Phillipe Jaffeux nous offre un livre tournant, en 26 tours. Nous connaissions le disque vinyle 45 tours, 33 tours. ; ici nous rencontrons le livre 26 tours. Pourquoi 26 ? Auteur du chef-d’œuvre Alphabet, Philippe Jaffeux n’a probablement pas choisi ce tour de disque pour son “folioscope” par « hasart »… 26 lettres au compteur de notre alphabet, 26 tours pour faire tourner la Langue, la déconstruire : la reconstruire.
→ 26 Tours comme l’insertion de « la place d’un sens dans la mécanique d’un temps décalé »
→ 26 Tours comme la cinétique d’un Langage, « la langue d’une tension (qui) habite un dépassement de votre écriture »
→ 26 Tours comme le rythme de cette tension de la langue « révél(ant) un mouvement qui se règle sur un livre désobéissant »
→ 26 Tours kaléidoscopiques puisque, l’écriture jaffeusienne se renouvelle sans cesse telle défragmentation d’un disque dur reparamétrant les lignes dans une configuration initiale où la Langue s’approprie et réinvente un langage incubé d’octets et de lettres, impulsé par les nombres (« Un naufrage des lettres convertit ton livre en un nombre lisible »). Alpha-numérisation issue d’une transgression du Langage normatif, ici propulsé et mû par ses « tournoiements » offerts « aux traces d’un rythme universel ».
→ Livre tournant empruntant à la cinétique du début du cinéma. Tournoyant en une spirale ascendante, en fractales réfractaires déjouant les lois d’une géométrie spatiale (Artaud évoquait la quête d’une « géométrie sans espaces ») pour construire « les lois de son jeu avec la géométrie d’une durée ».
N.B. : entrez dans le mouvement de ce livre tournant et vous en perdrez le sens, à un moment indéfini de votre lecture, tenant le livre à l’envers et : le lisant à l’envers. Efficacité efficiente de la cinétique de 26 tours !
L’art, la littérature ouvre cela : la possibilité que la Langue tourne et se refasse un Alphabet poétique dans le ressurgissement créatif de nos univers, de signes d’éclats en boucles infinies.
→ Livre tournant en 26 Tours pour se refaire un corps infini dans/par le Langage, selon une logique totalisante non systémique, chaque tour du texte en continu embrayant la partie sur la partie suivante, vers un corps d’écriture forçant tout cadre, tout enfermement, déviant l’univocité du sens, réinventant le canal de la parole, déployé en ses fractales poétiques dans une page tournante devenant volume, mouvement, écran d’écriture, écriture cinématographique, musique (« Ouvrons nos yeux sur la musique d’un silence visible ») -éclats de signes à l’infini.
→ 26 Tours pouvant tourner en boucle et révéler chaque fois une lisibilité renouvelée dans un tournoiement du sens déroulé à la verticale, ressurgissant d’une linéarité emportée dans une circularité du sens propulsé par le corps d’une écriture sans organes. Écriture délivrée -grâce à « une lecture féroce (qui) coïncide avec l’envers de (notre) but »- de la gangue géo-psychique de nos esprits ordinairement ancrés, vissés par la contingence d’une langue immédiate docile, obéissante, au service d’une trame directive directionnelle univoque, non détraquée.
L’art, la littérature ouvre cela : la possibilité que la Langue tourne et se refasse un Alphabet poétique dans le ressurgissement créatif de nos univers, de signes d’éclats en boucles infinies.
« Articulons le geste d’écrire avec la rotation d’un livre détraqué »
→ Livre détraqué en son sens : « Le sens d’un temps neuf s’ouvre à la cinétique d’un livre ».
→ Livre détraqué en ce qu’il renverse le sens de la lecture : « Une expression turbulente de la lecture tord ta croyance en l’écriture ».
→ La « danse » des mots « ajustée à la grâce d’un derviche tourneur » dévie la linéarité textuelle, la bouscule -mécanique cérébrale encore raisonnablement jalonnée par le carré noir, eux-mêmes encadrés, mais à l’intérieur de leur tournoiement, en leur phrasé intérieur, “délirant” la Langue pour la reconstruire. « Les pulsions d’une forme transposent la tournure d’un vertige » ; « Vos phrases ensauvagées me détournent d’une lecture quadrillée » ; « Ta langue est éblouie par la mise en mouvement d’une forme ■ Son alphabet trouve asile dans un nombre de carrés fous ■ ».
Cette mise en mouvement ascensionnelle, dans la spirale d’une déconstruction de la Langue, touche jusqu’à ses fondements heuristiques, cognitifs, poétiques et la restitue essentiellement dans une totalité cosmique ouverte qui la porte, dans le temps mutant des métamorphoses. « La révolte d’un sens neuf oriente une critique radicale de l’écriture ». Entreprise radicale et « féroce » (« cruauté ») telle celle d’Artaud interrogeant en le fracassant le « seti-lisible » « (in)-dé–cor–ticable » de la Langue pour en retourner le Verbe sur le texte lui-même et -pour Artaud- crier le corps de l’Écrire, -chez Jaffeux- rire de l’Alphabet. Or le rire -le « rire affreux »- ne prend-il pas au mot, au corps à cri, le vertige de l’Écriture pour en arracher un morceau de plénitude sur le vide, en écarteler les assises pour refaire trembler les formes et sa chair en des balbutiements où il se peut qu’il nous faille, avec Jaffeux comme cela fut avec Artaud réécrivant à la place des analphabètes, réapprendre à lire ?
26 Tours est un livre d’une dimension autre. Celle d’un temps neuf, où « la réalité d’un Alphabet déviant émerge d’une forme inédite » et secoue les lignes en jeu même contradictoires pour en reformuler l’enjeu dans un Chaos universel. Chaos universel où nous tenons, toupie, l’équilibre de nos errances, rythmé par « le support d’une émotion mathématique » elle-même impulsée par « la valse d’un livre » dont « la danse parle au chant d’une lumière miraculeuse ». Si l’imagination est l’allumeuse de l’élan Créatif, le Livre en ses 26 tours renouvelle son texte en tous ses états, transe circulaire –« danse d’un papier sorcier »- éclipsant « l’écran de (l’)ordinateur pétrifié »…
- 26 Tours, Philippe Jaffeux, éditions Plaine page, coll. Les Oubliés, [55 p.] -10 €.
Murielle Compère-Demarcy