Lost in the night : Le trouble de la réalité

Recalé de la compétition officielle pour atterrir dans la section Cannes Première (lire entre les lignes : nous tenons à présenter ce film mais ne souhaitons pas le voir gagner un prix), Lost in the night marque un tournant dans la carrière d’Amat Escalante. Ce fils spirituel de Michael Haneke semble emmener son cinéma vers une ambiguïté proche de l’œuvre de David Lynch.

Lost in the night aurait pu être nommé comme le précédent long-métrage de son auteur, La Région Sauvage, tant il se déploie, dans ces 120 minutes, un microcosme aussi complexe et violent que paradoxal. Nous y suivons Emiliano, un jeune travailleur dont le destin semble tout tracé : une copine vouée à devenir son épouse, un dur labeur sous une chaleur caniculaire, et une maison toute simple depuis laquelle on peut admirer le coucher du soleil. Mais, dans sa région, des entrepreneurs (invisibles) veulent exploiter la mine, attisant la colère des habitants. La mère d’Emiliano, fermement opposée au projet, est arrêtée par une police corrompue et, dans la nuit noire, elle disparaît sans laisser de traces. C’est là que le film démarre, quand le jeune homme, enquêtant sur cette mystérieuse disparation, tombe sur une étrange bâtisse, une maison luxueuse qui appartient à un artiste de renom et à sa femme chanteuse de pop. Au milieu de la friche et de la pauvreté, ce terrain, étroitement surveillé par des policiers pourris, fait figure de pied de nez aux conditions précaires des habitants. Emiliano va se mettre à leur service, et c’est là que tout va basculer et que la réalité va être bouleversée.

 

Dans le cinéma d’Escalante, la mort est toujours enrobée d’une certaine beauté plastique.

Auto-identification 

Cette maison fait autant figure d’anomalie dans la région que dans le cinéma d’Amat Escalante. Ce dernier avait habitué le spectateur à des films profondément ancrés dans la réalité, extrêmement violents et parfois moralement discutables. Ici, le souci de vraisemblance est complètement perturbé par l’apparition de personnages atypiques : du père artiste affublé d’une iroquoise, à la mère autant décomplexée lorsqu’elle fait son yoga au soleil que totalement névrosée, en passant par l’adolescente, star des réseaux sociaux, dont le quotidien est rythmé par les disputes de ses parents au bord de l’implosion et qui se résolvent le plus souvent par de tumultueuses séances de sexe impudique. Pourtant, leurs sujets de préoccupations coïncident avec les interrogations d’Escalante et notamment son intérêt tout particulier pour la mort.

Rigoberto, le père, veut notamment créer une œuvre d’art à partir de la disparition de la mère d’Emiliano, tandis que la fille, Monica, met en scène de fausses tentatives de suicides pour distraire ses abonnés. La plus belle scène du film, presque détachée de l’intrigue, montre un groupe de jeunes de la région qui montent dans une voiture en route pour un règlement de compte. Cette traversée du désert en voiture, AK-47 à la main, et dont nous ne verrons jamais l’issue meurtrière, témoigne du trouble qui entoure le cinéma d’Escalante : la mort y est toujours enrobée d’une certaine beauté plastique. De ce fait, le personnage de Rigoberto, aussi dépourvu d’humanité qu’il puisse paraître, ressemble étrangement à l’artiste Amat Escalante, sa position de nanti qui dénonce les violences de son pays du haut de son statut de réalisateur. Une curieuse auto-critique, qui témoigne de l’intelligence, mais aussi de la fragilité du metteur en scène alors confronté à ses propres œuvres.

Vers l’abstraction du réel

Cependant, Lost in the night apparaît comme le produit de deux films distincts que le réalisateur a du mal à faire cohabiter. Le long-métrage raconte d’une part l’enquête d’Emiliano, d’autre part, il prend la forme d’un teen movie désabusé qui implique le personnage principal, sa petite amie, et Monica. Les deux faces de cette même pièce sont intrigantes, parfois même envoûtantes, mais elles se révèlent finalement frustrantes. L’une comme l’autre peine à se déployer dans le temps restreint du long-métrage (qui aurait peut-être gagné à durer une demi heure de plus), et le passage constant de l’une à l’autre vient casser le rythme du film. Peut-être que Lost in the night est un film de transition pour Escalante, tiraillé par le cinéma social et cruel de ses débuts, encore frileux à l’idée d’évoluer vers des œuvres plus solaires, où l’on se contente de regarder des jeunes batifoler, s’ennuyer, et parfois se suicider. 

La fin du film, surprenante quoiqu’un peu hors de propos, montre peut-être cette acceptation d’un cinéma tourné vers la jeunesse. L’espoir se dégage d’un ultime baiser et balaye complètement le réalisme que le réalisateur a longtemps recherché, faisant ainsi la part belle à la fiction. Peut-être que c’est en se tournant vers l’invraisemblable et la rupture qu’émerge une forme de vérité. Ce postulat peut rappeler le dernier film d’Alain Guiraudie, Viens je t’emmène, qui, en employant les codes de la comédie dramatique (dans le cas présent loufoque), parvenait à toucher du doigt l’angoisse post-attentat. Cette idée n’est pas une vérité absolue, mais peut-être simplement une manière anti-naturaliste d’approcher le réel, et de faire éprouver au spectateur une émotion tout à fait tangible par l’artificialité du cinéma. Beau is afraid, sorti en début d’année, tentait de représenter, par le biais d’une histoire totalement fantasque et surnaturelle, les angoisses existentielles qui parcourent nos vies, tandis que Lars Von Trier avec Melancolia, donnait corps à la dépression à travers la forme arrondie d’une planète. Ces deux films, qui, en apparence, n’ont rien à voir avec Lost in the night, dénaturent eux aussi le réel pour approcher une forme de vérité. Amat Escalante, qui a débuté sa carrière avec des films brutaux et collés au réel, fait évoluer son œuvre vers cette forme d’abstraction on ne peut plus concrète et, par la même occasion, son regard sur le Mexique n’aura jamais paru aussi sensible.  

Lost in the night, réalisé par Amat Escalante avec Juan Daniel Garcia Treviño, Ester Expósito, Bárbara Mori. En salles le 4 octobre.




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