Treize heures, Saint-Germain-des-Prés. Nous attendons Jean-Baptiste Del Amo à la terrasse d’un café. Des allongés nous fument sous le nez. Les trottoirs détrempés luisent sous un soleil pâle. Notre invité est d’une ponctualité sans faille. Les photographies sont trompeuses : on l’imaginait plus grand, moins fluet. On peine à associer la puissance de sa prose avec cette apparence de petit être fragile. Grand sourire, grands yeux, lunettes rondes et cheveux en bataille, il émane de lui une impression générale de chaleur. Il commande un déca. On a presque envie de le tutoyer sur-le-champ, mais ce ne serait pas convenable. Il parle d’une voix posée, ensoleillée par un accent toulousain prononcé. Il est loquace. Il parle surtout comme il écrit, on pourrait l’écouter des heures durant. Nous dégainons notre attirail de journaleux et nous embarquons sur le fleuve lumineux et profond de notre entretien.
Pourriez-vous nous parler de votre processus créatif ? Comment écrivez-vous vos romans ?
Je n’ai pas de processus-type qui se répète d’un roman à l’autre. Cela dépend de mes conditions de vie à l’instant où j’écris. Pour Une éducation libertine, je venais de subir un licenciement économique. Je me suis retrouvé au chômage pendant un moment, et je me suis dit que ce serait l’occasion de me lancer plus sérieusement que je ne l’avais fait jusqu’alors dans l’écriture. Le Sel, je l’ai en partie écrit à la Villa Médicis. Pornographia aussi. En ce moment j’ai beaucoup de mal à écrire parce que j’ai repris un boulot, et que je suis de nouveau contraint par des horaires de travail…
Un travail en rapport avec la littérature ?
Non, absolument pas. J’ai voulu reprendre un travail simplement parce que je sentais que, passé un temps où le fait de pouvoir vivre de mon écriture était vraiment une forme de liberté, une chose à laquelle j’aspirais, je me suis aperçu que le fait de se consacrer exclusivement à l’écriture pouvait aussi couper d’une forme de réalité. D’ailleurs, dépendre financièrement de son écriture est, je crois, la pire chose qui puisse arriver à un écrivain (sauf s’il a le parti-pris ou la chance de faire des textes qui sont soit très commerciaux, soit bien reçus par le public). Pour moi c’est une source d’angoisse. J’ai toujours su dès le début que je reprendrais une activité salariée. Comme je ne suis pas fermé à l’idée de faire des jobs très différents, j’y vois plutôt l’occasion de me nourrir et de lutter contre la monotonie d’une vie d’écrivain, qui n’est tout de même pas très exaltante (la mienne, en tout cas, ne l’est pas).
Quel est votre état d’esprit une fois que le texte a pris vie ?
Lorsque je finis un texte, j’ai toujours un sentiment de dégoût et d’abattement. J’ai l’impression de ne jamais parvenir à atteindre mon objectif premier. Au départ j’ai une idée qui m’enthousiasme, mais j’ai l’impression de toujours me heurter à mes propres limites et de ne jamais parvenir à finaliser cette idée. Je dois faire des concessions. Finalement, Pornographia est le roman dont je suis, pour l’instant, le plus satisfait. C’est le plus petit mais c’est celui qui m’a demandé le plus de travail. C’est celui avec lequel j’ai eu l’impression de trouver enfin une voix qui m’est propre.
Pornographia est le roman dont je suis, pour l’instant, le plus satisfait. C’est le plus petit mais c’est celui qui m’a demandé le plus de travail
Avec certains écrivains comme Marie NDiaye, vous êtes le tenant d’un certain retour au classicisme dans la forme. Est-ce par volonté d’aller à contrecourant d’un dépouillement hérité du Nouveau Roman, ou alors est-ce simplement que vous écrivez ainsi et qu’il ne vous est pas possible de faire autrement ?
Je n’ai aucune volonté de m’opposer à quoique ce soit. Je me retrouve peu dans la littérature française contemporaine, c’est un fait. J’écris comme ça, c’est un fait aussi, même l’écriture est un processus d’évolution. Et je sens que mon écriture change, qu’elle s’affirme. Certes il y a une influence très classique, mais je pense qu’avec Pornographia, j’ai aussi signé un texte qui est résolument moderne et contemporain.
Vous parliez de Marie NDiaye à l’instant. C’est un des rares auteurs français pour lesquels j’aie de l’admiration, car elle est parvenue à trouver une langue qui s’inscrit à la fois dans une histoire de la littérature classique et qui est aussi résolument moderne. Je me dis que l’intérêt pour un auteur c’est avant tout de trouver une voix. J’ai d’autant plus d’admiration pour Marie NDiaye qu’à dix-huit ans elle avait déjà trouvé la sienne. Puis elle l’a nuancée, peaufinée, mais très tôt, son écriture a eu des caractéristiques extrêmement fortes. J’ai l’impression de tâtonner beaucoup plus et depuis beaucoup plus longtemps dans la recherche de mon écriture.
C’est compliqué de répondre à cela, mais quels sont les écrivains qui ont le plus influencé votre écriture ?
Sans grande originalité, il y a forcément Jean Genet. La lecture de Sade aussi, qui pour moi, adolescent, a été une claque immense : j’ai compris d’un seul coup ce que pouvait être la littérature et la force de frappe et de transgression que pouvait avoir un texte. Les Fleurs du mal m’ont également profondément marqué. Et la poésie de Georg Trakl, que je relis régulièrement. Winkler en littérature autrichienne. Proust, bien sûr. La Recherche m’accompagne depuis plusieurs années, je n’en suis pas encore venu à bout.
Un clin d’œil à la structure d’Illusions perdues de Balzac dans celle d’Une Éducation libertine peut-être ?
Pas vraiment, je n’ai pas beaucoup lu Balzac.
La figure du comte Étienne de V. fait pourtant beaucoup penser à celle de Vautrin…
Plutôt un clin d’œil à Valmont. J’ai été marqué par Les liaisons dangereuses lorsque j’étais adolescent. Il y a aussi Flaubert et L’Éducation sentimentale. Une éducation libertine est un amalgame de références et de lectures passées. C’est pour cela que j’ai de la sympathie pour ce livre, car il me ramène à une forme d’éducation littéraire. Mais, en même temps, c’est un roman plein de maladresses. C’est un texte excessif, mais c’est souvent le travers des premiers romans que d’être trop démonstratifs.
On remarque chez vous que la narration est toujours intiment liée à la Ville.
Je suis incapable d’écrire la ville ici et maintenant. C’est pourquoi j’ai besoin de beaucoup voyager. Si vous me demandez d’écrire un livre sur Paris alors que j’y vis, j’en serais incapable ; j’aurais l’impression d’être écrasé par un souci de réalisme dans la description d’une réalité que je reçois de manière quotidienne.
Si j’ai pu écrire sur Paris en 1760, c’est parce que je ne connaissais pas ce Paris-là, et que je le découvrais à travers le prisme de mes recherches et des documents historiques. Cela laisse toute la place au fantasme et à l’imaginaire.
Pour Pornographia et La Havane cela a été pareil. J’ai pensé que le fait d’y retourner me permettrait d’écrire. Je me suis retrouvé là-bas pour la deuxième fois et j’ai été incapable d’écrire une seule ligne, la ville était trop présente. Je n’ai pu me remettre à l’écriture que plusieurs mois après le retour, après l’avoir suffisamment oubliée pour pouvoir la re-imaginer.
On remarque aussi un attrait pour le corps, la matière organique, son pourrissement, sa décomposition. Or vous avez un jour déclaré qu’un écrivain était « condamné à écrire sur son désir. » Cette récurrence est-elle liée à cette écriture du désir ?
Je ne sais pas si un écrivain est condamné à écrire sur son désir. Sans doute pas. Mais je pense que c’est une question d’honnêteté, et qu’en travaillant cette écriture du corps, je ne peux passer sous silence la nature de mon désir. Plus simplement, plus égoïstement aussi, je vais naturellement vers des thèmes qui me fascinent et me touchent.
Mais il est vrai que j’ai un intérêt particulier pour le corps. Je pense que cela est lié à une question beaucoup plus intime et personnelle. Je suis né dans les années 80, dites les années SIDA. Je suis issu d’un milieu plutôt rural, d’une famille de classe moyenne. La question de savoir comment se construire, avec son homosexualité, dans ce contexte-là, quand la seule référence qu’on a est celle de la maladie, m’a habité. Comment se créer en tant qu’enfant, en tant qu’adolescent puis en tant qu’homme ?
La question de savoir comment se construire avec son homosexualité, quand la seule référence qu’on a est celle de la maladie, m’a habité
Vous décrivez souvent des scènes et des situations à la limite de l’intolérable. Dans quel but ? Simple fascination pour le macabre et le morbide ? Envie de choquer ? Ou véritable finalité esthétique ?
Je n’ai aucune envie de choquer. Quand on prend un livre qui s’appelle Pornographia et qu’on décide de le lire, on sait quand même plus ou moins à quoi s’attendre. Cependant, je suis persuadé qu’un livre doit être inconfortable. Il n’y a rien de plus terrible et de plus ennuyeux qu’un livre qui nous caresse systématiquement dans le sens du poil et qui ne cherche rien d’autre qu’à provoquer chez nous une forme de… (il cherche ses mots)
De plaisir immédiat, peut-être ?
Oui, voilà ! J’aime quand un livre me malmène. Les livres qui m’ont le plus marqué sont ceux qui m’ont mis dans des situations inconfortables, qui m’amènent là où je n’ai pas forcément envie d’aller. Je pense que cela doit être le but premier de toute pratique artistique.
En quelque sorte vous recherchez la transgression…
Oui sans doute. L’art doit être transgressif par nature, nous amener vers certains territoires, au-delà de certaines limites. C’est sur cela que j’essaie de travailler, j’y viens peu à peu. Il m’a fallu du temps pour m’affranchir de certaines barrières.
Dans vos romans, dans Pornographia surtout, le thème de la transgression sexuelle est assez présent. Mais dans une société aussi hyper-sexualisée que la nôtre, où le corps est partout exposé, dans les publicités, la façon de s’habiller, peut-on encore dire d’un écrivain qu’il est transgressif, ou même original quand il écrit, ainsi que vous le faites, sur les corps et le sexe ?
Il est vrai que le corps est omniprésent et hyper-sexualisé, mais il l’est d’une certaine façon. C’est forcément un corps esthétique. Cela va être un corps d’enfant hypersexué ; un corps de femme qui ressemble plus à une adolescente qu’à une femme mature ; un corps d’homme mais adolescent, musclé et glabre. On est dans une forme particulière d’esthétisme du corps. Mon approche est à contrepied de cela. Ce qui m’intéresse, c’est le corps agonisant, le corps jouissant, le corps qui se décompose, le corps éprouvé dans sa forme.
Mais je n’intellectualise jamais mes textes. Le discours que je peux construire dessus advient après la publication, quand les lecteurs me tendent un miroir et m’en renvoient quelque chose. J’ai toujours l’impression, une fois que le texte est fini, d’être incapable d’en dire deux mots, car tout ce que j’ai cherché, finalement, c’est ce moment où il m’échappe. C’est presque masturbatoire, cela a d’abord trait à la quête d’un plaisir personnel que je ne rationalise pas, même si à un moment ou un autre je suis amené à prendre des décisions d’ordre narratif et donc à me questionner sur le sens du texte. Pour moi ce serait un piège de rentrer dans une intellectualisation du texte. Je ne saurais pas le faire et cela desservirait mon écriture. Je veux être le plus instinctif possible.
Question d’histoire immédiate : vous souvenez-vous de Rose Bonbon ? [NDLR : un roman de Nicolas Jones-Gorlin, paru chez Gallimard en 2002, qui prenait le point de vue d’un criminel pédophile.]
Je me souviens de l’affaire Rose Bonbon, mais je ne l’ai pas lu.
Oh, mais je crois que personne ne l’a lu… (rires) Il avait fait scandale, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, avait même songé à censurer le roman. Onze ans plus tard, dans nombre de romans, et dans le vôtre, il y a plus d’une scène de sexe pédophile et ça ne choque personne. Est-ce que vous pensez qu’on s’est en quelque sorte habitués à l’horreur en littérature ?
Non, je ne pense pas. Ça aurait pu être choquant de la même manière si les gens avaient lu mon livre. La réalité c’est que Pornographia n’a quasiment pas été lu. Je crois qu’il y a eu trois encarts dans la presse, on ne peut pas dire que ça ait suscité un fol enthousiasme. Les retours les plus constructifs étaient ceux des lecteurs.
Mais aujourd’hui, plus personne n’éditerait Tony Duvert, qui était pourtant un grand écrivain. Je pense qu’on est au contraire dans une ère extrêmement moralisatrice et pudibonde. Il n’y a qu’à voir ce qui s’est passé avec le mariage gay, avec le retour d’une espèce morale catholique, puritaine et hétérocentrée.
Vous voulez dire qu’on n’a plus envie d’être dérangé par rien en littérature ?
Oui. Les gens cherchent à être rassurés, confortés, divertis avant tout, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose. Je suis aussi bon public, j’aime le divertissement (quoique plus en cinéma qu’en littérature). Ce qu’on peut regretter, c’est qu’il y a aujourd’hui un manque de curiosité pour une littérature plus atypique, peut-être plus difficile d’accès, qui nous maltraite un peu plus. Je pense d’ailleurs que Gallimard a fait une erreur en acceptant que Rose Bonbon soit mis sous plastique avec un bandeau d’avertissement. Sous aucun prétexte la littérature ne doit être censurée.
Il y a aujourd’hui un manque de curiosité pour une littérature plus atypique, peut-être plus difficile d’accès, qui nous maltraite un peu plus
Dans le même ordre d’idées, vous avez sans doute entendu parler de l’affaire Pierre Mérot, qui commence à faire le « buzz » ?
Non.
Pour résumer, Pierre Mérot a écrit un roman sur un professeur qui bascule peu à peu vers l’extrême-droite. Il aurait du être publié chez Gallimard, mais après l’affaire Millet, la maison, un peu échaudée, a rompu son contrat. Il a été récupéré par Jean-Marc Roberts, mais après son décès, le nouveau directeur de Stock, Manuel Carcassonne, a décidé de rompre lui aussi son contrat, au motif que son texte ne correspond pas à ce qu’il défend littérairement et intellectuellement. Il va finalement être publié chez Flammarion. Qu’est-ce que cela vous inspire, cette levée de boucliers, dès qu’on aborde les idées d’extrême-droite en littérature ?
C’est difficile pour moi de juger dans la mesure où je n’ai pas lu le livre. Je serais curieux de le lire quand il aura été publié. Mais il est clair qu’il y a un certain règne du politiquement correct aujourd’hui. Si le livre est bon, c’est regrettable. Mais ce n’est pas très étonnant.
Je vous demande cela à dessein, parce que lors de l’affaire Millet, Annie Ernaux avait publié une tribune au vitriol dans Le Monde, que vous aviez cosignée, je crois ?
Oui.
Ces idées sont-elles donc celles d’un tabou dans la littérature française ? Il est vrai que d’un côté on a un roman sur un anonyme et de l’autre ce qui a pu être perçu comme l’apologie d’un meurtrier sanguinaire. Je n’ai pas lu le roman ou l’essai de Richard Millet…
C’était un essai, c’est là toute la différence.
…Mais on a eu l’impression qu’une meute se déchaînait sur lui en raison de ces idées d’extrême-droite, justement.
Ce n’est pas du tout un tabou. La différence avec l’affaire Richard Millet c’est que c’était un essai, et que quand on livre sur la place publique des opinions politiques ou idéologiques, on prend le risque de se voir opposer d’autres arguments. C’est là l’intérêt du débat. En l’occurrence, je trouve que Richard Millet est un grand écrivain, mais peut-être devrait-il s’en tenir à la littérature.
La réaction d’Annie Ernaux, sur le moment, m’a semblé judicieuse et appropriée. Ce que j’ai regretté ensuite, c’est que ce mouvement n’a fait que servir le propos de Millet et mis en lumière un livre qui serait sans doute passé inaperçu autrement. On lui a rendu service, puisque cela l’a conforté dans la position qui est la sienne, et qu’il revendique, d’être l’enfant maudit des lettres françaises. Mais cela n’ôte rien au fait que ce soit un excellent écrivain et un excellent éditeur. Sa décision de claquer la porte du comité de lecture reste symbolique et modifie peu de choses à son avenir chez Gallimard. Mais bon, ça c’est la petite histoire de la littérature germanopratine (rires).
Pour terminer, pourriez-vous nous dire quel est le dernier livre qui vous a marqué ?
Le dernier livre que j’ai adoré était le Traité des passions de l’âme d’António Lobo Antunes. Je l’ai trouvé hallucinant de maîtrise. Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu quelque chose d’aussi brillant.
Le dernier film que vous avez vu ?
Stoker, que pour le coup je ne conseillerais à personne. J’ai vu aussi Paradis: Amour d’Ulrich Seidl, qui a été hué à Cannes, ce qui me semble tout à fait impensable quand, dans le même temps, Holly Motors a été acclamé.
Votre dernier coup de cœur musical ?
Rover. J’ai trouvé son album très bien fait.
Le dernier concert qui vous a bluffé ?
Anthony and The Johnsons, à la Salle Pleyel.
Merci, Jean-Baptiste Del Amo.
C’est moi qui vous remercie.
Bibliographie de Jean Baptiste del Amo:
- Ne rien faire et autres nouvelles, éditions Buchet-Chastel, 2006
- Une éducation libertine, éditions Gallimard, 2008
- Le sel, éditions Gallimard, 2010
- Hervé Guibert photographe, éditions Gallimard, 2010
- Pornographia, éditions Gallimard, 2013
Propos recueillis par Sébastien Reynaud et Yann Solle