre corps et visages. À travers une table de salon sommairement éclairée, Louise voit, par transparence, ses membres se dédoubler pour réaliser des actes qu’elle ne fait pas. Ses visions multiplient le nombre de personnages dans la fiction, la forme passe du seul en scène au monologue intérieur polyphonique. On entend indistinctement des chuchotements qui lui disent, « si les fils sont bien serrés il n’y aura plus de séparation possible », de discrètes citations extraites de la bande-dessinée Enferme-moi si tu peux, (Anne-Caroline Pandolfo, Terkel Risbjerg, Casterman, 2019), qui conte les biographies de 6 artistes d’arts brut. La composition sonore, avec sa multiplicité de crissements, de vrombissements, de cliquetis, de frottements, de froissements et de grincements ajoute encore à l’étrangeté des scènes, surajoute à la sensation de folie, contribue à la perte des sens. Louise a des super pouvoirs.
À travers cette schizophrénie implicite on pense à Aloïse Corbaz dont les imposants dessins à la craie grasse, la mine de plomb, aux crayons de couleurs ou aux feutres, sont imprégnés de ses dédoublements de personnalité. Dans sa folie, Louise dialogue avec des fruits, entreprend de les dompter et leur invente une vie. Sans doute, les marionnettistes se sont inspirées des visions de Séraphine de Senlis qui peignait d’extraordinaires natures mortes. Autant de travaux, réalisés par des grandes femmes de l’histoire de l’art, qui nous font réfléchir à l’acceptation de soi, de son corps, de son handicap, puisque l’art brut a cette caractéristique de ne pas détacher la vie intime de l’œuvre de ses artistes.
Sans doute, les marionnettistes se sont inspirées des visions de Séraphine de Senlis qui peignait d’extraordinaires natures mortes.
Les marionnettistes poétisent les activités parfois triviales d’une personne âgée, proposant une ode au corps vieillissant, qui va jusqu’au développement d’une scène elliptique de masturbation féminine, image si rare au théâtre. Le spectacle est investi d’une mission d’ouverture du champ de l’art à l’acceptation de tous les corps. Fidèles à l’autre logique cérébrale que propose l’art brut, les comédiennes trouvent des systèmes alternatifs de représentation. C’est pour retranscrire un imaginaire impertinent que la compagnie s’éloigne de la logique cartésienne de la narration et de son logocentrisme afin de proposer une succession de scènes convoquant d’abord les tripes.
Quel est le point commun entre des marionnettistes, des œuvres d’art textile et des artistes d’art brut ? Est sans doute là le génie du spectacle : avoir su condenser un ensemble de formes d’arts minorisées dans une esthétique cohérente. Le crochet, trop longtemps cantonné à un passe-temps de grand-mère, prend ses lettres de noblesse. Par la figure de Judith Scott il est associé à un art qui commence aux marges des institutions, dans les alcôves. Ceci fait écho à l’histoire de la marionnette contemporaine, qui se débarrasse des vieux poncifs populaires du guignol pour de nouvelles poétiques. La démarche prend sens dans un objectif de revalorisation des figures féminines de l’histoire de l’art, qui s’ancre dans la continuité du travail cinématographique de Liliane de Kermadec (Aloïse, 1975, 115 minutes) et Martin Provost (Séraphine, 2008, 125 minutes). En toute simplicité, Louise transparaît comme un processus d’« empouvoirement » mettant sublimement sur le devant de la scène des pratiques artistiques trop longtemps déconsidérées. Force est de constater que l’art de Pénélope n’a pas besoin d’attendre Ulysse pour briller.
Baptiste Dancoisne
Louise se jouera :
- A l’automne 2021 au Off-Bühne Komplex à Chemnitz, en Allemagne.
- Le vendredi 26 mars 2021, à 10h00, 15h00 et 20h00, à Scènes de territoire, Bressuire, France.