Louise Chenneviere

Louise Chennevière : « Il y a une injonction à choisir si vous voulez être prise au sérieux »

Reso et Zone Critique ont reçu l’écrivaine Louise Chennevière en mars. Dans cet entretien, elle nous parle de son dernier livre Pour Britney, qui retrace le parcours et le rapport contrasté à la chanteuse star des années 2000 et à l’écrivaine Nelly Arcan.

ZONE CRITIQUE : Qu’est-ce que Britney Spears a représenté pour vous quand vous étiez enfant ?

Louise Chennevière : La genèse du livre vient du fait que j’ai ouvert par hasard un jour, à la gare, les mémoires de Britney Spears. Je me suis prise en pleine gueule ce qu’elle avait vécu : la tutelle de son père, le fait qu’elle ait travaillé pendant 13 ans sans gagner d’argent. J’ai essayé de réfléchir à elle de manière intime parce que pour moi, il ne s’agissait pas de la prendre comme sujet de livre ou de reproduire une énième œuvre sur elle ou même quelque chose qui la défendrait. Je me suis demandée : « pourquoi cette femme a été importante ? », parce qu’elle a vraiment été importante pour moi. C’est en ça que je voulais lui rendre hommage et honneur. Elle a été importante pour moi, parce que ça a été la seule femme dans ma vie que j’ai voulu être. Quand elle avait 20 ans, elle a été élu femme la plus puissante du monde : elle dansait, elle chantait, elle sourait, elle avait un amoureux… Il y a eu une sorte de moment de grâce au début des années 2000 où on se disait : « waouh c’est une jeune femme qui a le monde à ses pieds ». Elle est adorable, sur toutes les interviews ça se voit. Elle est comme une grande sœur. Mais on m’a vite fait comprendre qu’il ne fallait pas s’identifier à elle. Je me suis mise à lire plein de livres, à vouloir devenir écrivain. Dans ma construction, je me suis éloignée d’elle. Pendant toute mon adolescence, je n’ai écouté et lu que des hommes, dans un rejet énorme de ce Britney Spears m’avait apporté. 

Ce que j’explique dans le livre c’est que lorsque j’ai rencontré des artistes femmes, des autrices notamment, c’étaient toujours des femmes malheureuses ou représentées comme tel : suicidée, suicidaire, folle, au bord du délire… Toujours des destins auxquels on ne peut pas s’identifier. J’ai réalisé que Britney Spears a été le seul moment dans ma vie où on faisait coïncider une image de femme avec la puissance et la joie, et qu’on me l’avait retiré très tôt. 

ZONE CRITIQUE : Est-ce que vous pouvez nous expliquer ce qui vous a intéressé chez elle et ses mémoires ? Vous la redécouvrez, après vous en être désintéressée à l’adolescence ?

Louise Chennevière : Nous avons tous en tête ce moment où elle se rase la tête devant les caméras, où elle devient « folle » selon ce que racontent les médias. Aujourd’hui, en devenant une femme moi-même, je peux mettre des mots dessus comme « dépression postpartum ». Toutes ces choses de femme, elle les a vécus sur les yeux des objectifs des quarante paparazzis qui étaient en permanence chez elle. Ils étaient là quand elle sortait de chez elle avec son bébé dans les bras. Evidemment qu’elle est devenue « folle » dans ces conditions. J’ai d’abord ressenti pour elle du mépris, à l’adolescence, c’est devenu honteux d’aimer Britney Spears. Je ne disais pas que je l’avais écoutée, je me moquais d’elle avec tout le monde, et le monde entier se moquait d’elle. C’est cette cruauté-là dont j’ai pris conscience en lisant ses mémoires. Je me suis demandée comment j’avais pu à ce point-là l’abandonner, c’est la raison pour laquelle le livre s’appelle pour Britney. Il y avait vraiment un geste d’adresse à elle, pour lui dire « je m’excuse ». 

ZONE CRITIQUE : Pourquoi avoir eu envie d’écrire particulièrement sur la façon dont Britney Spears a été confisquée et surveillée, notamment dans les pages où tu décris son rythme de vie, alors qu’elle enchaîne les concerts sous tutelle de son père ?

Louise Chennevière : C’est une jeune femme qui a été ravie dès l’enfance : petite, elle chantait, elle dansait. Sauf qu’elle se trouve dans une famille de gens qui ont voulu en faire une star. Si ça n’avait pas été le cas, je suis persuadée qu’elle aurait quand même chanté et dansé, qu’elle aurait quand même été artiste. Elle s’est retrouvée dans une famille violente qui la fait travailler très dur avec rage et méchanceté. Et ce même de la part de ses parents, de sa mère comme de sa sœur. Ce qui m’a fascinée, c’est la manière dont elle est dépossédée de son corps et de son expérience lors de sa tutelle de 13 ans. Elle enchaîne les dates à Vegas tous les soirs, elle est médicamentée de force, son régime est surveillé, on la surveille quand elle s’habille le matin, quand elle se couche, son téléphone portable est surveillé, elle n’a pas le droit d’avoir d’enfant donc elle ne peut pas retirer son stérilet… C’est un régime d’exploitation d’une jeune femme que la Cour de Justice californienne a validé pendant 13 ans, en donnant en plus l’autorité au père, alors que Britney Spears, qui avait accepté de l’aide après avoir annoncé son mal être, avait refusé explicitement celle de son père. Se dire qu’aujourd’hui encore, la Cour d’un État comme la Californie peut donner la tutelle légale au père de cette jeune femme qui a un jour été la femme la plus puissante du monde, c’est aussi ce qui m’intéressait. Et comment le monde s’est acharné sur elle, comment il a détruit le moment de puissance de cette jeune femme pour l’empêcher de réussir. 

Ce qui m’intéressait, c’est de voir comment le monde s’est acharné sur elle, comment il a détruit le moment de puissance de cette jeune femme pour l’empêcher de réussir. 

ZONE CRITIQUE : Dans la description de cette tutelle, de cet acharnement contre Britney Spears, vous mêlez à sa trajectoire la figure de Nelly Arcan. Est-ce que vous pourriez nous dire qui est Nelly Arcan et pourquoi est-ce qu’elle apparaît dans ce texte qui s’appelle pour Britney ?  

Louise Chennevière : Nelly Arcan se suicide en 2009. Elle publie son livre au moment où Britney Spears sort son premier disque. C’est vraiment concomitant, ça dit quelque chose d’une époque. Lorsque Nelly Arcan publie son premier roman, je me souviens avoir posé la question à mon père « mais pourquoi aucune femme n’a jamais écrit un livre ? ». Désarçonné, il n’a pas su me répondre. Pourtant ce n’est pas vrai : Nelly Arcan publie Putain et Folle, qui sont pour moi de très grands livres de littérature, à tel point que je n’y ai pas trop cru quand je les ai ouverts. J’avais l’image d’un témoignage de prostituée, les éditeurs la vendait déjà comme un objet sexuel. C’était en réalité une réaction pernicieuse avec une forme de misogynie intériorisée puisque en disant « ça ne m’intéresse pas » je disais « une femme blonde avec des gros seins dans un corset ne peut pas avoir écrit un livre de grande littérature ». Quand j’ai ouvert son livre, au bout de deux pages, je me suis dit que ce n’était pas possible que ce soit aussi beau, qu’on ne m’en ait pas parlé, qu’elle ne soit pas reconnue comme une des plus grandes écrivaines de ce siècle. Elle est encore très lue au Québec, presque comme un classique.

ZONE CRITIQUE : Vous entremêlez à la fois votre propre prose et des fragments de textes de Folle et Putain, pour qu’on entende sa voix. Les textes de Nelly Arcan décortiquent les mécanismes d’aliénation du patriarcat, et leurs réceptions médiatiques témoignent aussi de la violence qu’elle a subie. Est-ce que vous pourriez revenir sur son texte La Honte que vous citez ?

Louise Chennevière : Je voulais faire entendre la puissance de sa langue et la puissance de ce qu’elle dévoile de la violence du patriarcat. Je n’avais jamais lu ça avant, c’est limpide, c’est évident, c’est brutal, c’est difficile à lire. Ça m’a étonné qu’on ait recouvert cette voix-là. Elle a eu un grand succès quand c’est sorti mais on trouve des séquences de l’émission avec Ardisson qui sont terribles à regarder. Nelly Arcan a été effectivement Escort girl pendant un moment et elle parle de cette expérience-là dans ses livres, elle dévoile les mécanismes qui détruisent son corps. Elle est très belle, mais dans le livre j’essaie de dire pourquoi moi je la trouve belle. Ce ne sont pas du tout pour les mêmes raisons que les journalistes sur le plateau masculin. Ce n’est pas sa poitrine refaite, c’est qu’il y a quelque chose en elle de sauvage, d’intelligent. C’était très difficile pour moi de parler de la beauté de Nelly Arcan et de Britney Spears parce ces jeunes femmes blondes, aux corps parfaits, ça fait écran à autre chose que ce qu’elles sont. 

Tous ces textes ont été reçus comme des textes parlant de la sexualité féminine ; or elle n’arrête pas de dire qu’elle ne parle pas de sexualité féminine, puisqu’il n’y en a pas. Lorsqu’elle parle d’une relation sexuelle tarifée dans laquelle elle performe selon le désir masculin sans reconnaître son propre désir, elle se retrouve face à cinq hommes sur un plateau télé qui lui disent « c’est bandant ». C’est vraiment désarmant parce qu’elle parle d’une violence qui ne devrait pas provoquer ce désir-là. 

Au début des années 2000, Ardisson ou les mêmes au Québec, la renvoie toujours à cette image-là. La Honte, c’est un texte sur la dernière émission, qui l’a fait basculer, car elle se suicide deux ans après. Dans cette émission-là, elle avait une robe décolletée. Le lendemain, dans la presse, tout le monde ne parlait que de ça. Elle est rentrée dans une sorte de psychose, dans un mécanisme de culpabilité, et où elle ne comprenait pas en quoi cette robe qu’elle avait choisie était trop décolletée. La parole de cette femme-là ne pouvat pas être reçue parce que c’était une jeune femme blonde.

ZONE CRITIQUE : Ça n’est pas possible d’être considérée comme une grande écrivaine du fait de la place que prend son corps dans le discours médiatique ?

Louise Chennevière : Je pense que c’est quelque chose que beaucoup de jeunes femmes ont pu expérimenter : le sentiment de devoir se couper de son corps pour exister autrement, intellectuellement ou pour être prise au sérieux. Dans mon expérience intime, c’est vraiment ce qui s’est passé. À un moment je me suis dit « je veux être prise au sérieux, je veux qu’on m’écoute, je veux qu’on entende ce que j’ai à dire ». Je me suis coupée de plein de choses qui suscitaient en moi de la joie comme lorsque, petite, je me déguisais en Britney Spears et que je dansais. Je ne vois pas en quoi ça aurait été antinomique avec le fait de vouloir écrire, mais il y a une sorte d’injonction à choisir.

ZONE CRITIQUE : Dans un passage, vous citez Nelly Arcan : « et quelque chose en moi n’a jamais été là, et c’est peut-être à cause de ce quelque chose manquant qu’elle a pu s’allonger sur ce lit comme tant de femmes avant elle, en parvenant si bien à faire comme si elle n’y était pas ». Est-ce que vous pourriez revenir sur ce quelque chose manquant ?

Louise Chennevière : C’est la question de la dissociation que beaucoup de femmes expérimentent, une capacité à s’absenter de soi-même, à ne pas être là, à jouer une comédie du genre qu’on a appris à jouer. Nelly Arcan joue très bien en tant que prostituée, mais elle montre cruellement la manière dont il s’agit d’une simple performance. Avec sidération, elle se pose toujours la question de comment ils peuvent croire à cette comédie-là. Il y a beaucoup de situations qui nous apprennent, en tant que petite fille ou jeune femme, à nous absenter, à ne pas être présente. C’est un espèce de ravissement, évoqué par le concept de Marguerite Duras, une manière d’être là sans vraiment l’être. Il y a une citation d’Annie Ernaux que j’avais mise dans mon premier livre « je flotte, cette sensation de n’être pas vraiment-là » qui use d’un mot courant entre filles pour se désigner : je flotte. Cette expression illustre le fait qu’on n’est pas vraiment dans le réel, qu’on est toujours d’abord une image, à travers les miroirs par exemple. On est toujours prise dans la dépossession de sa propre expérience.

Je voulais faire entendre la puissance de la langue [de Nelly Arcan] et la puissance de ce qu’elle dévoile de la violence du patriarcat.

ZONE CRITIQUE : Nelly Arcan est sans cesse renvoyée à une image stéréotypée de la femme. Elle fait une séance de photographie pour un site qui s’appelle Bird, et vous la mettez en relation avec une couverture que Britney Spears fait du magazine Rolling Stones. Dans les deux cas, la femme est complètement infantilisée et instrumentalisée par le désir masculin.

Louise Chennevière : La question de l’enfance est effectivement au cœur du texte. C’est aussi comment on ravit l’enfance : je dis que Britney Spears pose sur la couverture des Rolling Stones en culotte où David La Chapelle l’ultrasexualise. Il met un télétubbies à côté d’elle, mais comment même ça a pu devenir un signe sexuel ? C’est là toute la perversité de la figure de la Lolita, à laquelle on nous a identifiées en tant que petites filles. 

Cette figure a été évidemment très mal comprise, Nabokov l’a dit de nombreuses fois, le seul coupable dans cette histoire c’est Humbert. Lolita est une enfant agressée et non pas une petite provocatrice comme dans le film de Kubrick. Mais cette version est reprise dans la pop culture, ce qui nous amène à chanter « moi Lolita ». Il s’agit quand même d’une chanson que je chante à 8 ans et qui dit « ce n’est pas de ma faute si tout le monde se jette sur moi ». 

Ce qu’on impose à Britney Spears, à Nelly Arcan, mais en fait à toutes les jeunes filles, c’est d’être un objet sexuel mais de ne jamais devenir un sujet sexuel. On demande à ces femmes d’être des images. Chez Britney Spears c’est d’autant plus frappant que le moment où le monde entier s’acharne sur elle et veut la détruire, coïncide avec le moment où elle comprend qu’on a fait d’elle un objet sexuel et qu’elle décide d’en jouer. 

Britney Spears a 20 ans, un âge où une jeune femme peut avoir le désir de danser dans des clubs de manière sexy. Cependant, c’est au moment où elle décide de reprendre en main son image et d’affirmer sa sexualité que tout le monde se dit que ça ne va pas. On le voit dans ses paroles où elle affirme « all you people look at me the cam little girl » (= vous me regardez tous comme si je suis une petite fille) et « mais est-ce que vous ne pensez pas qu’il est temps pour moi de sauter dans le monde ». Elle s’affirme comme sujet, tout comme Nelly Arcan, qui de cette expérience de femme désirée et sexualisée, fait deux romans hyper radicaux. Elle décide de tirer une puissance de cette expérience-là et de dire une vérité, de la même manière que Britney. Elle était sexualisée, elle a été sexy, et l’Amérique ne l’a pas supporté. Elle est devenue objet de scandale. C’est cette manière dont on fait comprendre très tôt aux petites filles qu’il faut « croiser les jambes » sans jamais leur dire pourquoi, à faire attention. 

ZONE CRITIQUE : Qu’est-ce que c’est, l’expérience d’une jeune fille ?

Louise Chennevière : Je me souviens d’une expérience qui s’est avérée commune : quand on commence à comprendre qu’il y a un problème avec notre corps. Que c’est dangereux ou sale, on ne sait pas, mais il faut se cacher, il y a une sorte de tabou. Comme si tout le monde avait accepté que c’était comme ça. On invite les petites filles à se renfermer, à perdre une puissance. Mon père me disait de ne pas danser de telle manière, alors que, qu’est-ce que ça pouvait faire qu’à l’âge de 8 ans, je sois en train de me rouler par terre comme Britney ? À cette époque-là, il n’y avait rien de sexuel pour moi, c’était une expérience de mon corps, c’était une manière de jouer. Je me souviens des parents qui me mettaient en garde sur ce que je ne pouvais pas faire, ce qui n’allait pas dans ce que je faisais, qui me disaient que je ne pouvais pas regarder les clips de Britney. On confisque très tôt l’enfance aux petites filles, on nous prend une forme d’innocence qui nous oblige à faire attention, même si on ne sait pas à quoi.

Ce qu’on impose à toutes les jeunes filles, c’est d’être des images.

Le livre parle aussi du fait que la figure totalitaire de la jeune fille est la figure centrale du capitalisme. Toutes les femmes dépensent de l’argent pour être, devenir, ou rester une jeune fille. C’est aussi pour ça que les hommes dépensent de l’argent, pour avoir des jeunes filles. Tout cela m’a amenée à me dire qu’être une jeune fille c’est l’enfer ; pour moi, je l’associe à un moment de dépossession extrême de mon corps et de fragilité. Quand je dis que je vieillis, on me dit que je suis encore jeune. Nelly Arcan dit que dans ce monde, chaque jour est un jour de trop dans le monde de la jeunesse. Il y a une sorte d’hypocrisie à dire qu’on est jeune longtemps, j’ai 31 ans et j’ai un sentiment de libération à mesure que je m’éloigne de cette figure de la jeune fille. Quand on comprend ça, il n’y a plus de raison d’avoir peur de vieillir. On ne peut pas avoir envie d’être jeune fille car en avoir envie, c’est avoir envie de sa propre prison. C’est un peu ce que j’ai découvert avec ce livre.

ZONE CRITIQUE : Nelly Arcan va jusqu’au bout de cette radicalité du geste en devenant prostituée en s’aliénant au regard masculin. Elle trouve une puissance à décortiquer ces mécanismes de domination.

Louise Chennevière : Ce qui est terrible avec Nelly Arcan c’est qu’elle se retrouve complètement aliénée en faisant de la chirurgie esthétique. Elle est prise dans une sorte de schizophrénie où à la fois elle fait cette chirurgie, et en même temps elle comprend la violence qu’il y a à faire ça, et sa vanité car ça ne la sauvera jamais de rien. C’est aussi pour cette raison qu’elle m’a aidée à penser Britney Spears : elle est dans cette hyper féminité et cette hyper sexualisation, mais derrière, on comprend mieux tous les rouages de la violence. Elle ne pouvait pas y survivre, elle était piégée, c’était trop. Quand elle se fait refaire les seins, Nelly Arcan se soumet elle-même à un regard qui la tue. 

ZONE CRITIQUE : Cette question est aussi posée dans Folle, où elle est en relation avec un homme accro à la pornographie. Elle essaie alors de ressembler à ce modèle de perfection complètement glaciale de l’actrice pornographique. Il y a des scènes qui manifestent la souffrance absolue de Nelly Arcan de ne pas pouvoir ressembler à cet idéal, et c’est insoutenable. 

Louise Chennevière : Cela montre aussi le pathétique total de cet homme. Je ne sais pas ce que c’est de lire ce livre en tant qu’homme hétérosexuel, mais il y a quelque chose qui va très loin dans la description de la violence. Elle dit qu’il regarde de la pornographie alors que ces filles qu’il désire sont peut-être mortes la veille, c’est un désir morbide et mortifère. 

ZONE CRITIQUE : Vous avez une écriture très puissante. Vous bousculez la syntaxe de vos phrases par l’emploi de virgules, créant un désordre, un trouble dans la phrase. Vous avez eu cette phrase en entretien avec le média Collatéral : « Les virgules, les points, c’est comme une partition qui traduit la manière dont je parle ». À quelle logique ou nécessité obéit cette organisation syntaxique ? 

Louise Chennevière : C’est la logique subjective qui est le propre du travail artistique. Ça m’a étonnée lorsqu’un journaliste du Masque et La Plume m’a dit que mes virgules n’étaient pas au bon endroit. Je lui ai demandé s’il avait déjà lu de la littérature contemporaine parce que même Duras fait ça. Les auteurs que j’aime sont des auteurs qui ont une langue, une voix. La grammaire n’a aucun intérêt, si ce n’est celui d’être subvertie. Pour moi, l’idée de la littérature, c’est de dire et montrer des choses que d’habitude on cache. On sait que la langue est une construction sociopolitique et historique. En tant qu’individu, si je veux pouvoir dire quelque chose de différent, je suis obligée de m’approprier ça. C’est vrai que c’est une partition, parce que je pense que mes textes sont des textes oraux, mais pas au sens où j’essaierai de reproduire une forme d’oralité. Mon oralité n’est pas du tout du réalisme. Je n’essaie pas de reproduire la manière dont on parle dans la rue, mais de retrouver le rythme dont les mots me viennent dans ma tête.

ZONE CRITIQUE : Dans un autre passage, vous définissez la littérature comme « une tentative de restituer la confusion mentale, dans laquelle se déroulent nos existences quand pèse sur elles le poids de l’aliénation ». Pourquoi la littérature est un médium qui nous permet de restituer le monologue intérieur, cette intensité de la confusion mentale ?

Louise Chennevière : C’est un endroit de liberté de la langue, c’est justement le vrai réalisme. Entre ce qu’on dit dans nos vies quotidiennes et ce qui se passe dans nos têtes, il y a un écart incommensurable. Pour moi, c’est l’endroit politique de la littérature : faire exploser tous les tabous par la langue. Toutes ces choses qui ne sont pas dites sont quand même dites. Quand j’étais petite, j’adorais regarder les gens et me demander ce qui se passait dans leur tête, dans le métro, on ne sait jamais. C’est ça qui est fascinant. Rentrer dans cet illogisme, dans ce qui se passe à l’intérieur, c’est aussi faire sortir dans le texte la logique du corps, la subjectivité de la mémoire. Je ne peux pas lire des romans traditionnels tels qu’ils s’écrivent aujourd’hui, où on me raconte une histoire linéaire, puisque je n’y crois pas. Ça n’est pas comme ça que se déroulent les événements, nos souvenirs ne sont pas linéaires. Quand je lis des romans narratifs je perçois toujours la construction, parce que dans le réel ça n’est pas comme ça que ça se passe. Dans le réel, la mémoire, les souvenirs, tout est tout le temps bouleversé, changeant.

J’ai l’impression que les gens sont mieux capables d’entendre si on leur dit qu’on va juste parler d’un vécu, avec sincérité. J’ai espoir que cette parole-là puisse être plus reçue que les discours politiques. 

ZONE CRITIQUE : Il y a un aspect malheureusement un peu prophétique des discours. On a beau écouter les paroles des chansons de Britney Spears, on a beau voir son envie d’y mettre de la clarté ou du pouvoir, comment en grandissant, échapper à ces scripts-là ?

Louise Chennevière : Je crois que c’est très long. C’est pour ça que je suis très en colère, quand aujourd’hui j’entends dire que ça y est, c’est bon, #Metoo ça fait 5 ans et qu’il faut passer à autre chose. On parle vraiment de siècles d’injonctions contradictoires qui se sont ancrées dans les corps. On ne se débarrasse jamais vraiment de ça, mais en même temps, c’est magnifique de vieillir et de grandir, de connaître ce perpétuel changement. Ce travail de déconstruction n’est jamais fini puisque j’ai attendu d’avoir 30 ans pour renouer avec Britney Spears. Les choses nous surprennent. D’être reçue sur France Inter avec du Britney à fond, il y a un an encore, je n’aurais même pas accepté ça de moi-même, parce que j’avais encore ce mépris-là. J’ai beaucoup d’espoir en dépit du délire dans lequel on vit. Il y a toute cette horreur mais il y a quand même la vie qui est là, qui recommence toujours. J’ai du mal à être désespérée parce qu’en tant que personne ayant grandie, en tant que femme ou en tant que personnes racisée, je réalise que nous n’en sommes qu’au tout début. Je vois ma grand-mère, son existence me paraît longue, il y a un travail à recommencer tout le temps, il faut toujours avancer, et c’est ce qui fait la richesse du processus, il faut être bouleversé. Nelly Arcan a tout changé pour moi, et puis demain il y aura autre chose qui changera tout.

ZONE CRITIQUE : Votre écriture est effectivement très surprenante, très originale, c’est comme si vous nous teniez éveillés au fil de la lecture, par de petits éveils. Cette expérience de lucidité semble aussi libératrice pour vous.

Louise Chennevière : Ce texte m’a complètement libérée, je ne suis plus du tout la même. Je l’ai écrit en 3 semaines. Il y a quelque chose qui s’est passé dans mon rapport au temps, comme si en retrouvant Britney Spears j’avais retrouvé mon enfance. Je me suis dit qu’on m’avait enlevé tout ça, qu’on enlève ça aux petites filles. D’un coup je me retrouvais à regarder des clips de Britney en boucle sous les yeux éberlués de mes amis qui ne comprenaient pas. J’ai renoué avec une part de moi-même qu’on m’avait confisquée. Ça m’a permis de m’assumer. Avec Britney Spears, je ressentais une forme de sororité quand j’étais petite, et c’est ce que je re-ressens avec elle aujourd’hui, et avec Nelly Arcan. Il y a cette force aussi de se dire que dans les médias, je n’ai pas été traitée pareil qu’elles car les choses changent. Je fais ça aussi pour leur donner ça, pour parler d’elles. J’ai renoué avec une forme de joie. Nelly Arcan a été très lucide, mais je trouve qu’elle n’a pas réussi à passer le pas d’après, celui de tourner tout ça en dérision, et qui moi m’a libérée de toute cette violence patriarcale. Les regards posés sur les corps sont parfois violents, mais c’est aussi hyper ridicule, parce que c’est seulement un morceau de chair. Arriver à en rire et à le dédramatiser pour soi-même, le mettre à distance, moi ça m’a aidé.

ZONE CRITIQUE : Est-ce qu’il y a quelque chose de l’ordre de la réparation quand vous dites que vous l’avez fait pour elles ? 

Louise Chennevière : Ça m’émeut à chaque fois, mais oui. Je sais qu’ils ont réimprimé les textes de Nelly Arcan par exemple, il y a quelque chose qui s’est passé, qui relève d’un collectif. Ça a été fort de me dire que ce qu’elles ont vécu, je le comprends, et de m’opposer aussi à une forme de mépris de beaucoup de gens dans le monde littéraire. J’ai entendu des hommes dire qu’ils n’avaient jamais aimé Britney, et moi de me dire que j’ai fait exister Britney sur une couverture P.O.L, que je l’ai remise à sa place d’artiste. Ça a été quelqu’un d’important pour tellement d’enfants : de petites filles mais aussi de garçons de la communauté gay.  Ça m’a prouvé à moi-même les effets que pouvait avoir la littérature. J’ai eu beaucoup de retours d’hommes bouleversés après la lecture de mon livre. La littérature permet de dire des choses que le discours politique ne permet pas, puisque c’est un discours qui clive, qui braque, qui crée de l’opposition. J’ai l’impression que les gens sont mieux capables d’entendre si on leur dit qu’on va juste parler d’un vécu, dans une forme de sincérité, de dénuement, qui fait que j’ai espoir que cette parole-là puisse être reçue plus que les discours politiques. 

  • Pour Britney, Louise Chennevière, Éditions P.O.L., août 2024.

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