Quoi de mieux pour parler du corps féminin en littérature que de choisir un roman libertin, dans lequel les corps sont au cœur de toutes les intrigues et où les plaisirs surabondent ? Subvertissant la partition traditionnelle des procédés de séduction, le roman de Pierre Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782), nous propose une approche complexe du corps féminin, au centre des enjeux libertins.
« En vérité, Vicomte, vous êtes insupportable. Vous me traitez avec autant de légèreté que si j’étais votre Maîtresse. […] Vous êtes bien heureux que je n’aie pas le temps de vous gronder davantage. N’allez pas croire pour cela que je vous pardonne ; c’est seulement que je suis pressée. »
Lettre 51, Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont.
Car de libertin à liberté, il n’y a qu’un pas. Aussi pouvons-nous d’emblée nous demander si le libertinage n’a pas été l’un des vecteurs puissants de l’émancipation, de l’imposition voire de la promotion des corps féminins sur la scène littéraire. Emancipation ou transgression ? Libération véritable ou instrumentalisation ? Pouvoir politique ou puissance polémique ? Tout l’enjeu est là, et nous nous proposons de l’aborder à partir de cette œuvre magistrale, roman épistolaire de quelques 175 lettres, au sommet duquel le couple machiavélique formé par le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil règne en maîtres, en narrateurs, pourrions-nous même écrire, tant leur comptes-rendus savamment agencés veillent à entretenir l’omniscience viciée du lecteur. C’est par le biais d’une réflexion autour du libertinage et de l’écriture épistolaire que nous nous proposons de découvrir et d’analyser ce que deviennent les corps féminins dans l’œuvre littéraire de Laclos.
Le libertinage : un désordre inaugural favorable à l’émancipation féminine ?
Encore faudrait-il s’entendre au préalable sur le terme de libertinage, qu’il serait d’ailleurs plus juste de convoquer au pluriel. Cet article n’ayant pas vocation à proposer une étude exhaustive des libertinages à travers les siècles, je donne ici un bref aperçu de l’analyse proposée par Michel Delon, dans un article aussi efficace qu’éclairant (Encyclopaedia Universalis, entrée « libertinage »).
La folle histoire du mot de « libertin » ne laisse que ceci en commun à tous les sens que le terme a pu prendre au fil du temps : stigmatiser des comportements déviants, marquer des exceptions. A l’origine, le libertus ou libertinus (lat.) désigne dans la société romaine un affranchi, c’est-à-dire un ancien esclave qui s’est vu accorder la liberté. Par la suite, au XVIe siècle, le libertin en vient à désigner (dans un contexte de guerre de religion) celui qui s’éloigne de la vraie religion. A cette hétérodoxie s’ajoutent des mœurs débridées et des pratiques sexuelles licencieuses : à l’âge classique, le libertin devient l’impie, le dépravé. L’auteur de l’article souligne toutefois que le terme, complexe, continue aussi de pouvoir être employé de façon « anodin[e] et mondain[e] » : en ce sens, le libertin est celui qui s’accorde de plaisirs et de divertissements.
Le terme de libertin, même parvenu à son usage le plus neutre (il en vient à désigner au XVIIIe siècle une catégorie de l’histoire des lettres et des idées), conserve donc ce que M. Delon nomme « une charge contestatrice ». C’est un interstice de liberté, d’émancipation, que semble toujours ouvrir le libertinage. Le désordre (au sens de renversement des ordres moraux, sociaux, préalablement établis) que permet le libertinage littéraire au XVIIIe, dans le cadre plus général de l’hédonisme mondain dans lequel il s’inscrit, semble donc être un terrain favorable à l’affirmation des femmes, la promotion de leurs plaisirs, et, dans cette perspective spécifique, à une plus grande visibilité des corps féminins.
« […] le libertinage conserve de ses lointaines origines intellectuelles le sens de la révolte et du refus, et représente, paradoxalement, une des expériences possibles de la liberté […] mais l’indépendance des mœurs apparaît souvent comme une dangereuse préfiguration de la liberté d’esprit ».
« […] le libertinage conserve de ses lointaines origines intellectuelles le sens de la révolte et du refus, et représente, paradoxalement, une des expériences possibles de la liberté » écrit la dix-huitièmiste Anne-Marie Jaton dans son article « Libertinage féminin, libertinage dangereux ». Loin d’être un simple dévergondage, le libertinage – « même le plus frivole » – s’accomplit non seulement contre les interdits de la société chrétienne, « mais l’indépendance des mœurs apparaît souvent comme une dangereuse préfiguration de la liberté d’esprit ». « L’individualisme forcené » et « le refus des règles de la morale » qui caractérisent le libertin peuvent alors être considérés comme la préfiguration du refus de la notion d’autorité en général. Au cœur de cette « révolte » libertine, les femmes ne sont pas en reste et semblent faire l’expérience d’une liberté inédite.
« Si cependant vous m’avez vue, disposant des événements et des opinions, faire de ces hommes si redoutables le jouet de mes caprices ou de mes fantaisies ; ôter aux uns la volonté, aux autres la puissance de me nuire ; […] n’avez-vous pas dû en conclure que, née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre, j’avais su créer des moyens inconnus jusqu’à moi ? »
Lettre 81, Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont.
Toutefois, liberté et dérèglement ne signifient pour autant pas dérégulation totale. La licence morale sur laquelle repose le libertinage s’accompagne d’une grande codification des rituels libertins, régis par une éthique quasi-chevaleresque. Si libération féminine il y a, elle n’est donc certainement pas anarchique…
« Je n’ai pas la moindre jalousie : je ne vois alors dans vos Amants que les successeurs d’Alexandre, incapables de conserver entre eux tous cet empire où je régnais seul. Mais que vous vous donniez entièrement à l’un d’eux ! qu’il existe un autre homme aussi heureux que moi ! je ne le souffrirai pas. »
Lettre 15, Valmont à Merteuil.
« Aussitôt que vous aurez eu votre belle Dévote, que vous pourrez m’en fournir une preuve, venez, et je suis à vous. Mais vous n’ignorez pas que dans les situations importantes, on ne reçoit de preuves que par écrit. Par cet arrangement d’une part, je deviendrai une récompense au lieu d’être une consolation ; et cette idée me plaît davantage ; de l’autre, votre succès en sera plus piquant, en devenant lui-même un moyen d’infidélité. Venez donc, venez au plus tôt m’apporter le gage de votre triomphe : semblable à nos preux Chevaliers qui venaient déposer aux pieds de leurs Dames les fruits brillants de leur victoire. Sérieusement, je suis curieuse de voir ce que peut écrire une Prude après un tel moment, et quel voile elle met sur ses discours, après n’en avoir plus laissé sur sa personne. »
Lettre 20, réponse de Merteuil à Valmont.
L’intelligence : fondement commun de l’anthropologie des personnages chez Laclos et de leur stratégie libertine.
Dans les Liaisons dangereuses, « le monde, saisissable par la raison, est objet de lois » écrit Malraux (préface aux Liaisons dangereuses, éd. Gallimard). Et si le monde est objet de lois, alors il est terrain de jeu. Du moins est-ce l’interprétation licencieuse qu’en donnent les libertins, subvertissant les règles et les usages de la morale traditionnelle afin de les mettre au service d’une législation du plaisir, d’un code d’honneur reposant sur la multiplication des conquêtes et de leur mise en récit. Dans le roman épistolaire, la lettre fait office de preuve, de compte-rendu dans les règles de l’art.
« […] je commence l’historique de ces deux derniers jours. J’y joindrai comme pièces justificatives la Lettre de ma Belle et ma Réponse. Vous conviendrez qu’il y a peu d’Historiens aussi exacts que moi. »
Lettre 40, Valmont à Merteuil.
Au cœur de ce « grand jeu » libertin, le premier partage qu’accomplit Laclos entre ses personnages repose sur l’intelligence. Dans cette intrigue (Malraux), il y a des prédateurs et il y a des proies, avant que d’y avoir des hommes et des femmes. Cette apologie en règle de l’intelligence est, au fond, apologie de la littérature et des procédés d’écriture. Les maîtres du Jeu sont aussi les maîtres du Roman.
« […] je vous expliquerai le billet de Danceny. L’événement qui le lui a fait écrire est mon ouvrage, et c’est, je crois, mon chef-d’œuvre. […] Il lui faut des obstacles à ce beau Héros de Roman, et il s’endort dans la félicité ! Oh ! qu’il s’en rapporte à moi, je lui donnerai de la besogne. »
Lettre 63, de la Marquise au Vicomte.
« Enfin je le sais par cœur, ce beau héros de Roman ! il n’a plus de secret pour moi. »
Lettre 57, du Vicomte à la Marquise (à propos de Danceny).
En cela, l’épistolaire doit être compris comme la figuration même de l’anthropologie laclosienne, et non simplement comme l’une des modalités possibles du récit. L’intelligence est le fondement commun des personnages de Laclos comme de son projet romanesque. Ce roman d’analyse et de préméditation repose d’un point de vue anthropologique sur la très fine connaissance que Laclos avait des procédés libertins, des mœurs de son temps, et d’un point vue discursif sur une véritable architectonique du mensonge. Donner un point de vue omniscient au Lecteur, autrement dit, lui donner l’intelligence des faits et des gestes de chacun par le dévoilement progressif d’une correspondance à plusieurs voix, c’est d’emblée le placer du côté des libertins.
Puisque les Libertins sont maîtres du jeu et du discours, l’on peut se poser la question suivante : quelles figurations des corps féminins propose le discours libertin, lequel oscille entre représentation de femmes livrées à la passion, à la prédation sans merci de séducteurs corrompus, au désir miné de culpabilité, et exaltation de femmes triomphantes, qui ont, à l’image de la Marquise de Merteuil, subverti à leur profit les rapports de domination hommes/femmes ?
Si l’intelligence est indubitablement la chose du monde la mieux partagée par les libertins, ne peut-on pas tout de même distinguer des différences de stratégie entre un libertinage plus spécifiquement féminin, et un libertinage plus proprement masculin ?
La marquise de Merteuil : un personnage féminin, un personnage féministe ?
La lettre 81, chef-d’œuvre dans le chef-d’œuvre, se présente sous la forme d’une autobiographie paradoxale. En effet, le récit de la Marquise, justifié par les craintes de Valmont au sujet de Prévan (lettre 79), relègue les faits biographiques au second plan au profit d’une explicitation des manœuvres libertines, laquelle prend la forme d’une apologie de l’intelligence.
« Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent ma supériorité sur vous ! et vous voulez m’enseigner, me conduire ? Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore, de vous à moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir l’intervalle qui nous sépare. »
« Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? »
Pour comprendre le personnage, il convient tout d’abord de souligner que la Marquise est un être profondément vaniteux, caractérisée par ce que nous pourrions nommer un réflexe de supériorité. Elle reproche à Valmont ses mises en garde, et enclenche à la faveur de ces reproches une réflexion plus profonde sur l’inégalité des sexes.
« Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner. Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de combien ne devrions-nous pas encore vous surpasser, par la nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage ! »
Ce récit est celui de la construction d’un être voué au mensonge, en partie parce que la société contraint le plaisir des femmes et ne leur accorde pas la liberté d’avoir des amants. Nous sommes donc dans les coulisses de la construction d’un monstre.
« Invention d’un auteur qui mit plusieurs fois en chantier un essai sur l’éducation des femmes et, plus largement, sur leur condition, la marquise est le produit monstrueux d’une société qui ne l’est pas moins. »
Catriona Seth, introduction aux Liaisons dangereuses (éd. Pléiade)
Féminisme ou individualisme ?
La fascination pour le personnage à l’époque moderne relève d’une « lecture renouvelée », dans laquelle on a voulu « mettre en évidence le féminisme de la marquise contestataire ».
Si la Marquise de Merteuil est en partie le produit d’une société que critique Laclos, cela ne doit pour autant pas occulter le fait qu’elle est avant tout un personnage littéraire exceptionnel. Dès la parution des Liaisons en 1782, elle suscite une fascination quasi-unanime, d’autant plus mal dissimulée chez ses détracteurs. Toutefois, comme l’écrit Catriona Seth dans l’introduction aux Liaisons dangereuses (éd. Pléiade), la fascination pour le personnage à l’époque moderne relève d’une « lecture renouvelée », dans laquelle on a voulu « mettre en évidence le féminisme de la marquise contestataire ». Or il semble bien plutôt que le personnage de la Marquise soit caractérisé par son individualisme que par son féminisme, qu’une lecture trop uniformément contemporaine pourrait dans un premier temps avoir tendance à assimiler. Avant que d’être un personnage féminin et politique (autrement dit, féministe), la Marquise est un personnage intelligent et solitaire.
« Mais moi, qu’ai-je de commun avec ces femmes inconsidérées ? quand m’avez-vous vue m’écarter des règles et des principes que je me suis prescrites, et manquer à mes principes ? je dis mes principes, et je le dis à dessein : car ils ne sont pas, comme ceux des autres femmes, donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude, ils sont le fruit de mes profondes réflexions ; je les ai créés, et je puis dire que je suis mon ouvrage. »
Lettre 81, Merteuil à Valmont.
Cependant, il n’est pas possible de comprendre les Liaisons dangereuses si l’on ne prend pas en compte le fait qu’il y a véritablement deux libertinages : un libertinage masculin et un libertinage féminin.
Le libertinage féminin
Anne-Marie Jaton parle du libertinage féminin comme d’un « libertinage dangereux ». Dans un article portant ce titre, elle écrit : « Les gestes du Vicomte et de la Marquise procèdent d’une même insoumission de principe, mais leur situation sociale, leur rapport au monde est en revanche diamétralement opposé et le sens de leur action est fondamentalement différent. Le libertinage féminin, qui n’est apparemment pas plus audacieux, a une puissance de scandale plus grande et représente une attaque plus virulente contre l’intégrité de l’ordre social ». Elle décrit alors le libertinage féminin comme apparaissant « dans l’ombre du libertinage masculin : plus solitaire, plus audacieux, plus secret ».
Laclos ne donne de définition essentialiste de la femme ni dans son roman, ni sans son traité (De l’éducation des femmes) : malgré ses différences physiologiques et psychologiques, il semble toujours la considérer comme l’égale de l’homme, dépositaire d’une même intelligence. « A travers les deux grandes figures féminines du roman [i.e. la marquise et la présidente], Laclos a voulu en réalité dénoncer les contradictions d’une société qui, privant les femmes d’une éducation digne de ce nom, les confinant dans un espace social étroit, les vouant à l’amour et leur interdisant de s’y abandonner, les condamne à être malheureuses comme la Présidente ou dangereuses comme la Marquise » (Anne-Marie Jaton).
La situation d’esclave des femmes, pour reprendre les mots de Laclos lui-même dans son traité, condamne la Marquise à une rébellion solitaire. Contrainte à la solitude la plus extrême (« Je n’avais à moi que mes pensées et je tremblais qu’on pût me les ravir », lettre 81), la libertine est individualiste et non féministe.
En ces termes, la portée ouvertement polémique des Liaisons dangereuses ne se meut jamais en une portée politique. De cela, la Marquise de Merteuil est parfaitement consciente. Si son comportement, ouvertement scandaleux, lui permet de mener l’existence qu’elle entend, elle ne fait jamais rien d’autre que de subvertir les normes masculines de domination en s’armant de toutes les précautions supplémentaires que son sexe la contraint de prendre. Vouée « par état au silence et à l’inaction », comme l’écrit la Marquise elle-même dans sa lettre autobiographique, « c’est donc contre un état » que se révolte le libertinage féminin et non « contre une nature » (Anne-Marie Jaton).
L’envers patriarcal et l’imaginaire viril comme toile de fond.
Outre les soupçons – fondés, mais anachroniques – qu’une pareille expression fait peser sur le siècle de Laclos, nous empêchant de voir ce qui s’y joue véritablement, elle me semble occulter la complexité que donne à voir la société dépeinte par l’auteur.
La société des Liaisons dangereuses est à ce point féminine que l’on est presque autorisés à parler d’un empire des femmes : ces dernières s’organisent en un vaste réseau de sociabilité, qui se double la plupart du temps d’une grande solidarité (confidences, conseils, avertissements, services rendus, etc.). Elles seraient invincibles si elles n’étaient pas si faibles au niveau individuel. La Marquise de Merteuil l’a parfaitement compris, et, régnant en maîtresse sur ce réseau de femmes qu’elle manipule à l’envi, elle est en réalité d’une solitude redoutable.
Parler de société patriarcale reste vrai au niveau institutionnel mais ne rend pas compte de la complexité de la sociabilité que nous dépeint Laclos dans les Liaisons dangereuses.
Parler de société patriarcale reste donc vrai au niveau institutionnel (nous sommes au XVIIIe siècle, les femmes sont soumises à leurs maris et aux hommes d’Eglise : la soumission de Cécile à son Confesseur puis à son mari Gercourt est à ce titre paradigmatique), mais ne rend pas compte de la complexité de la sociabilité que nous dépeint Laclos dans les Liaisons dangereuses.
C’est que le partage qu’accomplit Laclos entre ses personnages ne repose pas d’abord sur la partition sociale ordinaire hommes/femmes, mais sur l’intelligence, comme nous avons tenté de le montrer dans les paragraphes précédents. Dans le roman, il y a ceux qui sont intelligents, et ceux qui en sont le jouet. Les prédateurs règnent des deux côtés, comme il y a des idiots des deux sexes.
L’imaginaire viril comme toile de fond
Toutefois, il est possible de souligner que le roman est le produit d’une « mise en scène de l’imaginaire viril », comme le fait Jean-Marie Goulemot dans son article (« Le lecteur-voyeur et la mise en scène de l’imaginaire viril »).
Comme nous l’avons déjà montré, la société des Liaisons est essentiellement féminine. Mais J.-M. Goulemot ne s’en tient pas là, et va jusqu’à proposer une typologie des femmes en présence (femmes malades, femmes désirables, femmes metteuses en scène, etc.), en faisant à ce propos deux remarques éclairantes : « le paysage féminin des Liaisons dangereuses recouvre très exactement la réalité des âges de la vie et des états de la femme [:] la jeune fille, la jeune femme, la femme mûre, la femme âgée, la femme à marier, la mère, la veuve […] », en parallèle de quoi il souligne que les figures d’hommes sont « autrement réduites : jeune homme célibataire, célibataire vieilli », et que les hommes sont globalement absents du roman, « partis en campagne ou en magistrature active, disparus temporairement ou à jamais, et dont le corps ne peut être perçu comme objet de désir. » Quant au père, « même éloigné, [il] est absent. Le Père n’est pas ici une figure admise ».
« Sans doute serait-on tenté d’insister, comme la diversité de leurs statuts y invite, sur l’hétérogénéité des figures de femmes qui peuplent les Liaisons dangereuses » écrit alors J.-M. Goulemot. « Apparence trompeuse sous laquelle il faut percevoir une unité qui tient d’abord à un imaginaire viril du corps féminin ». Il faut donc bien voir que la société des Liaisons dangereuses n’est pas patriarcale au sens d’une omniprésence oppressive des hommes, qu’elle est bien au contraire toute féminine, mais agencée et présentée selon les modèles, les normes et les fantasmes d’un « imaginaire viril ».
« On aura compris le sens de ma démarche. Il ne s’agit point tant de repérer les marques d’un imaginaire masculin pour mieux en dénoncer l’arbitraire, la fonction aliénante que de repérer une unité fantasmatique dans ce jeu alterné […]. »
Jean-Marie Goulemot, ibid.
Bien que je ne rejoigne pas l’intégralité de l’analyse que propose J-M. Goulemot (qui tend à faire de toutes les femmes, en dernière instance, des « prostituées » – conséquence de cet imaginaire viril qui ordonne le récit), ces quelques remarques sur « l’unité fantasmatique » masculine me semblent mettre en lumière l’un des leviers fondamentaux de la structure romanesque et sociale des Liaisons, éclairant par là l’imaginaire des corps féminins qui se déploie dans le libertinage.
Roman épistolaire : mais où sont les corps ?
Choisir Les Liaisons dangereuses pour parler du corps féminin en littérature ? L’on pourrait finalement s’interroger sur la pertinence d’un tel choix. En effet, malgré l’étonnante modernité de Laclos, que l’on sait en outre être l’auteur du traité De l’éducation des femmes (texte prônant l’émancipation des femmes par leur éducation, leur accès aux savoirs et à l’activité intellectuelle), Les Liaisons dangereuses contiennent, comme tout roman du XVIIIe siècle, le portrait en règle de la femme prude et inexpérimentée, soumise à l’autorité parentale comme à la domination masculine (Cécile de Volanges, Présidente de Tourvel) comme celui du mâle séducteur et perfide qui usurpe les femmes et multiplie les conquêtes (Prévan, Vicomte de Valmont).
Qui plus est, le choix même de la forme épistolaire du roman ne constituerait-il une mise de côté volontaire et assumée des corps ?
Le régime épistolaire en ce sens ne vient pas reléguer les corps au second plan, mais opère un déplacement du désir. Tout plaisir, pour le lecteur comme pour le libertin, n’est pas d’abord un plaisir charnel (une telle chose est-elle d’ailleurs jamais possible en littérature ?) mais un plaisir du discours, de la mise en récit.
Face à ces objections, nous tenons à rappeler quelques vérités élémentaires. Dans Les Liaisons dangereuses, les corps féminins sont partout, objets de tous les désirs et de toutes les obsessions. L’on pourrait aller jusqu’à dire que c’est là la matière même de tout roman libertin. Le régime épistolaire en ce sens ne vient pas reléguer les corps au second plan, mais opère un déplacement du désir. Tout plaisir, pour le lecteur comme pour le libertin, n’est pas d’abord un plaisir charnel (une telle chose est-elle d’ailleurs jamais possible en littérature ?) mais un plaisir du discours, de la mise en récit. Les lettres redoublent l’action romanesque et avec elles, la jouissance rationnelle des libertins et le plaisir intelligent du lecteur.
De plus, la lettre n’est pas un simple bout de papier : elle est un objet véritablement brûlant, que la présidente de Tourvel refuse de lire, ou encore que Valmont rédige « sur l’autel sacré de l’amour » (à savoir, entre les bras d’Emilie qu’il retrouve après avoir quitté regagné la ville sur les ordres de la présidente) :
« C’est ainsi que je veux me venger de l’exil auquel vous me condamnez. Jamais je n’eus tant de plaisir en vous écrivant […] Tout semble augmenter mes transports : l’air que je respire est brûlant de volupté ; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l’autel sacré de l’amour. »
Lettre n°48, du Vicomte de Valmont à la Présidente de Tourvel.
Dire, comme le fait Malraux dans sa préface, que les corps sont « fantomatiques » en ce que les personnages n’ont pas de biographies et que le roman est tout entier constitué de lettres me semble être une remarque lointaine de l’œuvre de Laclos. Les corps sont discursifs, phantasmés, illusoires, manipulés, obsessionnels. Mais fantomatiques, ils ne le sont guère.
Le corps subordonné à l’intelligence : limites de notre analyse.
Toutefois, nous touchons ici aux limites de notre analyse. Il convient de reconnaître qu’en plaçant l’intelligence au fondement de son anthropologie, Laclos fait du Libertin un Regard avant que d’être un Corps (tout consacré au plaisir soit-il). A ce titre, les libertins sont de véritables professionnels de l’herméneutique des corps. Ces derniers se lisent et s’interprètent comme des lettres.
« […] dans ce court intervalle, je sentis son cœur battre plus vite. L’aimable rougeur vint colorer son visage, et son modeste embarras m’apprit assez que son cœur avait palpité d’amour et non de crainte. »
Lettre 6, Valmont à Merteuil (à propos de Tourvel).
En faisant de l’intelligence le fondement des personnages libertins, Laclos modifie durablement la nature de leur plaisir. En d’autres termes, la tête en vient à supplanter le corps.
« Ma tête seule fermentait ; je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir […]. »
Lettre 81, Merteuil à Valmont.
Le triomphe de la Marquise de Merteuil réside donc en une falsification de son propre corps, un brouillage de la lisibilité de soi dont elle anticipe les effets et prévoit les conséquences.
« […] je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. […] C’est ainsi que j’ai su prendre, sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonné. »
Ibid.
Conclusion
Le lecteur pardonnera cet article bien long. Mais qui peut, d’un roman libertin, parler sans fougue et sans passions ? Les tièdes et les dévots, assurément, auront passé leur chemin aux premiers paragraphes. Aussi m’est-il permis de croire que la conclusion ne réunira enfin que les plus dépravés d’entre nous. Mais je m’égare, et le despotique Comité de la Rédaction ne me le pardonnera pas. Aussi, ne disposant de plus que peu de lignes pour conclure avant que Pierre Poligone et Rodolphe Perez ne viennent élaguer copieusement mon article et me priver d’écrire dans Zone Critique pour l’éternité, vais-je tâcher d’être concise.
Au terme de cette analyse, l’on est autorisé à se demander si le libertinage féminin, par essence, ne fait pas toujours scandale. Il semblerait que le séducteur viril dessine, par son comportement ambivalent, le corps rêvé et prisonnier d’une femme à la fois forte et résistante, offerte et profanée.
« Vous connaissez la Présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que j’attaque ; voilà l’ennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre. »
Lettre 4, du Vicomte à la Marquise.
L’Allégorie de la vigilance (1772), tableau de Fragonard qui accompagne ces dernières lignes, montre une jeune femme entourée des attributs traditionnels de la vigilance (les lettres, la lampe à huile). Si l’on peut douter très fort du projet « moral » de Laclos (il ne faudrait pas abuser non plus), il n’est pas interdit de faire de ce Roman une Allégorie de la vigilance, à sa manière et pétrie d’ambiguïtés.
À chacun de décider, donc, si cette vigilance est d’abord celle de la veille fiévreuse promise à tout lecteur qui osera ressortir le roman libertin de l’enfer de sa bibliothèque, ou celle de l’intelligence alerte à laquelle éveille, d’une façon aussi pernicieuse que subtile, la lecture des Liaisons dangereuses…
Ouvrages
- LACLOS, Pierre Choderlos de, Les Liaisons dangereuses, Malesherbes, Folio Classique, 2011.
- LACLOS, Pierre Choderlos de, De l’éducation des femmes, Grenoble, Jérôme Millon, 1991.
Articles
Issus de : 1782-1982, Actes du colloque du bicentenaire des Liaisons dangereuses, Laclos et le libertinage, Paris, PUF, 1983.
- JATON, Anne-Marie, « Libertinage féminin, libertinage dangereux », p.151-162.
- GOULEMOT, Jean-Marie, « Le lecteur-voyeur et la mise en scène de l’imaginaire viril dans Les Liaisons dangereuses », p.163-175.
Illustration : La Liseuse, Fragonard (vers 1770-1772), Washington, National Gallery of Art.